Des QR codes pour accéder à certains quartiers de Paris pendant les JO : une atteinte disproportionnée aux libertés publiques ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La délégation officielle des JO de Paris 2024.
La délégation officielle des JO de Paris 2024.
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Contrôle social

Le préfet de Police a dévoilé les contours du dispositif de sécurité qui sera déployé lors des Jeux olympiques. Une dérogation, sous la forme d'un QR code, sera nécessaire pour circuler librement dans Paris lors de la compétition.

Rafaël Amselem

Rafaël Amselem

Rafaël Amselem, analyste en politique publique diplômé du département de droit public de la Sorbonne. Rafaël Amselem est également chargé d'études chez GenerationLibre.

 

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Pierre Beyssac

Pierre Beyssac

Pierre Beyssac est Porte-parole du Parti Pirate

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Atlantico : Laurent Nuñez, le préfet de police de Paris, a annoncé dans les colonnes du Parisien que certaines zones de la ville ne seront accessibles aux piétons et véhicules que sur présentation d’une dérogation. Un QR Code sera requis pour se rapprocher des sites concernés ou pour aller aux abords de la Seine ou dans des restaurants proches des principaux lieux de la compétition. L’objectif sécuritaire justifie-t-il ce moyen ? N’y avait-il aucun autre moyen de faire face aux enjeux sécuritaires ?

Pierre Beyssac : Les Jeux Olympiques 2024, par leur importance médiatique, leur ampleur et le risque supposé d'attentat, ont été investis par l'État et les moyens de police comme un nouveau laboratoire des mesures sécuritaires de notre société future. Ainsi des expérimentations en reconnaissance faciale, vidéosurveillance, etc, permises par de véritables lois d'exception, dont le caractère temporaire est prorogé systématiquement, les rendant définitives.

Le manque de courage politique fait qu'il est facile de proposer des mesures de restriction des libertés, mais que personne n'osera lever ensuite celles-ci de peur d'être accusé d'avoir facilité des attentats. C'est ce que l'on appelle « l'effet cliquet », aucun retour en arrière. Des mesures même bénignes et même présentées comme temporaires sont donc à appréhender avec une grande prudence.

Lors de la crise du covid, nous avons assisté à une nouvelle synergie bien française entre notre penchant pour le formulaire administratif papier et le QR-code qui permet l'automatisation de sa lecture par l'administration.

De plus, la communication sur les mesures semble prématurée, puisqu'elle est réalisée avant qu'elles ne soient prêtes dans le détail.

Ainsi, par exemple, Laurent Nuñez expose que concernant les restrictions de circulation automobile, « Il faudra s’enregistrer en amont sur une plate-forme numérique en fournissant un certain nombre de justificatifs, de domicile mais pas que. ». Le flou règne donc sur les tracasseries à attendre, d'autant que la police est coutumière du fait d'inventer des pièces à fournir « à la tête du client ». Nuñez a évoqué également l'utilisation de QR-codes dans ces circonstances, peut-être pour relier facilement un justificatif papier à la déclaration préalable sur Internet dont il a également parlé.

Rafaël Amselem : En matière de Jeux olympiques,  par rapport aux précédentes éditions dans des pays étrangers (y compris en Chine), personne n’avait adopté des mesures aussi restrictives pour garantir la sécurité de tous. Une sénatrice a même évoqué le fait que ce sujet n’avait pas été abordé lors de débats au Parlement. Cette mesure est annoncée par la seule bonne volonté du gouvernement. 

Même en partant du principe que les Jeux olympiques nécessitent des mesures de sécurité restrictives, par rapport aux risques d'attentat ou d'insécurité, la conclusion logique est qu'à partir du moment où un tel événement nécessite d'empêcher les gens de pouvoir se mouvoir librement au sein de leur propre quartier, à partir du moment où il va falloir s'inscrire sur des des listings pour inviter des amis à la maison pour qu’ils puissent assister à la cérémonie depuis la fenêtre, cela est vraiment paradoxal. 

Ces mesures restrictives sont possibles et acceptables dans une situation d'urgence, dans un contexte de force majeure.

Le fait de pouvoir se mouvoir librement fait partie des droits les plus élémentaires de la vie sociale. 

Nous n'aurions jamais dû organiser ces Jeux olympiques en France si le prix à payer était celui-ci.  

Quel traitement sera réservé aux données ? Quels sont les risques de détournement ?

Pierre Beyssac : Il existe une absence totale de communication là dessus, ce qui peut dénoter une impréparation ou même un choix d'ignorer le sujet, comme s'il n'intéressait personne. Il ne semble en tout cas pas intéresser beaucoup Laurent Nuñez ni les organisateurs des JO.

Cependant, il existe un cadre légal qu'il faudra respecter. Le RGPD (règlement général de protection des données) ne nous protège que partiellement, car il ne peut s'opposer aux obligations légales de collecte, dont l'État ne se prive pas d'abuser. La CNIL a vu son rôle érodé au fil des ans et dans beaucoup de cas n'a plus qu'un rôle consultatif. Même l'obligation de la notifier pour avis n'est pas toujours respectée par le législateur ou l'administration. Elle a donné un avis début 2023 sur la vidéosurveillance, la reconnaissance faciale et les JO notamment mais note que « l'encadrement au niveau réglementaire de l’ensemble des droits des personnes concernées » manque au CSI (code de la sécurité intérieure). Autrement dit, la loi a été promulguée sans aucune considération du traitement des fichiers qui vont en découler, ni prise en compte de l'avis de la CNIL.

La situation en matière des justificatifs de restriction de circulation semble similaire : on laisse la police décider d'abord, on réfléchira peut-être plus tard, ou plus probablement pas du tout, aux droits élémentaires des citoyens.

Le site "Infosjeux" annoncé conjointement par la mairie pour mettre au courant les habitants des restrictions ne propose en réalité aucune information : même après le remplissage de 4 pages de demande détaillée par l'utilisateur, il faut fournir une adresse de courriel pour avoir, peut-être, la chance d'être notifié ultérieurement par abonnement "de force" à une lettre d'information. Le site lui-même ne donne strictement aucune information utile. Cette rétention d'information aboutissant potentiellement à la constitution de fichiers de données personnelles est regrettable.

On peut également noter que la mairie de Paris, l'été dernier, n'a pas hésité à utiliser le fichier de courriel de l'administration des impôts pour solliciter, par un courriel en masse (spam), les parisiens pour s'inscrire sur les newsletters des JO. On peine à voir comment cela pourrait être conforme au respect élémentaire du RGPD.

Rafaël Amselem : Il y a évidemment un risque qui est inhérent à ces QR codes. La CNIL a pointé des défaillances en matière de traitement des données lors de l'autorisation des drones pour surveiller les manifestations. Et la CNIL a pointé des défaillances, des dérives. L'État qui récupère des données peut tout à fait les manipuler à des fins qui sont tout à fait différentes de la mission initiale d'ordre public. 

Ce risque est de plus en plus accru au sein de la société. Les Jeux olympiques le démontrent, puisque nous avons autorisé ce dispositif à titre expérimental. La reconnaissance faciale à grande échelle a été autorisée pour l'organisation des Jeux olympiques. Les occasions de pouvoir accumuler des données se multiplient pour l'administration. Nous sommes en train de coupler les moyens qui permettent d'accumuler ces données-là. Nous rentrons dans une société de surveillance qui est renforcée par un contexte d'urgence à la fois sécuritaire, sanitaire, écologique, qui instaure un climat de défiance dans laquelle la population cherche à être rassurée et à avoir un confort par rapport à un pouvoir qui emploie des moyens qui sont en faveur d'une logique sécuritaire.

Mais cette logique n'est pas compatible avec une logique des libertés publiques. Le système des libertés publiques postule que les citoyens sont a priori innocents. Sans motif valable et légitime, personne n'a à être l'objet d'une surveillance quelconque s'il n'y a pas de menace avérée de la part de personnes identifiées. 

L’aspect collectif et punitif dans ce genre de dispositif pose question.

Nous assistons à la multiplication de dispositifs sécuritaires qui, en termes de captation de données, se multiplient. Cela s'inscrit dans un contexte plus global de dépréciation des libertés publiques, où tout le monde est suspect. Cela conduit à employer les moyens les plus disproportionnés pour pouvoir essayer de d'augmenter l'efficacité de l'action sécuritaire.

Quel est l’historique du détournement de mesures sécuritaires à d’autres fins ?

Pierre Beyssac : Le problème n'est en effet pas académique, les détournements de finalité des fichiers de police étant la règle plus que l'exception, que ce soit par l'administration elle-même ou par des initiatives individuelles de policiers violant le règlement.

La liste des mesures initialement antiterroristes étendues par la suite ne finit pas de s'allonger. Les mesures "temporaires" de l'état d'urgence suite aux attentats du 13 novembre 2015 ont largement été reportées dans la loi "habituelle" et permettent de surveiller les organisateurs de manifestations potentiellement violentes. Il en est de même des blocages sans juge de sites web, que la loi SREN (sécuriser et réguler l'espace numérique) est en train d'étendre très largement pour accélérer, sous couvert de désengorger la justice mais au détriment des protections fondamentales qu'elle nous offre.

On assiste même à une extension de la surveillance bien au delà des simples pouvoirs de police : ainsi la CAF (caisse d'allocations familiale) utilise massivement, pour détecter la fraude, des algorithmes qui s'approchent de l'idée de "crédit social" à la chinoise. Le dernier projet de loi de finances prévoit que les autorités de transport aient un accès direct aux fichiers du fisc pour se retourner plus facilement contre les mauvais payeurs, etc.

Rafaël Amselem : Cette dérive a été constatée lors des attentats en 2015. L'état d'urgence sécuritaire a été mis en place et parmi les mesures phares figuraient des arrestations administratives.

Des arrestations étaient mises en œuvre par l'administration. Il n’y avait pas de juge  qui établissait le fait qu'on pouvait enlever la liberté d'un suspect. L'administration prenait cette décision, donc sans règles afférentes à la séparation des pouvoirs, au contrôle judiciaire, à la garantie des droits. Il y a eu un nombre très conséquent d'arrestations qui ont été opérées sans obtenir des condamnations très nombreuses. Il y a vraiment eu un grand écart entre le nombre d'arrestations et les condamnations finales. Cela montre bien que ce sont des dispositifs qui peuvent être détournés. 

Les dispositifs de l'état d'urgence ont aussi été employés contre des militants écologistes. Cela n’avait rien à voir avec le terrorisme islamiste qui était visé. Les dispositifs de libertés publiques ne sont pas des mécanismes qui viennent nier le problème sécuritaire. Les libertés publiques ne sont pas un système qui ont été pensé pour protéger le coupable de condamnations. 

Le système de libertés publiques vient beaucoup plus rappeler que le pouvoir tend à un surcroît d’efficacité en prétextant différents motifs, souvent de bonne foi, de sécurité, d'efficacité.

Il faut donc imposer des limites internes à l'Etat qui vont réfréner son action et garantir la dignité des administrés, des citoyens pour qu'ils ne subissent pas l'arbitraire de l'Etat. 

Si nous sortons de la logique de l’état d’urgence, nous n'avons plus que des citoyens libres qui peuvent opposer à l'Etat des droits politiques visant à garantir leur liberté. 

Si tout le monde est suspect, il est possible d’employer des moyens afin de pouvoir accroître les dispositifs de surveillance. Et cela menace la liberté. Le contrôle pénal intervient seulement une fois qu'une infraction est constatée en principe. 

Quel précédent cela crée-t-il en matière d’acceptation d’un contrôle social ?

Pierre Beyssac : La population a été familiarisée avec les objets technologiques de traçage pendant la période covid. Celle-ci a constitué une sorte de laboratoire technologique pour l'État, comme aujourd'hui les JO, et bien au-delà de la seule Île de France qui accueille ceux-ci. Les mesures covid, bien que temporaires et compréhensibles, ont facilité le déploiement d'habitudes et de techniques administratives qu'on voit maintenant réapparaître pour les JO et qui risquent de s'étendre sans contrôle si nous n'y prenons pas garde.

Les mesures prises ici et là nous rapprochent d'année en année, par petites touches progressives mais sans équivoque, d'une situation à la chinoise. Certaines d'entre elles sont invisibles puisque relevant d'échange de fichiers entre acteurs sur lesquels le citoyen n'a d'autre visibilité que lointaine, car législative. Il est donc essentiel d'informer.

En raison de l'omniprésence du numérique dans nos vies, la tentation au technosolutionnisme de surveillance et sécuritaire pour "faciliter" l'action de l'État est de plus en plus forte.

On voudrait qu'elle reste résistible et que notamment l'État fasse plus d'efforts pour se prémunir de ses propres excès.

Rafaël Amselem : Cela augure quelque chose d’excessivement mauvais et dangereux. Nos sociétés s’habituent avec la multiplication de mesures de la sorte. Ce problème s’était déjà posé lors de la crise sanitaire avec le système des attestations. Les citoyens se sont tous transformés en fonctionnaires de notre propre liberté. Nous avons déjà habitué la population à ces mesures là. 

Nous sommes en train de les ancrer au coeur de la société, de les banaliser. 

Dès qu'il y a un événement d'ampleur, comme un événement sportif, il va falloir prendre des mesures de contrôle social assez larges. Les moyens déployés sont exorbitants. Il faut prendre conscience que cela participe à l’installation d’un système où la population va être de plus en plus habituée à accepter ces dispositifs.

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