Europe, champ de bataille : les guerres des Gilets jaunes<!-- --> | Atlantico.fr
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Des citoyens français participant à un rassemblement de Gilets jaunes.
Des citoyens français participant à un rassemblement de Gilets jaunes.
©XAVIER LEOTY / AFP

Bonnes feuilles

Thibault Muzergues a publié « Europe champ de bataille : De la guerre impossible à une paix improbable » aux éditions Le Bord de l’eau. Dans cet ouvrage provocateur et richement documenté, Thibault Muzergues nous oblige à faire face à nos vieux démons, et à de préoccupantes réalités : si l'Europe (occidentale) a pu vivre en paix depuis 75 ans, cette période constitue une exception dans l'histoire d'un continent marqué par la guerre, et d'une certaine façon fait pour elle. Extrait 1/2.

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues est un politologue européen, Directeur des programmes de l’International Republican Institute pour l’Europe et l’Euro-Med, auteur de La Quadrature des classes (2018, Marque belge) et Europe Champ de Bataille (2021, Le Bord de l'Eau). 

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Tous les scénarios examinés jusqu’à présent ont anticipé un départ de feu dans les périphéries européennes. Il est effectivement moins improbable qu’une conflagration majeure trouve sa source géographique dans les marches orientales ou méridionales de l’Union européenne qu’en son centre, à la fois plus riche et moins exposé à des menaces extérieures. Il est même possible d’envisager que le cœur de l’Europe, qu’on le situe sur la Baltique ou la mer du Nord, fasse « sécession » et laisse la périphérie du continent s’embraser pour se sauver – nous avons vu dans le scénario précédent que cela n’enlève néanmoins pas complètement le risque d’être confronté directement aux conséquences et répercussions d’un tel développement. Mais pouvons-nous envisager que l’Europe se déchire en son cœur ? Si la probabilité est moins élevée, il n’est néanmoins pas totalement irréaliste d’envisager que des tensions sociales ou culturelles actuelles provoquent à long terme des convulsions telles que l’Europe de l’Ouest en vienne à imploser. Les deux scénarios qui suivent envisagent cette possibilité, le premier en se concentrant sur la question sociale dans un enchaînement qui rappellerait celui des guerres révolutionnaires de 1792 – il verrait un soulèvement similaire à celui des gilets jaunes renverser le gouvernement français et provoquer un divorce franco-allemand, provoquant ainsi une réaction en chaîne qui embraserait toute l’Europe.

Imaginons donc une France toujours paralysée par une tension sociale marquée, mais qui a vécu deux cycles électoraux qui ont assuré une certaine continuité politique : en 2022, Emmanuel Macron a été réélu face à Marine Le Pen (avec 55 % des voix), et son dauphin désigné a réussi à gagner le scrutin de 2027 face à l’indéboulonnable leader du Rassemblement national, avec un écart encore plus réduit cette fois (52 %-48 %). Mais si le résultat final a été clair, les campagnes électorales se sont néanmoins déroulées dans une ambiance délétère, un camp se présentant comme l’unique rempart de la démocratie face à la « menace fasciste » représentée par le RN, et l’autre comme le dernier espoir des Français pour faire entendre la voix du peuple face à la « dictature décadente des élites ». La fin de campagne a d’ailleurs été marquée par des accusations de préparation d’une fraude électorale « massive », et on sent chez les « nationaux » une rancœur tenace, avec cette idée qui commence à faire son chemin que le « système » fera quoiqu’il arrive le nécessaire pour les maintenir hors du pouvoir. La campagne a d’ailleurs été marquée par des violences, des combats de rue mettant aux prises des supporters des deux camps dans les villes où les candidats tenaient meetings. Malgré les appels au calme de l’ensemble des responsables politiques, les violences se sont multipliées, et le discours de défaite de la candidate frontiste, malgré sa dignité et son respect du résultat des urnes, n’a apaisé les esprits qu’en apparence.

Il faut dire que la ligne de fracture politique correspond à une fracture sociale qui n’a fait que s’accentuer durant les dix dernières années : d’un côté les grandes villes et leurs banlieues cossues, de l’autre les zones périphériques et pauvres dans lesquelles se sont entassés une majorité de millenials et zillenials qui n’ont pas réussi à rendre leur diplôme « bankable » et qui continuent de maugréer contre la société capitaliste, sans pour autant se faire entendre. Avec un chômage de masse constamment au-dessus de 10 % de la population active depuis la crise de la COVID-19, bien peu de jeunes ont pu être cooptés dans le système, et les défaites à répétition du candidat de gauche radicale aux élections n’ont fait que renforcer leur mépris pour la « république des faux espoirs ». Dans les milieux hors du mainstream macronien, on a certes dû accepter la défaite électorale, mais avec le sentiment que les dés étaient pipés et que cette « démocratie » n’était en fait qu’une façade.

Dans ce contexte délétère, et pour donner des gages à la faction écologiste de son parti, le Président de la République a une nouvelle fois sorti des cartons un projet de taxe carbone. Présenté une première fois sous Nicolas Sarkozy en 2009, par François Hollande en 2013 et par Emmanuel Macron en 2018, il a été abandonné à chaque fois après des épisodes de fronde (défaite cinglante pour la droite aux Régionales de 2010, épisode des Bonnets rouges en 2013-2014, et Gilets jaunes de 2018-2019). Mais le nouveau Président a décidé d’utiliser sa nouvelle légitimité pour faire passer la mesure, estimée cruciale à Paris pour assurer l’avenir écologique du pays (et surtout remplir les caisses de l’État, toujours vides). Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on a vu des Gilets jaunes réapparaître sur les ronds-points de province, avant que de nouveaux week-end de violence ne viennent encore marquer les samedis parisiens. Cette fois néanmoins, les forces de l’ordre, dont le prestige a continué de se détériorer au fil des années après une longue série d’accusations de violences policières contre les manifestants et les minorités, n’a pas fait bloc avec le pouvoir. Dès le premier week-end de violence, on a vu des policiers rallier les manifestants en province, ce qui a poussé le gouvernement à appeler la gendarmerie pour sécuriser les « lieux de pouvoir ». Mais ces derniers n’ont pas fait preuve d’un grand entrain dans le maintien de l’ordre public : après un mois de violence, les troupes, débordées, n’ont pu empêcher les manifestants de venir occuper les Ministères et l’Élysée. Le Président a tout juste eu le temps de prendre un hélicoptère pour une évacuation d’urgence, et s’est réfugié en Allemagne.

Dans cette France à nouveau révolutionnaire, le pouvoir est à prendre, et c’est un Comité de Salut public de dix personnalités ralliées au mouvement qui gouverne désormais. Le mouvement a pris la culture de 1789 comme le référent du nouveau régime, tant et si bien que dans Paris, il est devenu à la mode de s’appeler « Citoyen » dans la rue. L’Assemblée nationale ayant été abolie, le pouvoir s’exerce désormais soit de manière verticale, par décrets du Comité, soit par des référendums d’initiative citoyenne qui sont vite devenus des exercices de style : la nouvelle démocratie s’effectue en ligne, et c’est en fait un petit groupe de personnes qui tirent les ficelles en coulisses. Autant dire qu’on est loin de l’idéal démocratique du départ, et plus loin encore du modèle de démocratie libérale qui a encore court en Europe, particulièrement en Allemagne. Outre-Rhin, les images du « putsch » (c’est ainsi qu’il est nommé à Berlin) ont fait le tour des ministères, et les rumeurs alimentées par les réseaux sociaux font état de retour de la guillotine dans certaines villes de province. L’Union européenne avait réussi à s’accommoder avec des régimes semi-autoritaires à l’Est depuis quelques années, mais elle doit désormais faire avec un tout autre régime, dont la légitimité ne découle pas des élections ou d’un parlement (les deux ont été supprimés), mais d’une volonté populaire fantasmée et, estime-t-on à Berlin comme à Bruxelles, manipulée par une nouvelle élite aux aspirations difficiles à anticiper. Le partenariat franco-allemand s’était à nouveau grippé après l’échec du plan de relance, l’irruption d’un nouveau pouvoir révolutionnaire à Paris ne pouvait rendre la relation que plus aléatoire.

D’autant que, comme à la fin du XVIIIe siècle, la révolte fait des émules, malgré les difficultés économiques françaises. En Belgique, les choses tournent mal : la population francophone, au contraire des néerlandophones, a pris fait et cause pour le mouvement révolutionnaire, et des manifestations violentes à Bruxelles ont fini de démanteler le Royaume de Belgique : les Flamands ont déclaré la sécession de leur communauté et leur rattachement aux Pays-Bas. La France, elle, prend naturellement fait et cause pour les Wallons, et acte la partition de la Belgique. Mais ce faisant, Paris se retrouve impliqué dans le débat sur le statut de Bruxelles, ville francophone dans une région flamande, et ses banlieues cossues de Linkebeek, Krainem et Weezembek Oppem, linguistiquement francophones mais administrativement rattaché à la Flandre. Alors que la situation se tend, Paris, qui dispose d’une armée efficace, entraînée et obéissante, décide d’envoyer la troupe occuper l’ancienne capitale belge et ses communes avoisinantes pour les « rendre » aux Wallons.

À Berlin, c’est la consternation. Un tel acte de « piraterie » était peut-être courant à l’époque napoléonienne, dit-on à la Chancellerie, mais il n’est certainement pas acceptable dans l’Europe civilisée du XXIe siècle. Le gouvernement cherche une solution pour faire comprendre aux Français que, s’ils acceptent le changement de régime à Paris, ils ne laisseront pas le nouveau comité révolutionnaire mettre l’Europe à feu et à sang comme en 1793. L’option choisie pour remettre la France dans le droit chemin est alors l’arme économique : Berlin met en place un dispositif de sanctions très large et un véritable blocus économique pour convaincre Paris de cesser de semer le trouble à travers l’Europe. L’Allemagne est beaucoup plus riche que la France, et on peut imaginer que les membres du Comité de Salut public, tous des gens raisonnables, comprendront qu’il est dans leur intérêt de se mettre à la table des négociations avec l’Allemagne et les Pays-Bas pour résoudre le problème belge (la Grande-Bretagne, qui a repris sa politique de splendide isolation, n’a pas été invitée).

Mais à Paris, la réaction est tout autre. Dans l’ambiance révolutionnaire, les faits d’armes de l’armée française en Belgique ont été suivis d’une vague de nationalisme sans précédent depuis les années 1910, et l’idée que la frontière naturelle de la France reste la rive gauche du Rhin commence à faire son chemin. Alors que le blocus fait mal à l’économie française, l’effet immédiat est au contraire de radicaliser l’opinion – et le Comité de Salut public. En représailles, des cyberattaques sont menées sur les grandes industries allemandes, mais les entreprises outre-Rhin sont bien équipées et leur staff bien formé en cybersécurité – le dommage subi est bien moins grand qu’espéré à Paris. La contre-attaque, en revanche, perturbe l’ensemble du réseau électrique français pendant plusieurs jours, mettant en exergue l’impréparation de l’industrie française face au risque cyber – et l’incurie du gouvernement révolutionnaire.

À Paris, on se dit alors que le seul moyen de sortir de cette situation est d’attaquer militairement l’Allemagne. La France est peut-être plus faible économiquement et technologiquement, mais elle possède encore une armée bien équipée avec une longue expérience du combat, ce que n’a pas le voisin d’outre-Rhin : même si elle possède un budget plus élevé que l’Armée de Terre française  (du fait de la supériorité économique de l’Allemagne), tout le monde sait que la Bundeswehr est sous-équipée depuis des années et que les véhicules qu’elle possède ne sont pas entretenus (plusieurs ministres de la défense ont vu leur carrière politique écourtée sans que rien ne change). Qui plus est, elle n’a aucune expérience du combat depuis 1945. Si la France veut vaincre et retrouver sa prépondérance en Europe, elle doit confronter son voisin par le seul angle où elle lui est supérieure : la force brute. Copiant en effet miroir la stratégie allemande de l’été 1914, l’armée française, déjà présente en Belgique, décide de passer la frontière à Aix-la-Chapelle et fonce vers Cologne. Après quatre-vingts ans de paix, la France et l’Allemagne sont à nouveau en guerre.

Extrait du livre de Thibault Muzergues, « Europe champ de bataille : De la guerre impossible à une paix improbable », publié aux éditions Le Bord de l’eau

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