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Eurobonds et survie de l’Europe : cette vieille histoire américaine que l’UE ferait bien de sérieusement méditer
©DANIEL ROLAND / AFP

Exemple historique

L'Europe se divise sur la question des Eurobonds, ces dettes qui pourraient être mutualisées. Les Etats-Unis, au sortie de la guerre de sécession en 1790, ont déjà eu ce débat, lorsque le premier secrétaire au Trésor américain, Alexander Hamilton, a proposé d'assumer les dettes des 13 États qui s'étaient unis pour combattre les Britanniques.

Yves Bertoncini

Yves Bertoncini

Yves Bertoncini est consultant en Affaires européennes, enseignant à l’ESCP Business School et au Corps des Mines.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Alors que l’Europe se crispe sur la question des Euro-bonds, ces dettes qui pourraient être mutualisées, quelle leçon essentielle pouvons-nous tirer de l’histoire américaine à ce sujet ? Car les Etats-Unis ont été confrontés à un dilemme similaire à la sortie de la guerre de sécession : mutualisation de la dette des États fédérés ou maintien de leur indépendance financière... D’ailleurs Paul Volcker l’ancien président de la Fed évoquait déjà le sujet en 2012 en plein cœur de la crise des dettes souveraines en soulignant que l’Europe ne pouvait faire l’économie de ce débat...

Yves Bertoncini : Paul Volcker a raison de souligner que l’Union européenne fait face à un moment « Hamiltonien », que vivent plus particulièrement les 19 pays qui ont choisi de partager une la même monnaie. L’UE n’a d’ailleurs aucunement fait l’économie de ce débat : s’il est certes ravivé par la crise suscitée par le coronavirus, ce débat dure depuis au moins une décennie, en se cristallisant autour du projet d’« eurobonds », c’est-à-dire de dettes émises par l’ensemble des pays de la zone euro, voire de l’UE.

Il se trouve simplement qu’il n’y a pas d’accord unanime sur cette mutualisation des dettes sous forme « bons du trésor » européens.

Cela n’est naturellement pas sans rapport avec le fait que le débat sur les « eurobonds » se déploie dans un contexte politique et constitutionnel bien différent de celui des Etats-Unis d’Amérique - avec lesquels les « Nations unies d’Europe » ne sauraient être confondues… Le fait de relancer le débat salutaire mais délicat sur les « eurobonds » à grand renfort d’invectives anti-allemandes ou anti-hollandaises n’est par ailleurs pas la meilleure manière de convaincre les pays et les peuples concernés de mutualiser leurs dettes…

Edouard Husson : C’est la différence entre une confédération et une fédération. Contrairement à ce que se racontent les dirigeants européens, l’Union Européenne est très loin d’être une fédération. L’Union Economique et Monétaire est un système bâtard et l’euro n’est pas une monnaie au sens plein du terme. Le crédit continue d’être émis par les banques centrales nationales. En fait nous avons cumulé les inconvénients. 1. Les membres de la zone euro gardent une marge de manoeuvre dans la création monétaire mais n’ont plus de prise sur le taux de change interne à la zone, fixé une fois pour toutes, à un niveau trop élevé pour les uns et sous-évalué pour les autres. 2. Le même signé monétaire est bien émis à l’échelle de la zone euro mais la Banque Centrale Européenne ne peut pas émettre directement de dette et il n’y a aucun transfert financier entre les zones prospères et les zones en crise. Nous avons perdu les avantages des monnaies nationales sans gagner ceux d’une véritable monnaie européenne. La comparaison avec les USA est en effet intéressante. Les Etats-Unis sont devenus une fédération, le jour où ils ont mutualisé leurs dettes et transféré des pouvoirs fiscaux étendus à Washington. 

En 1790, Alexander Hamilton, le premier secrétaire au Trésor américain, voulait assumer les dettes des 13 États qui s'étaient récemment unis pour combattre les Britanniques. Thomas Jefferson et ses partisans étaient contre cette idée, craignant que le gouvernement fédéral ne devienne un mastodonte menaçant les libertés des États. Dans l’histoire américaine, les deux avaient raison, puisque la solidarité financière -qui a fini par être mise en œuvre en mutualisant les dettes des Etats— a largement contribué à l’unité des États-Unis mais qu’elle a aussi fini par créer ainsi l'énorme marché des obligations du Trésor d'aujourd'hui ce qui a entraîné le développement du gouvernement fédéral. Quel serait le plus grand risque dans l’Europe post Coronavirus ?

Yves Bertoncini : Il peut être éclairant de comparer l’histoire politique-économique américaine et celle de notre continent : la construction européenne s’est en effet très largement développée sur la base de réalisations économiques (Communauté européenne du charbon et de l’acier, marché commun, PAC, monnaie unique…) qui ont rendue nécessaire une montée en puissance des outils financiers communautaires.

Mais cette comparaison atteint vite ses limites. Si la guerre de sécession, puis la grande dépression, ont conduit à l’affirmation de l’Etat fédéral aux USA, c’est aussi parce que cet Etat a pu s’appuyer sur la volonté d’un peuple, certes composé de multiples communautés mais uni par une langue et un patriotisme ayant les traits d’une religion civile. Si « Washington » a pu s’affirmer face aux Etats fédérés, c’est aussi parce que l’essor économique continu des USA l’a conduit, bon gré, mal gré, à assumer un rôle géopolitique propice à l’augmentation du budget central – sous l’influence du « complexe militaro-industriel » évoqué par le Président Eisenhower dans son discours de fin de mandat.

Les conditions politiques d’une telle dynamique sont loin d’être réunies en Europe. « Unis dans la diversité », nos 27 peuples ne communient que très rarement en honorant l’hymne à la joie et le drapeau étoilé – même lors de « l’eurovision » ou de la « Ligue des champions ». Si les défis extérieurs commencent à pousser nos 27 Etats à mieux coopérer en matière diplomatique et militaire, les particularismes historiques, géographiques et industriels font souvent obstacle à la définition de positions communes – de même que les pressions adverses exercées par les USA, la Russie, la Chine et quelques autres… Quant au budget de l’UE, il oscille depuis 3 décennies à environ 1% de son PIB, contre plus de 20% aux USA, et il ne mobilise qu’à peine 2,5% de l’ensemble des dépenses publiques européennes…

Le principal risque encouru pas les Européens n’est donc guère celui de l’hypercentralisation, mais bien plutôt celui de la fragmentation et du repli nationalistes – qui nourrit en retour le risque de l’inefficacité et de l’insignifiance. Les premières réactions émotionnelles face au coronavirus ont été édifiantes à cet égard, de même que la grande difficulté à adopter des politiques sanitaires, économiques et sociales coordonnées – avant même que ne s’intensifie le débat pour l’heure infructueux sur les « eurobonds ».

Les USA vont souffrir dans leur chair d’avoir un Président qui n’a pas pris au sérieux la menace du coronavirus. Les Européens vont plutôt pâtir d’un déficit de Président, même si les chefs d’Etat et de gouvernement semblent retrouver peu à peu le sens de l’intérêt collectif… Il est essentiel qu’ils poursuivent dans cette voie pour que nos pays soient en mesure de sortir de manière ordonnée des périodes de confinement et d’adopter le plan de relance massif dont l’Europe a besoin pour l’après-coronavirus…

Edouard Husson : C’est une question de souveraineté. L’Union Européenne n’est pas un Etat souverain. La souveraineté reste celle des Etats nationaux, qui ont choisi, par traité, d’imposer des règles à l’exercice de leur souveraineté. C’est cela qui rend le débat très compliqué du point de vue des « souverainistes ». On ne peut pas dire que la France a abandonné sa souveraineté monétaire ou fiscale ou militaire. Nous nous sommes liés les mains. Mais nous pouvons toujours décider d’en sortir. Il suffit d’un vote du Bundestag pour que l’Allemagne sorte de l’euro. Là où les souverainistes se trompent, c’est qu’il ne s’agit pas de rétablir la souveraineté de la France. Il s’agit de sortir d’un traité international ou d’une série de traités que nous avons signés. C’est extrêmement difficile, comme l’a montré le Brexit. Dans ce cas, autant rester ? Mais que nous apporte le système mis en place? La crise du coronavirus révèle l’inefficacité du système: les frontières extérieures de l’UE ne se sont pas fermées; les Etats ont été incapables de mettre en place une fermeture pragmatique des frontières nationales, comme des portes coupe-feu dans un bâtiment menacés d’un incendie. On aurait dû avoir: 1. Un isolement du ou des foyers menaçant l’ensemble du bâtiment. 2. Une intervention des pompiers de la BCE pour éteindre les foyers en question. Mais la BCE n’a pas de pompiers sur le terrain ! Elle est un poste de commandement qui commande les pompiers des différents pays sans avoir pu les entraîner selon un standard unique ! Notre comparaison nous amène assez naturellement à l’absence de police européenne, d’armée européenne etc...Bien entendu, tout cela impliquerait, si l’on voulait devenir sérieux, une fiscalité largement transférée au niveau européen. Mais imaginez-vous la France se défaire du jour au lendemain de son armée de fonctionnaires, en particulier territoriaux, créée dans les années de l’euro, à l’abri des taux d’intérêt « allemands », pour masquer sa perte de compétitivité. 

Alors que les tensions sur la dette italienne s’accumule, l’Europe va devoir choisir : solidarité ou naufrage l’euro. Quel scénario, vous paraît le plus probable en l’état ? «Adoucissement » des pays du Nord, création d’un euro nord et d’un euro sud, ou explosion généralisée ?

Yves Bertoncini : Il est assez probable que les Européens choisissent à nouveau de préserver l’euro, dont l’hypothétique dislocation a déjà été annoncée puis conjurée tout au long de la crise des années 2011-2015. Après quelques hésitations ça et là, aucun des 19 peuple de la zone euro n’a jamais mandaté ses gouvernants pour en sortir, en dépit de toutes les critiques que l’appartenance à l’union monétaire suscite. Il reste à démontrer que le coronavirus poussera l’un d’entre eux à privilégier l’autre « saut dans l’inconnu » que constituerait la sortie d’une union monétaire…

Pour sauvegarder et renforcer la zone euro pendant et après le coronavirus, chacun de ses copropriétaires devra cependant adoucir le ton, au Nord comme au Sud, au centre comme à la périphérie – n’oublions pas, avant de relayer l’opposition stéréotypique entre présumés laborieux et « Club Med », que l’Irlande n’est guère méridionale alors qu’elle a beaucoup souffert lors des crises financières récentes.

Pour qui s’inscrit dans une perspective positive, il est politiquement utile que la crise du coronavirus touche tous les pays de l’UE (elle n’est pas « asymétrique », comme celle de la zone euro ou celle des réfugiés) et que son origine ne puisse être imputée à la défaillance de tel ou tel pays. Il est également bienvenu que les réponses à la crise actuelle puissent être formulées en recourant à la « boite à outils » constituée dans l’urgence à l’acmé de la crise de la zone euro, après des débats plus homériques que celui relatif aux « eurobonds ».

Déjà fortement mobilisé, le budget de l’UE 27 pourrait être augmenté et réorienté à la faveur de la négociation en cours du cadre financier pluriannuel 2021-2027. Les prêts et garanties de la Banque européenne d’investissement pourront continuer leur progression et leur diversification, notamment au bénéfice des PME. Les interventions de la Banque centrale européenne sur le marché secondaire de la dette vont continuer à faire baisser les taux d’intérêts que doivent acquitter l’Italie et les autres pays suscitant le scepticisme des investisseurs. Couplé à l’assouplissement des règles limitant les interventions budgétaires des autorités nationales et locales (en matière d’aides d’Etat et de déficit public), l’ensemble de ces mesures européennes va d’ores et déjà contribuer à un engagement financier potentiellement supérieur à 2800 milliards d’euros, soit un montant sans équivalent au niveau mondial…

La relance du débat sur la mutualisation des dettes nationales a le mérite de rappeler qu’il faut aller plus loin compte tenu de l’ampleur de la crise en cours ; mais il ne doit pas faire oublier que le déficit de solidarité européenne renvoie aussi à un déficit de confiance entre Etats-membres. Qui peut en effet garantir qu’une dette désormais partagée, outre qu’elle serait un peu plus chère pour les pays se finançant aux plus bas taux, serait ensuite correctement remboursée par les Etats présumés les moins bien gérés – s’ils sont de surcroît dirigés par des partis protestataires?

Des institutions européennes comme la BEI et le Mécanisme européen de stabilité peuvent déjà lever de l’argent sur les marchés, c’est-à-dire s’endetter au nom des pays de l’UE et de la zone euro, qui s’en portent garants. Elles le font sur la base de procédures et de critères suffisamment stricts pour pouvoir monter en puissance au cours des prochaines semaines et des prochains mois. Encore faut-il que les conditionnalités fixées pour le recours aux financements du MES soient assouplies, voire supprimées, dès lors qu’il s’agit désormais d’apporter un soutien conjoncturel à des économies en léthargie, et non de leur administrer une cure de réformes structurelles.

Les interventions de la BCE sur les marchés secondaires de la dette ont elles aussi pour effet de faire grossir le bilan des engagements auxquels s’exposent solidairement les pays de la zone euro. D’où la règle prévoyant que les rachats de dettes s’effectuent à proportion des parts du capital social de la BCE, c’est-à-dire du PIB des Etats-membre (soit davantage d’achat de dettes allemandes que de dettes italiennes…). Il est à cet égard significatif que la BCE ait tout récemment indiqué qu’elle était prête à s’affranchir de cette règle et à acheter davantage de dettes des pays en difficulté – ce serait-là un « saut fédéral » bienvenu, fut-ce sous des atours hyper-techniques.

Quant à l’émission d’obligations communes, il y a fort à parier qu’elle pourrait plus facilement faire l’objet d’un consensus si elle portait sur le financement de projets bien identifiés, visant à réparer les dégâts de la crise du coronavirus tout en contribuant à la résilience des économies. Des « projects bonds » plutôt que des « eurobonds », le diable serait dans les détails, et le signal dans ce nouveau symbole d’unité – affaire à suivre…

Au final, celles et ceux qui président à nouveau la « mort de l’euro » pourraient dès lors plus avantageusement diriger leurs pensées vers les victimes plus tangibles du coronavirus – qui seront hélas innombrables, en Europe, aux USA, et bien au-delà.

Edouard Husson : Il va y avoir des mesures d’urgence. Il y aura un tout petit peu de solidarité de sortie de crise. Mais le système est, de mon point de vue, blessé à mort. Si nous avions un gouvernement capable d’anticiper, il devrait d’ores et déjà se pencher sur les scénarios. Y a-t-il un scénario qui permette de sauver l’euro? Personnellement je suis sceptique mais il ne faut jamais insulter l’avenir. Si ce n’est pas le cas, alors comment protège-t-on au mieux notre pays? Je ne crois pas dans l’émergence de zones monétaires supranationales plus petites, sauf, sans doute, une zone mark élargie. Ailleurs, les monnaies nationales reprendront leurs droits. Et ce sera une bonne chose ! L’euro est une catastrophe pour la France, non pas parce qu’il serait facteur d’austérité, contrairement à ce que dit la thèse anti-euro dominante, mais parce qu’à l’abri des taux d’intérêt des pays vertueux budgétairement, la France, mieux traitée par les marchés que l’Italie ou l’Espagne, a pu s’endetter massivement et combattu la désindustrialisation par l’extension de la fonction publique. Nous n’avons pas perdu notre souveraineté monétaire: nous nous sommes privés de toute marge de manoeuvre en nous endettant massivement grâce à un système qui le permettait. Il faut quand même se rappeler que c’est le même gouvernement, celui de Lionel Jospin, qui a choisi le passage à l’euro et les 35h ! Au moment où nous aurions dû renforcer notre compétitivité, nous l’avons affaiblie. C’est la sortie de ces mauvaises habitudes qui va être douloureuse, bien plus que la sortie de l’euro en soi. 

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