Contexte international
Emmanuel Macron veut que la France entre dans une économie de guerre. Mais nous en donne-t-il les moyens ?
Le 13 juin 2022 à Eurosatory, le plus grand salon international de la défense et de la sécurité terrestres et aériennes, Emmanuel Macron déclarait : « La France et l’Union européenne sont entrées dans « une économie de guerre dans laquelle (…) nous allons durablement devoir nous organiser ». Mais nous en donne-t-il les moyens ?
Guillaume Lagane
Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.
Il est également maître de conférences à Science-Po Paris.
Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.
François Mattens
Ancien président des Jeunes de l'IHEDN, François Mattens a travaillé pendant huit ans au GICAT Il est désormais directeur des affaires publiques dans une start-up en IA et co-fondateur de Défense Angels. Il enseigne les enjeux de défense et sécurité à Sciences Po et à l'Université Panthéon-Sorbonne
Atlantico : En juin 2022, en inauguration du salon de la défense Eurosatory, Emmanuel Macron surprenait son auditoire par un discours particulièrement offensif. Dans un contexte de conflit en Ukraine, le président de la République avait alors utilisé l'expression « économie de guerre ». Mais s’en donne-t-il vraiment les moyens ?
Guillaume Lagane : Par le passé, Emmanuel Macron a utilisé le terme « guerre » avec beaucoup de facilité. Il avait parlé de « guerre » contre le Covid en 2020, avant d’utiliser ce concept en 2022 suite au conflit ukrainien. Si la mobilisation de l’économie française au profit de l’industrie de défense n’est pas un phénomène nouveau, c’est quelque chose que le gouvernement actuel indique vouloir relancer. Notons un effort réel avec la Loi de Programmation Militaire adoptée en 2023, qui consacre 413 milliards d’euros à la défense. Ces sommes permettront à la BITD française (Base Industrielle et Technologique de Défense) de se développer, mais nous sommes loin d’une « économie de guerre » au sens propre. En 1914, notre entrée en économie de guerre a engendré une augmentation considérable des dépenses publiques, multipliant la dette de la France par six. Ce serait impensable aujourd’hui !
La France peut-elle vraiment entrer en économie de guerre, comparativement à la Russie, par exemple ? Quel serait le prix à payer ?
Guillaume Lagane : En cet automne/hiver 2023, on voit que la mobilisation de l’économie russe au profit de « l’opération militaire spéciale » a été efficace. Il y a incontestablement une augmentation très forte du nombre de munitions, de blindés et d’armes produits par l’industrie russe. C’est aussi le cas pour la France, dans une moindre mesure. L’entreprise Eurenco, spécialisée dans la production de poudre, a relocalisé sa production à Bergerac. Nous produisons aujourd’hui 60 000 obus par an, chiffre qui devrait doubler en 2025. C’est évidemment marginal par rapport à la Russie, qui en produit 1 à 2 millions par an.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Corée du Sud a fourni à elle seule plus d’obus de 155mm à l’Ukraine que l’ensemble des pays européens. Comment expliquer cet inquiétant échec européen ?
Guillaume Lagane : Quand vos voisins sont la Corée du Nord et la Chine, il vaut mieux conserver une armée importante, des dépenses militaires élevées et une industrie de défense compétitive. C’est une assurance vie. L’Europe s’est construite sur l’idée que la paix devait régner. Il est vrai que la paix règne sur le Vieux Continent, au moins dans sa partie Ouest. Nous pensions donc qu’il n’était pas nécessaire de dépenser pour notre défense, c’est les fameuses dividendes de la paix. Mais aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine, au Haut-Karabakh, au Proche-Orient … Les pays européens voient bien qu’il doivent reconstruire leurs capacités militaires.
Disposons-nous de leviers qui nous permettraient, en France, de financer le secteur de la défense afin de réduire les coûts de production et d’augmenter de manière générale les capacités de notre BITD (Base Industrielle et Technologique de Défense) ?
Guillaume Lagane : Les achats représentent environ un tiers du budget du ministère des Armées. La DGA (Direction Générale pour l’Armement) s’adresse aux industriels de l’armement pour acheter des capacités, les développer, faire de la recherche … On peut imaginer un cadre réglementaire européen favorable aux industries de défense, notamment sur les questions de pollution. Enfin, nous avons de nombreux projets européens, comme avec l’Allemagne, avec qui nous avons un projet de char, le MGCS, ou d’avion, le SCAF. Enfin, nous devons aussi accepter un certain nombre de dépendances vis-à-vis d’alliés qui ont des produits que nous ne pouvons pas avoir, comme les États-Unis ou Israël.
En complément, des initiatives du secteur privé sont apparus dans le monde du capital investissement dont Weinberg Capital avec Eiréné, un fonds de LBO pour financer, soutenir et accélérer le développement des entreprises françaises du secteur stratégique de la sécurité et de la défense. Des investisseurs individuels se regroupent aussi pour contribuer à ce besoin de financement au sein de Défense Angels, le premier réseau d'investisseurs privés dédié aux technologies de souveraineté.
Si ces initiatives sont nécessaires et louables, elles ne sont pas à ce jour pas suffisantes. Depuis plusieurs années, le ministère des armées, le GICAT et les parlementaires alertent sur la trop grande frilosité bancaire à financer l'industrie de défense. Si certains travaux et le déclenchement de la guerre en Ukraine ont permis de faire émerger le débat, la réponse des institutions financières n'est pas encore à la hauteur. Dans un monde où la réputation et le risque à l'image ont des impacts économiques directs et sous la contrainte de règles de compliance de plus en plus exigeantes, les organismes bancaires et financiers ne sont pas dans une position facile, il faut l'admettre. Nous avons besoin d'eux. Au même titre qu'ils ont désormais une forte responsabilité sociétale et environnementale (RSE), ils ont tout autant une responsabilité nationale et citoyenne (RNC) à défendre. Une magnifique occasion leur est donnée à travers la proposition des députés Gassilloud, Plassard et Thieriot. Un texte de loi devrait désormais rendre éligible nos PME et ETI de défense au financement par les encours non centralisés du Livret A et du LDDS, gérés par les établissements bancaires. Cela n'affectera en aucun cas le financement du logement social qui repose sur les fonds centralisés par la Caisse des dépôts, soit 59,5 % des encours des livrets précités. Cet argent existe déjà, il faut "juste" le réorienter vers les entreprises nécessaires à notre souveraineté et notre sécurité.
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