Énergie : la France se laisse-t-elle maltraiter par l’Allemagne dans les couloirs de Bruxelles ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une centrale électrique au charbon exploitée par le fournisseur d'énergie allemand RWE à Niederaussem, dans l'ouest de l'Allemagne, le 13 juillet 2022.
Une centrale électrique au charbon exploitée par le fournisseur d'énergie allemand RWE à Niederaussem, dans l'ouest de l'Allemagne, le 13 juillet 2022.
©INA FASSBENDER / AFP

Crise énergétique

L'Allemagne a décidé de retarder d'une année supplémentaire la mise en veille de ses centrales à charbon. La politique énergétique européenne a-t-elle favorisé l'Allemagne ?

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester dirige le Centre d’Etudes Européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest. Ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, il a notamment été membre de cabinet du Commissaire à l’Éducation et à la Culture de 2014 à 2019. Il a enseigné à Sciences-Po Paris (Campus de Dijon) de 2008 à 2022. Twitter : @rodballester 



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Fabien Bouglé

Fabien Bouglé

Fabien Bouglé est un expert sur les questions énergétiques. Il est l'auteur de "Guerre de l’Energie au cœur du nouveau conflit mondial" (2023), "Nucléaire : les vérités cachées" (2021) et "Eoliennes : la face noire de la transition écologique" (2019), publiés aux éditions du Rocher.

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Atlantico : Nucléaire, charbon, éolien, solaire... Que peut-on constater sur les transitions énergétiques respectives de la France et de l'Allemagne? La France est-elle en avance sur l'Allemagne comme on l'affirme ? Y'a t-il un gros écart entre les deux pays?

Fabien Bouglé :Factuellement la France peut s’enorgueillir d’être en Europe un des meilleurs élèves pour sa transition énergétique et la décarbonation de son mix électrique. Rappelons que l’objectif numéro 1 est d’éviter la pollution en particules fines du ciel européen et de contribuer à la baisse des émissions de gaz à effet de serre. La France coche ces deux objectifs et ceci en ayant une part infime d’électricité d’origine intermittente comme les éoliennes.

Sur les 12 derniers mois la France a émis seulement 34 gCO₂eq/kWh (source elecricitymap.org) pour la production de son électricité qui provenait principalement de ses centrales nucléaires et de ses barrages. Sur la même période l’Allemagne a émis pour son mix électrique 404 g CO₂eq/kWh basé principalement sur les centrales au charbon qui représentent 25% de l’électricité disponible allemande et malgré les 30.000 éoliennes qui produisent 18,7 %.

L’Allemagne qui a le record d’éoliennes et de panneaux solaires en Europe soit 55% du mix installé émet 12 fois plus de gaz à effet de serre que la France et pollue le ciel européen avec les fumées mortelles des centrales au charbon contenant uranium et mercure.

L’échec fracassant de l’Energiwende allemand et la réussite indéniable de la France pour sa transition énergétique font la démonstration éclatante que le modèle énergétique nucléaire français est un modèle à suivre en Europe.

Pourquoi l'Allemagne a toujours eu l'avantage sur la France ? Berlin fait plus d'influence que Paris à Bruxelles? Elle pratique le lobbying et pas nous?

Rodrigo Ballester : En général, la France (tant au niveau public que privé) pèse de tout son poids à Bruxelles. Pays fondateur de l’UE, poids lourd politique, militaire, économique et démographique, ce n’est certainement pas un pays timoré qui peine à faire valoir ses intérêts. Par contre, il est vrai qu’en matière d’énergie, l’Allemagne et son modèle anti-nucléaire aligné sur l’omniprésent lobby vert, s’est nettement imposé. Mais franchement, à qui la faute ? La France a-t-elle vraiment défendu son modèle ou l’a-t-elle sabordé ? Les décisions désastreuses de Lionel Jospin (et de sa ministre Dominique Voynet) ou de François Hollande, sont-elles imputables à l’Allemagne ? Si le modèle énergétique allemand est devenu hégémonique c’est surtout à cause de la passivité et des décisions suicidaires des élites françaises.   

Certes, l’Allemagne a une influence démesurée dans les institutions européennes, surtout à la Commission où les citoyens allemands cumulent les postes de pouvoir (depuis 2009, les chefs de cabinet des Présidents de la Commission ont tous été allemands, sauf pendant la dernière année de Juncker) mais aussi au niveau du Parlement. Mais dans ce dernier cas, qui peut leur en vouloir d’envoyer à Strasbourg des députés motivés et prêts à y passer plusieurs mandats, alors que la France méprise les listes électorales européennes ?

Et finalement, n’oublions pas l’influence exorbitante du lobby vert à Bruxelles, viscéralement anti-nucléaire et qui pour le coup a totalement joué en faveur des intérêts de l’Allemagne, de l’industrie du gaz et des renouvelables qui ont été largement bénéficiaires.

Parlons de la politique énergétique européenne. Peut-on dire qu'elle a été élaborée en grande partie sur la politique énergétique allemande ? On a favorisé les Allemands au détriment des Français ?

Fabien Bouglé : Tout d’abord il est essentiel de rappeler que la politique énergétique des pays membres de l’Union Européenne relève exclusivement de leur souveraineté. Il n’appartient pas à l’Union européenne de s’immiscer dans le choix des mix électriques des pays membres. Mais une fois le principe rappelé, il a été dévoyé par le Traité de Lisbonne entrée en vigueur en 2009 qui ouvert la boite de pandore de l’organisation du marché européen de l’énergie. Depuis lors l’UE est habilitée à prendre des mesures au niveau européen pour assurer le bon fonctionnement du marché de l’énergie ; la sécurité de l’approvisionnement énergétique ; l’efficacité énergétique ; et la promotion de l’interconnexion des réseaux énergétiques.

Les Allemands se sont engouffrés dans cette brèche ouverte pour contester le modèle énergétique nucléaire français et imposer à toute l’Europe son modèle d’Energiwende à savoir le déploiement des éoliennes et des panneaux solaires couplé au gaz russe et maintenant au charbon. Depuis lors nos voisins qui sont également un des principaux pays fabriquant d’éolienne en Europe a imposé par un lobbying efficace  des politiques générales au niveau de l’Union Européenne sous couvert d’objectifs d’installation d’énergie intermittentes. Depuis de nombreuses années l’Allemagne a réussi à imposer une forme de discrimination européenne à l’égard du nucléaire décarboné au profit des énergies intermittentes éoliennes ou panneaux solaires. Au point que l’Union européennes a fini par confondre moyen et objectif : il fallait accélérer sans limite les énergies qualifiées de « renouvelables » même si elles ne faisaient pas la preuve de leur efficacité en termes de décarbonation comme nous venons de le voir.

Une commission du parlement européen, la commission industrie, recherche & énergie, travaille sur la réforme du marché de l'électricité. Elle veut exclure les centrales nucléaire existantes, ce qui ne fait pas les affaires de la France... Il y a un dogme anti-nucléaire à Bruxelles?

Rodrigo Ballester : Désormais, depuis le début de la guerre en Ukraine, un peu moins, mais oui, pendant deux décennies, l’énergie nucléaire a perdu un terrain considérable à Bruxelles jusqu’à devenir un paria, un bouc émissaire, une bête noire. En plus, pour des raisons totalement idéologiques, exactement comme en Allemagne, où l’opposition au nucléaire est irrationnelle au point de préférer réactiver des centrales à charbon extrêmement polluantes au lieu de redémarrer leurs centrales nucléaires ! Pour le coup, c’est une victoire idéologique des Verts allemand : qu’ils soient « fundis » ou « realos » (fondamentalistes ou réalistes), ils livrent depuis les années soixante une guerre sans merci à l’énergie nucléaire, avec succès, en Allemagne, et par ricochet en Europe. Ce n’est qu’en 2022, en pleine crise énergétique, que le Parlement a finalement accédé (et encore, avec un vote serré) à inclure l’énergie nucléaire dans la taxonomie des sources d’énergie verte. Il était temps.

Comment l'Europe a-t-elle accepté toutes ces années de baser sa politique énergétique sur celle de l'Allemagne basée à son tour sur le gaz russe bon marché?

Rodrigo Ballester : L’Allemagne a-t-elle réussi à imposer son modèle grâce à cette « société civile » ou cette « société civile » a-t-elle assis son influence grâce à l’Allemagne ? La stratégie de l’Allemagne n’était au fond qu’un immense exercice de « green washing » afin de favoriser son modèle économique et son industrie ? L’œuf ou la poule, mais en tout cas, le résultat a été le suivisme presque moutonnier, par inertie, d’une Union qui paye aujourd’hui le prix de cet alignement et de ces myopies stratégiques.

Alors certes, il y a des intérêts purement économiques et industriels derrière cette déraison. Mais tout de même, comme je le disais, ne sous-estimons pas l’influence du lobby vert. Un exemple concret : qui était pendant quatre ans et demi le chef de cabinet de Frans Timmermans, Commissaire Européen responsable du Green Deal ? L’ancien président de… Greenpeace aux Pays-Bas ! Un cas d’école de portes giratoires et de mélange des genres qui est passé totalement inaperçu, ce qui en dit long sur les aprioris idéologiques sur l’agenda vert européen.

Où en sommes-nous dans les rapports de force actuels ? Quels sont les enjeux ? Comment la France les portent-elle politiquement ?

Fabien Bouglé :En octobre 2021 j’avais dans mon livre « Nucléaire les vérités cachées » alerté sur le fait que l’Allemagne menait une guerre énergétique contre le nucléaire français. C’était d’ailleurs le moment choisi par le Président Macron pour relancer la filière nucléaire française en engageant dans son plan d’investissement 2030 le développement des Petits Réacteurs Modulaires. Cette « renaissance » du nucléaire en France avait été parfaitement analysée par Michaela Wiege la correspondante à Paris du Frankfurter Allgemeine Zeitung qui voyait dans cette annonce une rupture politique avec l’Allemagne : « le temps des pieux plaidoyers en faveur d’une voie commune franco-allemande, comme avant les élections présidentielles du printemps 2017, est révolu. La France ne veut plus s’adapter aux idées allemandes dans les domaines d’avenir importants que sont la protection du climat et l’énergie, mais avance avec ses propres projets. »

Depuis lors les relations entre la France et l’Allemagne notamment dans le domaine de l’énergie n’ont eu de cesse de se détériorer et les élections de septembre 2021 qui ont vu l’arrivée au pouvoir en Allemagne d’une coalition rouge/vert idéologiquement antinucléaire n’ont pas arrangé les choses. La guerre en Ukraine, le sabotage des gazoducs Nord Stream, l’arrêt des approvisionnements en gaz russe, la fermeture en avril 2023 des trois derniers réacteurs nucléaires allemands ont exacerbé la « guerre » énergétique entre les deux pays.

La France profitant de son parc électronucléaire tire son épingle du jeu, l’Allemagne ne souhaite pas être à la traine de la France et sait que son nucléaire constitue un avantage pour son économie et son indépendance énergétique. Deux alliances se sont constituées en 2023 à l’échelle européenne, l’Alliance du nucléaire pilotée par la France qui comprend 16 pays dont la Grande Bretagne et l’Alliance des énergies intermittentes dirigée par l’Allemagne. Cette dernière alliance fait tout pour empêcher une reconnaissance à l’échelle européennes du nucléaire comme sources d’énergie décarbonée militant activement pour une discrimination à son égard au profit des énergies renouvelables non pilotables qui doit selon elle avoir une absolue priorité. 

Comment se passent les négociations à Bruxelles? Racontez-nous les coulisses.

Rodrigo Ballester : Les négociations d’un texte législatif sont moins opaques qu’il n’y paraît. Dans la majorité des cas, elles se font dans un cadre trilatéral (les fameux « trilogues ») entre le Parlement, le Conseil et la Commission qui y joue un rôle de médiateur mais pas seulement. Ces pourparlers impliquent des dizaines de personnes et le résultat de chaque étape de la procédure est normalement accessible en ligne.

Ces négociations ne sont pas en soi le problème, mais plutôt tout le jeu d’influence qui a lieu en amont de la présentation de la proposition législative, l’exposition préalable des rédacteurs du texte (la Commission) et des législateurs (surtout le Parlement européen) aux lobbies et aux groupes d’influence, de pression et d’intérêts qu’on appelle trop facilement « société civile ». Ceci leur donne un prestige démesuré, une présomption d’agir pour le bien commun alors qu’ils ne font que défendre des positions militantes et minoritaires. Dans le pire des cas, comme ce fut le cas du Qatargate, ce sont directement des agents de corruption. Ces lobbies et groupes d’intérêt sont omniprésents au Parlement, ont leurs entrées à la Commission et cooptent en quelques sortes les consultations publiques en amont d’une proposition législative. Leur influence démesurée débouche sur un effet pervers : les lois européennes, pourtant votées par un Parlement élu au suffrage universel et par les représentants des Etats membres, reflètent trop les positions des minorités actives plus que celles de la majorité silencieuse. En matière de migration, c’est évident. En matière de politique énergétique, cela semble également être le cas jusqu’à présent.

A-t-on fait preuve de bonne volonté ou de naïveté ? La France doit-elle faire preuve de plus de réalisme et de capacité à assumer les rapports de force ?

Fabien Bouglé :Nous avons cru sincèrement au couple franco-allemand tel qu’il était incarné par cette image forte de cette « main dans la main » du chancelier Helmut Kohl et du Président François Mitterrand. Mais ce temps est révolu. Dans cet état d’esprit la commission d’enquête parlementaire sur la souveraineté énergétique réunie à l’Assemble nationale fin 2022/début 2023 a sciemment souhaité faire l’impasse sur la question du conflit énergétiques entre la France et l’Allemagne. Elle est passé à côté du sujet. Car c’était le sujet principal que la commission aurait dû traiter.

Il n’est pas possible de comprendre les enjeux liés à la souveraineté énergétique de notre pays si on occulte le rôle de l’Allemagne dans le sabotage depuis plusieurs décennies de notre politique énergétique. En France, à Bruxelles, à Berlin les Allemands ont profité de la bienveillance des gouvernants français pour discrètement détricoter notre système énergétique nucléaire et affaiblir notre pépite électrique nationale EDF. Et j’ai traité en détail de cette question dans mon nouveau livre Guerre de l’Energie au cœur du nouveau conflit mondial.

Le réveil est douloureux pour nos gouvernants car le rêve idyllique du couple franco-allemands est en train de se transformer en véritable cauchemars. Nos dirigeants doivent prendre consciences que nous sommes passés dans le domaine énergétique à un stade conflictuel de haute intensité avec nos voisins. Nous devons véritablement passer en mode combat et riposte face aux actions organisées par l’Allemagne dans nos ministères, nos entreprises publiques et à la commission européenne.  

Emmanuel Macron veut booster la filière nucléaire française, alors que l'Allemagne veut fermer sa filière, nos stratégies sont-elles compatibles ? Que peut-on faire ?

Fabien Bouglé : L’alliance des renouvelable menée par Berlin a refusé la participation d’Agnès Pannier-Runacher à ses deux premières réunions. La Ministre française considérait qu’elle y avait sa place sous couvert du en même temps français nucléaire/éolienne. Les Allemands estiment de leur côté que la politique nucléaire française est une politique ouvertement anti renouvelable. Le message est limpide l’alliance allemande refuse le en même temps et considère le nucléaire comme une arme contre son modèle. A l’inverse les éoliennes doivent aussi être envisagé comme une arme allemande contre le nucléaire français. Je suis sidéré de voire que les gouvernants français ont toujours des milliards à annoncer dans le domaine des éoliennes et nous avons financé plus de 100 milliards sans compter leur coût de raccordement et en même temps invoquer en permanence des difficultés de financement du nouveau nucléaire.

Le nucléaire, français qui assure notre souveraineté, avec une électricité non polluante et décarbonée doit être notre priorité nationale et être un objectif européen de la plus grande importance. Nous savons le faire, il assure des emplois non délocalisables et une électricité fiable et pilotable. Les énergies intermittentes doivent être importées, déstabilisent notre réseau électrique, nous rendent dépendant au gaz en complément lorsqu’il n’y a pas de vent et coute très cher en construction et adaptations des réseaux.

Agnès Pannier-Runacher espère donner des gages aux Allemands en accélérant les éoliennes en France probablement pour pouvoir participer aux réunions de l’alliance des renouvelables et être considérée comme une bonne élève. C’est là une grave erreur. Cette porte fermée du club des renouvelables à deux reprises doit être considérée un véritable affront fait à la France. Et face à cela il nous faut taper du poing sur la table, réagir et revenir aux fondamentaux qui ont fait de la France un des pays leader mondiaux de l’électricité : le nucléaire.

Fabien Bouglé vient de publier "Guerre de l’Energie au cœur du nouveau conflit mondial" aux éditions du Rocher

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