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L’Etat-nation : parenthèse honteuse de l’histoire ou seul espoir pour nos démocraties ?
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Débat

Sur la question de l'Etat-nation que soulève le résultat du référendum sur le Brexit, Atlantico vous propose un débat entre Gaspard Koenig, fondateur et directeur du think-tank libéral Génération Libre, et Eric Verhaeghe, ancien président de l'APEC et fondateur du cabinet Parménide.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Gaspard Koenig

Gaspard Koenig

Gaspard Koenig a fondé en 2013 le think-tank libéral GenerationLibre. Il enseigne la philosophie à Sciences Po Paris. Il a travaillé précédemment au cabinet de Christine Lagarde à Bercy, et à la BERD à Londres. Il est l’auteur de romans et d’essais, et apparaît régulièrement dans les médias, notamment à travers ses chroniques dans Les Echos et l’Opinion. 

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Atlantico :  À la suite du Brexit, la question de l'État-nation semble plus que jamais d'actualité. De nombreuses voix se sont élevées en Europe pour regretter, dénoncer ou acclamer le choix du peuple anglais. Dans quelle mesure peut-on considérer qu'en faisant le choix de la souveraineté, les Britanniques ont fait le choix de la démocratie ?

Gaspard Koenig: Tout d'abord, je ne suis pas d'accord avec le postulat de base de cette question. Je pense, au contraire que le vote du Brexit va dynamiter l'État-nation tel qu'on le connait, dans la mesure où une grande partie des Anglais ne se reconnaissent plus dans la nation britannique. C'est tout à fait manifeste, comme en témoigne clairement le désir immédiat d'indépendance de l'Ecosse, la question de l'indépendance de l'Irlande et même – si l'on gratte un peu – celle de l'indépendance de Londres. Cette dernière n'est pas si absurde qu'il pourrait sembler : une pétition lancée à l'origine comme un gag a rassemblé 200 000 signatures en quelques jours. Cela reflète, je pense, un sentiment assez profond des Londoniens : celui de ne pas être Britannique à proprement parler et d'être avant tout Londonien. C'est un rattachement spécifique, à un certain mode de vie, une culture particulière, une façon de voir le monde… qui est plus fort chez eux que le fait d'appartenir à la Grande-Bretagne dont beaucoup n'ont pas grand-chose à faire, in fine.

Par conséquent, j'aurais davantage tendance à voir dans le vote du Brexit une espèce de chant du cygne des nationalistes qui tentent encore de faire revivre l'État-nation. Celui-ci ne correspond tellement plus à la façon dont, au moins, 48% des Britanniques conçoivent le Royaume-Uni... Anne Hidalgo et Sadiq Khan ont publié un communiqué particulièrement intéressant dans lequel ils expliquent que le XXe siècle était le siècle de l'État-nation mais que le XXIe sera celui des villes. Ils en ont profité pour réaffirmer l'amitié entre Paris et Londres, au-delà du vote de la Grande-Bretagne. Londres a manifestement tenu à être associée aux négociations avec l'Union européenne, ce qui est assez incroyable. Je pense que l'association de la nation, de la souveraineté et de l'État est en train de disparaître. Cela génère de fortes angoisses, qui se manifestent notamment au travers de ce vote. Logiquement, la fracture apparaît fortement entre ceux qui se reconnaissent dans une société ouverte, moins rattachée à l'idée de nation, et ceux qui en ont une nostalgie très forte – en France, en Angleterre ou ailleurs. Pour l'heure, cette fracture scinde l'électorat selon une proportion 50/50 ; néanmoins quiconque prend le temps de s'intéresser à l'âge de ceux qui ont voté en faveur du Brexit constatera que la majorité retournera bientôt de l'autre côté. La démographie est, à cet égard, sans appel. Il est très intéressant de voir que près de ¾ des musulmans, des Noirs, ont voté pour le "Remain", qui s'est donc transformé en un vote pour une société multiculturelle. Je parie que la fracture entre société ouverte / société close va remplacer le clivage droite / gauche.

La démocratie n'est plus contrainte à se décliner à l'échelle seule de la nation. Il va de soi qu'il faut respecter le choix démocratique de la Grande-Bretagne. Cependant, les gens se disent, en Grande-Bretagne, qu'ils n'aspirent pas nécessairement à cette échelle de démocratie : ils aspirent à une échelle plus locale (ville, région…), distincte de l'État-Nation, qui n'est pas – à mes yeux – incompatible avec une forme d'État de droit européen (qui, lui, fixerait les grandes règles de droit et de marché permettant à tout un chacun de vivre ensemble). Les règles plus précises seraient subsidiaires et déclinées localement, auprès des ensembles qui prennent leur indépendance et font sécession, l'identité ne devant plus s'assimiler aux États.

Eric Verhaeghe :Dans la pratique, l'Europe est aujourd'hui un mélange trompeur. Il ne faut pas confondre la notion d'Etat-membre avec la notion d'Etat-nation. Prenons l'exemple de la Grande-Bretagne. Il ne s'agit pas d'un Etat-nation, mais, comme l'indique le nom de Royaume-Uni, d'une Union supranationale de plusieurs nations: l'Angleterre, l'Ecosse, le Pays de Galles, l'Irlande. A la différence des Français qui ont pratiqué la stratégie du "creuset" dans un Etat structuré et porteur de valeurs, les Britanniques n'ont pas fait ce choix. Ils ont donc pratiqué une supra-nationalité, comme l'Allemagne à certains égards, ou la Belgique, qui se trouve en conflit avec la supra-nationalité européenne. De façon assez compréhensible, la nation-centre en Grande-Bretagne, c'est-à-dire l'Angleterre, qui est celle qui a le plus à perdre dans la supra-nationalité européenne, a fait le choix de quitter l'Union. Les autres composantes ont tout à gagner en choisissant la supranationalité européenne plutôt que la supranationalité britannique, puisque ce passage à "l'échelon supérieur" leur donne une indépendance accrue. Mais pour les Anglais, le Brexit est bien la manifestation d'un retour à l'Etat-nation. On notera d'ailleurs que NIgel Farage prône aujourd'hui la réactivation du Commonwealth, c'est-à-dire d'une supranationalité de substitution, anglo-centrée. Pour les Ecossais comme pour les Gallois, l'enjeu aujourd'hui est de trouver une supra-nationalité plus avantageuse que la Couronne britannique.

Le même phénomène s'observe en Belgique où cet Etat supranational, bancal depuis sa création ex-nihilo en 1830, est remis en cause par ses composantes, et spécialement par la composante flamande. Les Flamands ont tout à perdre dans un Etat belge qui leur garantit beaucoup moins d'autonomie que dans le système antérieur à 1815, où il bénéficiait d'une très forte latitude d'action par rapport à la couronne autrichienne. Là encore, les vieux Etats-nations sont en train de secouer le joug d'une supra-nationalité imposée par des traités mal digérés. 

Il faudra, dans les prochains mois, suivre attentivement la réaction allemande à une possible intégration européenne accrue. Lorsque les pays du Sud de l'Europe expliqueront à l'Allemagne qu'elle doit renoncer à une part de sa souveraineté pour faire "plus d'Europe", on mesurera les dégâts sur cette fiction supra-nationale qu'est l'Allemagne. Très vite, les vieilles revendications nationales, bavaroises notamment, reprendront le dessus. Autrement dit, l'Etat-nation anglais s'est affirmé avec le Brexit, prouvant que l'Europe de 1815, et même, à certains égards, l'Europe de 1789, est encore bien vivace et entend bien le rester. 

Face à l'État-nation, quelles sont les options qu'il est possible d'envisager aujourd'hui ? Que traduit l'euroscepticisme croissant que l'on observe dans différents pays d'Europe actuellement ?

Eric Verhaeghe : Je crois que l'illusion est d'imaginer qu'il y a un choix. L'État-Nation n'est pas né un jour d'une décision spontanée prise par des gens qui auraient dit : je préfère l'État-nation à la construction communautaire. L'État-Nation est le fruit d'une histoire et d'une construction identitaire, parfois tourmentée, parfois douloureuse, parfois très contestée, mais qui a fini par faire bloc et sens. Prenons l'exemple de Jeanne d'Arc. Pourquoi, six cents ans après sa mort, un homme politique comme Emmanuel Macron choisit-il de lancer sa campagne en prononçant un discours sur elle, au pied de sa statue à Orléans ? Pourquoi dispute-t-il ce symbole au Front national ? Parce que la France a des racines, une culture, un passé, qui constituent le cadre de référence dans lequel le débat public prend son sens. Il faut être irresponsable pour imaginer que, par un coup de baguette magique, il peut être fait abstraction de ces racines. Il faut être irresponsable ou ne rien comprendre aux racines celtiques et gauloises de la France, par-delà même ses racines chrétiennes. Prenons un autre exemple : à l'École normale supérieure, dont Gaspard est issu, on apprend à faire des plans en trois parties. Mais d'où vient ce goût pour la trinité, si ce n'est de nos racines indo-européennes très bien analysées par Georges Dumézil, et qui permettront à l'Occident celtique de façonner et d'assimiler le christianisme ? Nier cela, c'est se couper du pays dans lequel on vit.

Gaspard Koenig: Comme je le disais, l'alternative consiste à trouver d'autres niveaux de démocratie, au niveau local (ville, région, et cætera…) mais aussi à un niveau supranational qui fixerait les grandes règles de droit et de marché (la diplomatie, l'armée). Cela correspond donc, globalement, à l'Europe telle qu'on la connait aujourd'hui. Il est tout à fait possible de parfaire les institutions actuelles pour construire cet État minimal européen. Sur la forme démocratique elle-même, il y a de nombreuses initiatives intéressantes qui rendent obsolètes les grandes structures représentatives traditionnelles et nationales. Par exemple, je serais ravi d'être Londonien, de voter de manière active dans cette communauté qu'est Londres et, par ailleurs, d’être un citoyen européen dont les droits fondamentaux sont garantis par Strasbourg, Bruxelles et des règles de marché aussi neutres que possible. Nous n'avons plus besoin de l'État-nation, qui est condamné, si je puis dire, par aspiration vers le haut et par pression vers le bas. L'État-nation va laisser place en haut à un État de droit européen plus minimaliste et, en bas, à des communautés plus flexibles, plus modulables. Cela suscite évidemment une résistance très forte des nationalismes. Espérons que cela soit la dernière fois et que la prochaine décennie règle la question. L'État-nation a représenté une parenthèse nécessaire, mais peu glorieuse, de l'Histoire et le faire disparaître fait partie du projet européen originel. Il ne s'agit pas cependant de faire disparaître la nation en tant que telle, comme appartenance : il s'agit de séparer les structures administratives de ce sentiment qui est parfaitement légitime. On se sentira d'autant plus Français, naturellement et simplement, que cela ne sera pas intégré à une représentation politique, des enjeux fiscaux, etc.

Dans quelle mesure la démocratie est-elle possible à l'échelon supranational ? La perte de souveraineté, lorsqu'elle a été librement consentie comme dans le cadre de l'Union européenne, est-elle fondamentalement anti-démocratique ?

Gaspard Koenig : Je pense que les nouveaux échelons permettront de créer des demos beaucoup plus mouvants ; que la démocratie liquide peut donner des outils à des communautés qui ne vivent pas forcément au même endroit pour créer leur propre ensemble de règles. Sur le plan européen, la démocratie fonctionne presque mieux qu'en France. Le Parlement européen, de plus en plus, prend un rôle s'orientant vers le modèle britannique. Le président de la Commission européenne est dorénavant le chef du parti majoritaire au Parlement, ce qui représente une rupture importante : il n'est plus désigné par les chefs d'États. Un certain nombre de réformes, actuellement en chemin, sont assez faciles à prendre pour rendre ce Parlement plus représentatif :

1 – lui donner le pouvoir de proposer des lois ;

2 – avoir la possibilité d'être élu sur des listes transeuropéennes ;

3 – s'assurer que les commissaires soient également responsables devant le Parlement. 

Or, c'est ce qui est en train de se faire assez naturellement et qui pourrait permettre de constituer le Parlement de cet État de droit minimal de façon satisfaisante. Cela rend complètement ridicule l'argument du bureaucrate non-élu : évidemment qu'il y a des administrations avec des bureaucrates non-élus ! Elles existent dans tous les pays.  La question est de savoir qui les contrôle, qui les dirige : or, le Parlement européen est un organe qui est, je trouve, assez performant dans les délibérations que j'ai pu suivre. Ce n'est pas l'instance démocratique la plus ridicule qui soit.

On s’interroge sur le demos européen. Mais aujourd’hui, le demos va être multiple. L’idée d'un ensemble démocratique qui définit ses règles est une idée valide. En revanche, l'idée d'un peuple comme entité homogène est une identité romantique vouée à céder la place, comme l’imaginait déjà Benjamin Constant, à des individus qui s'assemblent. À partir de là on peut constituer des demos à des échelles différentes, d'une manière variée et dans de nombreuses configurations. Il n'y a pas besoin d'un rêve et d'un projet collectif : moins il sera présent au politique, plus il sera possible au niveau individuel.

Eric Verhaeghe : Je ne me souviens pas que les Français aient librement consenti à une perte de souveraineté au bénéfice de l'Union européenne. Je ne pense d'ailleurs pas qu'un seul pays de l'Union européenne l'ait accepté. Rappelons le principe de l'Union: celui de la subsidiarité. En théorie, l'Union ne pouvait traiter que les sujets ne relevant pas des Etats membres. Bien entendu, la Commission européenne a oeuvré pour dépasser la subsidiarité et pour gouverner directement, sans aucune forme de responsabilité politique. Le Brexit constitue une sanction douloureuse de cette déviance européenne qui a consisté à outrepasser le mandat de la Commission et à vouloir supplanter les Etats-nations dans leur rôle normatif. On peut donc indéfiniment continuer le déni et imaginer que l'Europe n'a ni racine, ni histoire, ni identité politique structurante. On peut croire qu'un Etat peut être désincarné, dans une sorte de logique orwellienne, et prétendre qu'il peut durer sans reposer sur la base consentie d'une identité vécue. C'est le genre de fiction qu'adoraient les communistes à une époque. Le principe de l'internationale est précisément celui-là: les divisions nationales sont des fantasmes ou des impostures, et les prolétaires de tous les pays doivent s'unir. Le concept de demos défendu par Gaspard ressemble furieusement, de ce point de vue, à la dictature du prolétariat: il se fonde sur l'idée que les peuples sont des plaquettes de cire à laquelle on peut la forme que l'on souhaite. L'Union, telle qu'elle est conçue par la Commission, repose sur le même discret présupposé. L'inconvénient est que l'Histoire est têtue. Ceux qui habitent l'Europe aujourd'hui porte la mémoire collective de plus de 3 000 ans de présence sur le même sol, et imaginer qu'il peut en être fait fi est non seulement démenti par les faits (comme le Brexit) mais dangereux. Toutes les idéologies de l'Homme nouveau ont systématiquement conduit à une négation létale de l'homme ancien et de ses résistances. Refonder l'humanité à partir d'une idée porte en germe les pires décisions liberticides et totalitaires. 

De ce point de vue, il est d'ailleurs erroné de soutenir que toutes les cultures européennes se valent d'un point de vue démocratique. La démocratie a connu des réalisations plus poussées dans certains pays que dans d'autres. Sur ce point, la France a une carte à jouer, puisqu'elle est à la fois l'héritière de la Déclaration des Droits de l'Homme et l'héritière de nombreux projets d'unité politique sur le continent qui ont eu du sens.  

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