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Au tribunal judiciaire d’Angers, une audience du 9 décembre a tourné court : 6 des 8 dossiers qui devaient y être jugés ont été renvoyés à 2024.
Au tribunal judiciaire d’Angers, une audience du 9 décembre a tourné court : 6 des 8 dossiers qui devaient y être jugés ont été renvoyés à 2024.
©Flickr/Su morais

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Au tribunal judiciaire d’Angers, une audience du 9 décembre a tourné court : 6 des 8 dossiers qui devaient y être jugés ont été renvoyés à… 2024 en raison du déficit de magistrats et de la surcharge de travail et de l’épuisement qu’il suscite

Olivia Dufour

Olivia Dufour

Olivia Dufour a commencé sa carrière en tant que juriste dans un cabinet d'avocats parisien avant de devenir journaliste en 1995. Spécialisée en droit, justice et finance, elle est actuellement responsable du développement éditorial du site Actu-Juridique (Groupe Lextenso). Elle est l'auteur de « Justice, une faillite française ? », publié en 2018 récompensé par le prix Olivier Debouzy, en 2020 de « Justice et médias, la tentation du populisme » et, en 2021, de « La justice en voie de déshumanisation », tous les trois publiés chez Lextenso Editions.

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Atlantico : Au tribunal judiciaire d’Angers, une audience du 9 décembre a tourné court : 6 des 8 dossiers qui devaient y être jugés ont été renvoyés à 2024 en raison du déficit de magistrats et de la surcharge de travail et de l’épuisement qu’il suscite. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Olivia Dufour : Le manque de moyen dans la justice est un phénomène ancien. J’en entends parler depuis 25 ans en tant que journaliste. Ce qui est inquiétant, c’est l’aggravation de la situation alors même qu’il y a eu en 2021, 2022 et 2023, une augmentation du budget de 8 % chaque année, ce qui est historique. Seulement on part de tellement bas et la crise dure depuis si longtemps que ça ne suffit pas. Et ce qui est nouveau c’est que les magistrats osent le dire. Quand Jean-Jacques Urvoas, en 2016, déclare dans la presse peu de temps après avoir pris ses fonctions de garde des Sceaux que la justice est « en voie de clochardisation » les juges auraient dû être soulagés qu’enfin un ministre prenne la mesure du problème. Au contraire, ils vont lui reprocher  sa déclaration en lui expliquant qu’elle risque de saper leur autorité. A l’époque, ils cherchent encore à donner le change. Tout bascule avec la publication de la tribune des 3000 dans Le Monde le 23 novembre 2021. Le suicide d’une jeune magistrate qui dénonçait ses conditions de travail  a créé un choc psychologique, les magistrats ont réalisé qu’ils étaient pour nombre d’entre eux au bord du burn out et ont osé le dire. Selon un sondage réalisé par le Syndicat de la magistrature ils seraient 40% en état de souffrance au travail. La tribune a déclenché une véritable libération de la parole mais aussi l’amorce d’une révolte. Ce qui se passe à Angers en est une illustration. Il y a des protestations un peu partout en France. Par exemple, il y a quelques semaines le tribunal de Nanterre a saisi le tribunal administratif pour contester le nombre de juges qui lui est officiellement alloué. Le 8 décembre le Monde a révélé le contenu d’une note adressée par les chefs de juridiction de Bobigny à la Chancellerie alertant sur « l’état de désespérance collectif » au sien de leur juridiction. L’un des signataires, Peimane Ghaleh-Marzban n’est autre que l’ancien directeur des services judiciaires. Un homme parfaitement mesuré. Plusieurs juridictions ont décidé d’arrêter les audiences à 22 heures et donc de ne plus juger la nuit comme elles sont souvent obligées de le faire pour écluser les stocks de dossiers.  

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Et ça ne va pas s’améliorer car il y a des décisions qui inquiètent et notamment la généralisation à compter du 1er janvier prochain des cours criminelles départementales, sans jurés, censées prendre en charge environ 50% des contentieux de cours d’assises. L’objectif est d’aller plus vite et de décorrectionnaliser les crimes sexuels. Tout le monde n’est pas persuadé du bien-fondé de la réforme, d’une part, mais en plus pour constituer ces cours, il faudra aller chercher des magistrats pour remplacer les jurés dans d’autres services, par exemple aux affaires familiales.  Or, dans nombre de tribunaux ces juges sont débordés. Il faut par exemple plus d’un an à Nanterre pour voir un juge dans le cadre d’un divorce. Il faut procéder à des recrutements de juges et de greffiers en urgence, le problème c’est qu’il faut plusieurs années pour les former et que par ailleurs les capacités des écoles sont limitées. 

Est-il possible qu’il soit trop tard pour agir et que la situation soit trop sévère ? La justice a-t-elle déjà plongé dans un état de mort cérébrale ?

Ce n’est pas ça le plus grand risque. Le budget de la justice est structurellement sous dimensionné depuis deux siècles. On le sait notamment grâce aux travaux de l’universitaire Jean-Charles Asselain, agrégé d’histoire et d’économie qui a consacré un ouvrage très savant à la question mais aussi grâce aux études de la CEPEJ publiées tous les deux ans qui comparent les budgets de la justice des états du conseil de l’Europe. Le manque de moyens de la justice est parfaitement documenté, c’est une donnée objective, n’en déplaise à certains qui continuent d’évoquer des crispations et des corporatismes. 

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Est-ce que le système est en état de mort cérébrale ? Quand même pas. Ne serait-ce que parce qu’il est tenu à bout de bras par des gens qui aiment leur métier passionnément. Mais justement, il faut préserver leur moral à défaut d’être en capacité de leur donner des moyens corrects pour exercer leur métier. Quand le garde des sceaux a dit l’an dernier « la justice est réparée » il a donné le sentiment aux professionnels de la justice qu’on n’entendait pas leurs appels au secours. Preuve en est qu’on va leur infliger la réforme des cours criminelles sans augmentation de moyens et les épuiser davantage… Le vrai risque, à mon sens, c’est que le système renonce à ses principes fondamentaux et se déshumanise. Dans le civil, les audiences disparaissent, les avocats sont invités à déposer les dossiers et se taire, pour aller plus vite. Mais l’audience c’est un moment important pour les parties. Défaire un couple en 10 minutes top chrono dans le cadre d’un divorce, ce n’est pas possible. Il y a des juges qui posent des pendules sur leur bureau pour que les avocats ne débordent pas des cinq minutes qu’on leur accorde, c’est dément ! Au pénal, c’est encore pire, on juge les gens à distance par visioconférence pour s’épargner les frais d’escorte. On peut aujourd’hui être condamné à une peine de prison sans voir son juge en face ! La collégialité qui voulait il y a encore trente ans que tous les dossiers soient jugés par trois magistrats disparait totalement. Pourtant, un dicton chez les juristes dit « juge unique, juge inique ». Le système judiciaire français s’abime, se déshumanise, et c’est très grave.

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