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Finale de la CAN : cinquante nuances de troubles de la visibilité (identitaire) en France
©DOMINIQUE FAGET / AFP

Sénégal - Algérie

La finale de la CAN opposant l'Algérie au Sénégal se déroule vendredi soir. Les dernières rencontres ont donné lieu à des débordements de violence de la part des supporters de l'Algérie, qui peuvent être interprétées comme des revendications de visibilité de la part de populations en mal d'identité.

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul est un ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Il a remis au gouvernement, en février 2018, un rapport sur la laïcité. Il a cofondé en 2015 le Printemps Républicain (avec le politologue Laurent Bouvet), et lance actuellement un think tank, "L'Aurore".

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Atlantico.fr : Les revendications de visibilité de la part de populations issues de l'immigration semblent se multiplier, que ce soit dans la rue ou sur les réseaux sociaux, et donnent lieu à ces conflits avec des défenseurs de l'unité républicaine et nationale. Qu'est ce qui est à l'origine de ces conflits ? Quels sont les arguments avancés par les deux parties ?

Gilles Clavreul : Je reprends votre expression au vol : jusqu’à présent, la visibilité était un moyen de porter des revendications. Or elle tend à devenir une fin en soi, faisant du même coup passer en arrière-plan l’objet initial de la revendication. S’agissant des minorités issues de l’immigration, il suffit de regarder leurs conditions de vie objectives, à la troisième génération qui plus est, pour admettre que le désir d’être enfin pleinement intégré à la société française n’est ni une lubie ni une aspiration illégitime. Ce qui en revanche peut interroger, et qui ne concerne à mon sens qu’une minorité de ces minorités, c’est cette propension, relativement récente, à réduire l’être au paraître, à privilégier l’image sur le message. Comme le résume très bien Denis Maillard sur le versant religieux de cette tendance, désormais, « avoir la foi, c’est montrer qu’on a la foi ».

Maintenant, il arrive qu’entre des frustrations sociales légitimes, l’action de certains idéologues et cette tendance à l’instagramisation des comportements sociaux, il y ait des télescopages. C’est un peu ce que nous vivons, mais cela n’est pas absolument spécifique aux débordements observés à l’issue des matches de la CAN.

Certaines revendications de visibilité tournent à la violence et la rupture communautaire. Est-ce que cela délégitime cependant toute recherche de représentation de la diversité ? Y a-t-il des positions qui vous semblent plus valables que d'autres ?

Je propose précisément de faire une distinction nette entre la violence, qui accompagne fréquemment les rassemblements festifs et sont difficilement imputables à une population en particulier, et une expression identitaire qui ne s’affirme pas simplement « pour », mais surtout « contre ». La violence en marge de la fête, c’est vieux comme le monde : d’une certaine façon, ces moments de relâchement du contrôle social, où les corps exultent, comme le relève très finement Kamel Daoud dans sa dernière chronique pour Le Point, sont toujours des moments d’ambivalence, entre liesse populaire bon enfant et désinhibition individuelle et collective. Pour avoir géré plusieurs ferias et autres fêtes votives au début de ma carrière, dans le département du Gard, je peux vous assurer que les bagarres générales et les dégradations ne sont pas le fait d’une communauté particulière, et en tout cas pas, en l’occurrence, des Maghrébins.

En revanche ce qui singularise les manifestations des supporters de l’équipe d’Algérie ces derniers jours, c’est ne sont ni les pillages comme on a pu en voir en fin de manifestation des Gilets Jaunes, ni les dégradations, ni l’expression de la fierté de voir son pays d’origine gagner, comme lorsque les Portugais ont fêté la victoire de l’équipe de Cristiano Ronaldo à l’Euro 2016 : c’est le « Nique la France ! » entendu de la part de certains supporters – très peu nombreux, et souvent rappelés à l’ordre par d’autres, il faut le noter, mais suffisamment audibles et véhéments pour que ce message ne puisse être regardé comme complètement anodin. Cette volonté de s’affirmer, non seulement « pour l’Algérie », mais « contre la France » corrobore les enquêtes conduites ces dernières années, depuis les travaux pionniers de Gilles Kepel jusqu’à la Tentation radicale d’Anne Muxel et Olivier Galland, en passant, plus récemment, par l’enquête dirigée par Sébastian Roché sur les collégiens des Bouches-du-Rhône, « Les adolescents et la loi », qui montre, chez une minorité de la jeunesse française d’origine maghrébine et de confession musulmane, une certaine défiance envers les institutions liée au sentiment d’être stigmatisés et relégués, que ce soit par les contrôles de police ou sur le marché du travail, ainsi qu’un système de valeurs rigoriste et autoritaire entrant en conflit avec certains principes républicains ou certaines normes comportementales jugées «déviantes », comme l’homosexualité. Ces valeurs ne viennent pas de nulle part, pas plus que l’incitation de ces jeunes à « se désavouer » (sic) de l’Occident : c’est un programme politique très pensé et que partagent, pour aller vite, les Frères musulmans et les différents courants salafistes, avec l’appui d’intellectuels militants « décoloniaux », d’une partie de la gauche trotskiste et altermondialiste, etc.

Ainsi les explosions de joie qui suivent les victoires de l’Algérie fournissent un cadre propice à l’expression de cette identité en conflit, même si une nouvelle fois il faut insister sur le fait qu’elle est minoritaire : elle est le fait de quelques dizaines, au plus quelques centaines d’individus, pour plusieurs dizaines de milliers de supporters joyeux et pacifiques.

Vient ensuite le cadre interprétatif dans lequel ces événements sont lus par le corps social. Et ce qui caractérise, depuis un bon moment maintenant, la façon dont de tels incidents sont traités, c’est un évident réductionnisme sur fond de surinvestissement de la question identitaire, là où justement il faudrait faire un effort pour penser la complexité et l’ambivalence de ces comportements. S’agissant du sport, on peut considérer, peut-être un peu arbitrairement, que la Coupe du Monde 1998 a constitué un moment charnière. On se souvient de la célébration de la France « black-blanc-beur » par les uns, et de la critique féroce que leur a portée Alain Finkielkraut, fustigeant une équipe « black black black ». Depuis, les uns comme les autres tentent d’établir un lien, totalement improbable, entre performance sportive, comportement sur et en dehors du terrain, et identité ethno-religieuse. Même chose l’an dernier lors de la deuxième victoire de la France en Coupe du Monde : les entrepreneurs identitaires s’en sont donnés à cœur joie, depuis ceux qui prophétisaient la défaite puisque Benzema avaient été écarté jusqu’à ceux qui voyait dans le retour du drapeau et de la Marseillaise le signe annonciateur de la victoire. On voit bien que l’enjeu sportif n’intéresse les identitaires que dans la mesure où le sport est un formidable exhausteur symbolique. Si les instrumentalisations politiques du sport sont aussi anciennes que le mouvement sportif moderne, notre époque traduit une hybridation entre des valeurs typiquement libérales d’affirmation de soi, « d’accomplissement » personnel, pour employer un anglicisme, et d’expressions de l’identité. On fait du sport pour se faire du bien, et pour se faire du bien on affiche ses convictions ou ses appartenances. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les grandes marques sportives, ou les enseignes d’articles de sport, se sentent obligées de prendre position, généralement en faveur d’une célébration ostensible de la diversité.

Est-ce que tout cela est illégitime ? Bien sûr que non, et c’est pour cela qu’on ne peut par rejeter en bloc les affirmations d’identité. Se battre pour son drapeau galvanise à la fois les compétiteurs et le public qui les suit, et là encore ce n’est pas très nouveau : voyez les passions que déchaîne, encore aujourd’hui, la célèbre course du Palio à Sienne, dont l’origine remonte à la fin du Moyen-Âge. Dans l’excitation de la compétition, on n’est pas toujours spécialement tendre avec l’adversaire, et les chants des supporters ne sont pas tous des monuments de poésie, les gardiens de but, notamment, le savent bien ; cela aussi fait partie du sport. Mais là, la singularité, c’est que les supporters de l’Algérie qui crient « Nique la France ! » dirigent leur agressivité contre eux-mêmes, puisqu’ils sont, pour la plupart d’entre eux, français. On ne peut ni minorer, ni banaliser cela.

De la même manière, l'égalitarisme républicain peut sembler parfois tourner au déni de réalité. Qu'en est-il selon vous ? Qu'est-ce qui vous semble être une bonne réaction face dans cet environnement complexe ?

Ce que vous appelez l’égalitarisme républicain est critiquable dans deux circonstances : d’abord, lorsqu’il confond unité et uniformité, et qu’il prétend non inviter les citoyens au dépassement de leurs différences, mais les obliger à abandonner leurs spécificités – c’est ce qui a pu caractériser la dérive autoritaire propre aux « moments jacobins » que la République a pu connaître, dans des moments, il est vrai, de tensions très fortes dans le pays. Je renvoie notamment aux travaux de Mona Ozouf, une figure exemplaire d’intellectuelle, pur produit de la méritocratie républicaine mais également bretonne fière de ses origines. Elle montre que la République n’est ni une juxtaposition, ni un renoncement, mais une sublimation de l’identité.

Deuxième circonstance où la République est critiquable : lorsque la promesse républicaine n’est pas tenue. Or, aujourd’hui, la République n’est clairement pas à la hauteur dans trois domaines vis-à-vis des jeunes qui vivent dans les quartiers populaires. Elle n’est pas à la hauteur sur l’éducation, car notre système éducatif, les études internationales le montrent, est l’un des plus inégalitaires au monde ; le dédoublement des classes élémentaires est une bonne chose mais il faudrait faire beaucoup plus pour aider davantage ces enfants, qui débutent souvent dans la vie avec des handicaps irrattrapables. La sécurité, car les trafics, les violences et les phénomènes de bande fabriquent une contre-société. Et la laïcité, et plus largement le respect des principes républicains essentiels, ce qui nous ramène à la question de l’identité. Dans beaucoup trop d’endroits, la puissance publique, Etat et collectivités locales confondues, a soit sous-traité le travail social de proximité à des associations qui n’ont pas toujours la vigilance, la compétence ou les moyens de lutter contre l’emprise communautaire, soit laissé des islamistes prendre des positions pour faire, sous prétexte d’aide au devoir ou d’activités ludiques, un travail d’endoctrinement politico-religieux.

Je ne sais pas s’il y a une seule bonne réaction, mais il ne faut pas se tromper sur la nature du régime républicain : la République, c’est une idée, ce n’est pas une identité. C’est une certaine façon de se représenter le commun. Cette façon est différente de celle qui prévaut, par exemple, dans les pays anglo-saxons, où la structuration de la société repose sur les communautés – et il n’y a pas lieu de rentrer dans un débat pour savoir si c’est mieux ou moins bien, car non seulement chaque système a ses avantages et ses inconvénients, mais surtout chaque société a une histoire qui lui est propre. La nôtre, et d’ailleurs bien avant l’avènement de la République, c’est la structuration de la société par le politique. Cela suppose, non un effacement des identités, mais une mise à distance. C’est pour cela que les Républicains – je parle du parti qui porte ce nom – qui pensent défendre la laïcité en établissant une hiérarchie entre le voile, symbole d’oppression, et d’autres signes religieux comme la croix ou la kippa, comme le fait par exemple la députée Valérie Boyer, se trompent sur la nature même de la laïcité. La laïcité n’établit pas un hit-parade des signes religieux en fonction de leur innocuité supposée : elle leur donne congé à tous, car elle considère qu’établir des hiérarchies entre les manifestations de la foi conduit à des guerres sans fin et ne saurait donc fonder l’ordre politique.

Comment expliquer cette perte de bon sens de part et d'autre ? 

Parce que l’assignation identitaire vise précisément à chasser toute espèce de bon sens de la discussion. Les positions y sont réputées dictées uniquement par votre origine, votre religion, ou le cas échéant votre genre ou votre orientation sexuelle, et non par une réflexion raisonnée. Dès lors elle n’organise pas la confrontation entre différentes visions de la réalité, ni de ce qu’il faudrait faire pour améliorer le sort collectif : elle se contente d’opposer des victimes et des coupables, des oppresseurs et des opprimés.

A la limite, pour les identitaires eux-mêmes, il est possible de trouver un certain épanouissement dans cet antagonisme : vous êtes du côté du Bien et de la Vérité, vous défendez une identité menacée, les insultes ne vous atteignent pas, elles vous galvanisent. Le problème, c’est plutôt lorsque vous n’êtes pas ou ne vous estimez pas « concerné », pour reprendre leur terminologie, et que vous essayez, justement, de mettre un peu de bon sens, de rétablir l’ordre des faits et de critiquer les jeux idéologiques à l’œuvre. Là, vous devenez pire qu’un ennemi : un salaud. Par exemple, si je critique le comportements de certains supporters algériens comme je viens de le faire, je vais être traité de raciste et d’islamophobe par certains. De même, si, par volonté d’être juste et nuancé, je dis que ces débordements sont le fait d’une minorité, je suis un traître et un lâche pour d’autres : je suis « la gauche excusiste », « stockholmisée », etc. Je fais régulièrement face à des accusations de « trahir la cause » parce que, par exemple, je ne suis pas favorable à l’interdiction des signes religieux pour les mères accompagnatrices. Mais j’essaie d’expliquer que ma cause n’est pas celle d’une interdiction des signes religieux : ma cause est une société parvenue à un degré de libertés et de lumières tel que la critique philosophique de l’obscurantisme et des parements qui en sont la signature sera reçue et comprise, de telle sorte que le port du voile régressera de lui-même, non par la contrainte, mais par l’usage obstiné et conséquent de la seule raison. La voie autoritaire est peut-être plus simple, mais ne trahit-elle pas un manque de confiance dans les facultés de l’esprit ?

Certes, la force de la raison, on ne peut pas dire qu’elle se manifeste avec éclat, ces temps-ci... Comment faire ? D’abord, comme disait Péguy, il faut voir ce que l’on voit : l’identité est de plus en plus un mobile politique, ou plus exactement elle tend à se substituer au débat politique. C’est ce que Laurent Bouvet nomme « l’âge identitaire » dans lequel nous entrons. Je crois à l’utilité d’en décrypter la nature et les modes de fonctionnement, et de prendre le recul nécessaire à l’analyse froide et dépassionnée, sans se soucier de ceux qui vous accusent de « faire le jeu de », de ne pas être assez sonore dans vos indignations, ou de l’être trop. Cela implique de ne pas parler seulement des entrepreneurs identitaires, qui jouent leur propre partie, mais aussi des mécanismes de légitimation de leur discours, par exemple dans le champ universitaire, mais aussi lorsque de grands médias ouvrent largement leurs colonnes à acteurs idéologiques qu’elles présentent, avec naïveté et parfois complaisance, comme des militants de terrain, des intellectuels désintéressés voire de simples citoyens agissant pour la démocratie, la tolérance et « l’inclusion ».

Ensuite, il faut essayer d’être équanime : le pendant de la tentation, à droite, d’incorporer une partie des thématiques de l’extrême-droite sur la défense de l’identité dans l’espoir de tailler des croupières au Rassemblement National, c’est la tentation, pour la gauche ou la République En Marche, de prendre langue avec des entrepreneurs identitaires, soit dans l’intention de les neutraliser, soit dans l’espoir de récupérer des voix dans les quartiers populaires. Ce sont à mon avis des logiques non seulement court-termistes, car à ce jeu clientéliste il y a toujours des surenchères, mais également dangereuses, car ce faisant, on crédibilise les logiques identitaires et on donne de la légitimité à ceux qui les portent, on antagonise les passions et on monte les Français, ou en tout cas des Français, les uns contre les autres.

Enfin il y a une question de responsabilité politique. Jouer avec l’identité aujourd’hui, c’est craquer des allumettes dans une raffinerie. Lorsque la porte-parole du Gouvernement Sibeth Ndiaye, dans le contexte de l’affaire Rugy, oppose le homard au kebab, elle fait preuve, au minimum, de légèreté. Et d’ailleurs cela ne rate pas : dans l’heure qui suit, elle est attaquée au nom de la défense du jambon-beurre, puis ces attaques entraînent des contre-ripostes au nom de la célébration de la diversité, etc. Ce n’est pas convenable pour un ministre de jouer à ce jeu-là, mais il faut dire que ça n’était pas très adroit, de la part du Président de la République, de céder le micro en tant qu’ « homme blanc » à Yassine Belattar, l’année dernière, dans une réunion consacrée à la politique de la ville, un chantier laissé en friche ou peu s’en faut. Un moment emblématique : l’identité envahit l’espace lorsqu’on n’a pas grand-chose d’autre à offrir…

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