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Derrière le cas Meghan & Harry, le conflit de générations généralisé qui fragilise les démocraties occidentales
©DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Droits, devoirs et intérêt général

Les sondages au Royaume-Uni montrent que si les Britanniques jugent sévèrement la volonté d’indépendance du couple princier, la seule catégorie de population à l’approuver est celle des Millennials. Un clivage représentatif du mouvement de retrait de nombre de jeunes Occidentaux.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Chloé Morin

Chloé Morin

Chloé Morin est ex-conseillère Opinion du Premier ministre de 2012 à 2017, et Experte-associée à la Fondation Jean Jaurès.

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Atlantico.fr : Meghan et Harry, la duchesse et le duc de Sussex, ont annoncé il y a une semaine qu'ils désiraient  "se mettre en retrait de leur rôle de représentants permanents de la famille royale " et allaient "travailler à devenir financièrement indépendants". Une attitude qui a choqué la grande majorité de la population britannique à l'exception des millennials.

Bien que les circonstances soient tout à fait différentes, l'attitude de Meghan et Harry peut être mise en relation avec le comportement des millennials aujourd'hui. Alors que les générations précédentes peinent parfois à se reconnaître dans le modèle actuel de la société, elles en jouent néanmoins le jeu contrairement aux millennials qui préfèrent se mettre en retrait. D'où vient cette fracture ? 

Edouard Husson : Les Millennials, que l’on appelle aussi « Génération Y », sont nés entre 1981 et 1996. Ils sont largement des enfants de soixante-huitards et ils ont gardé de leurs parents un désir d’autonomie et la tendance à mettre en cause systématiquement ce qui leur est légué. Par ailleurs, ils ont tendance à se protéger des conséquences de l’individualisme absolu, dont ils ont vu les dégâts chez leurs parents. La vie ne consiste plus pour eux à des engagements sincères successifs: dans la vie privée ou professionnelle, ils ne donnent qu’une partie d’eux-mêmes. Il faut dire qu’ils sont, beaucoup plus que leurs parents, des représentants de l’ère numérique. Ils ont vécu le saut du micro-ordinateur au smartphone et à la tablette comme quelque chose de naturel. C’est la première génération qui fait d’internet sa source quasi-exclusive d’informations. Ces dernières sont tellement abondantes et accessibles que les Millennials en consomment à la tonne, souvent sans esprit critique. 

Chloé Morin : Dans beaucoup de démocraties européennes, la société dans son ensemble a une forte tendance à porter un regard très dur sur les jeunes générations - en particulier les Millennials, qui semblent incarner à eux seuls toutes les dérives de nos sociétés contemporaines. C’est vrai en France, mais aussi au Royaume Uni où Ipsos MORI a montré dans une enquête très intéressante que parmi les 5 mots qui reviennent le plus souvent pour décrire les Millennials, se trouvent les mots « matérialistes », « égoïstes », « paresseux » et « arrogants ». Par comparaison, les 5 mots qui reviennent le plus pour décrire les Baby Boomers sont « respectueux », « travailleurs », soucieux de leur entourage et de la communauté à laquelle ils appartiennent, bien éduqués, et éthiques… On mesure là l’écart gigantesque de perceptions ! 

Dès lors que ces générations sont perçues comme si différentes par l’opinion publique, il n’est pas étonnant, du point de vue de l’opinion, que les représentants des Millennials que sont Harry et Meghan se comportent différemment de leurs aînés, et aient des aspirations tout à fait différentes. Cependant, ce que révèlent les études réalisées au Royaume Uni, c'est que très souvent les Millennials sont très différents de l’image que l’opinion en a. Ainsi, ils sont pour la plupart beaucoup plus éduqués que les générations précédentes, se déclarent motivés par leur travail plus que la moyenne (12% des Millennials Français contre 6% des travailleurs plus âgés, 19% et 8% respectivement chez les britanniques…), là où leurs aînés les perçoivent comme mal éduqués et fainéants. En outre, leurs aspirations en matière de travail ne sont pas très différentes de celles de leurs aînés, contrairement à ce que l’on pourrait penser : être récompensés de leurs efforts, des managers humains et soucieux des gens, des conditions de travail agréables…

Pour résumer, il faut aller au delà des idées reçues sur les Millennials, et observer leurs comportements réels plutôt que rester collés à l’idée que nombre de personne s’en font. A ce titre, les comportements de Meghan et Harry seront sans doute perçus par certains comme égoïstes, « souhaitant le beurre et l’argent du beurre », renonçant à leurs « responsabilités »… alors que eux pourront voir leur choix comme celui d’une vie plus modeste, celle de salariés « lambda », ne souhaitant pas de privilèges, et aspirant à une vie plus simple…

Ce retrait qui là prend la forme d'une fracture n'est-il pas la somme des multiples fractures qu'ont vécu les générations antérieures ? 

Edouard Husson : Les Millennials sont une réalisation de la monade leibnizienne. La monade n’est pas violente vis-à-vis de ses congénères. Mais elle est, par conséquent, assez peu capable de supporter une violence externe. Regardez la sensiblerie de beaucoup de Millennials au moment du résultat du Brexit ou de l’élection de Trump. Le déni de réalité pouvait être commun avec la génération précédente. Mais la réaction était beaucoup plus fataliste que chez les parents, qui ont essayé, au parlement, d’arrêter le Brexit ou les grands-parents, aux Etats-Unis, qui essaient de destituer Trump. Dans la génération Y, quand on est anti-Trump, on se replie encore plus sur soi. La réaction de Meghan est à la fois grotesque et significative: elle ne veut pas habiter à Los Angeles tant que Donald Trump est président. Les deux réalités contre lesquelles les Millennials veulent se protéger sont, bien entendu les crises économiques, qui font partie du paysage et engendrent les fractures sociales, alors que leurs parents avaient pris les Trente Glorieuses comme naturelles; et le caractère fragile du couple, puisque leurs parents leur ont légué la libération des moeurs. 

Chloé Morin : Avec cet événement, comme avec le débat sur les retraites ici en France, nous prenons conscience que chaque génération a des perceptions parfois éloignées de celles de la génération qui précède, et façonnées par des événements collectifs et des phénomènes sociaux particuliers. On ne comprend pas l’attachement des Britannique à Elisabeth II si l’on ne comprend pas l’attitude de la famille royale pendant la seconde guerre mondiale - soit juste avant son accession au trône. 

Il est tout à fait normal que ceux qui ont grandi avec internet n’aient pas le même rapport au temps et à la hiérarchie… Ou que ceux qui ont grandi dans une France du plein emploi n’aient pas le même rapport au risque économique, à la rémunération et au concept de « carrière », par exemple. 

Lorsque vous parlez de fracture, le plus frappant à mes yeux est le sentiment que celle qui sépare le « peuple » et les « élites » grandit génération après génération. Même si une partie de l’histoire est toujours embellie et reconstruite a posteriori, les médias semblent aujourd’hui refléter une forme de haine à l’égard d'une partie de la famille royale britannique, et sans équivalent de ce que l’on a connu au temps de la mère de la reine actuelle et de Winston Churchill… Cette fracture est en partie une réalité, puisqu’au Royaume Uni, les baromètres de confiance en la politique montrent une défiance grandissante depuis quelques décennies, qui atteint des sommets historiques aujourd’hui. 

Mais il faut aller au delà de cette première perception pour explorer les causes profondes du phénomène, et mesurer à quel point les médias et leur fonctionnement actuel peuvent contribuer à tordre la réalité. A l’ère des réseaux sociaux et des chaines d’infos en continu, le moindre scandale prend une résonance planétaire et immédiate. De plus, lorsqu’on regarde les cotes de popularité de la famille Royale Yougov, les 3 personnalités préférées de la famille royale étaient - en juin 2019 - Elisabeth II à 72%, Harry à 71% et William à 69%… Meghan Markle arrivait loin derrière, à 49% d’avis positifs, mais cela reste supérieur aux cotes de popularité de nombreux politiques en exercice dans la plupart des pays…

Dès lors, il apparaît que ce qui a changé entre les années 50 et aujourd’hui, c’est sans doute moins la popularité de la famille royale en elle-même, mais les attentes et valeurs de la société, ainsi que le fonctionnement médiatique, qui impose une transparence de tous les instants et une pression énorme sur les « personnages publics ». Cette pression explique que les « scandales » et « écarts » que les puissants pouvaient autrefois camoufler aisément soient aujourd’hui exposés au grand jour. En outre, les réseaux sociaux et l’instantanéité médiatique font que les citoyens/spectateurs n’ont plus le même rapport à la hiérarchie et au temps : il leur faut tout, tout de suite, l’information comme les réponses des puissants à leurs questions ; ils acceptent le privilège et la hiérarchie, mais pas sans contreparties, en l’occurrence une forme de « devoir » que la famille royale aurait à leur endroit, de se laisser photographier en toute circonstance et partout… 

S'ils critiquent la société actuelle et souhaitent rompre avec elle, les millennials n'y renoncent pourtant que partiellement : par exemple, ils ne renoncent pas à tout confort financier. Pourquoi ce renoncement partiel ? Est-ce la marque d'un certain égoïsme ? Quels regard les jeunes portent-ils sur leur pays, l'intérêt général, leurs responsabilités ? 

Edouard Husson : On n’a pas pour l’instant analysé en profondeur les conséquences de la révolution sexuelle. Les Millennials sont les premiers enfants de l’âge de la contraception généralisée. Nous ne mesurons pas encore la mutation que représente le passage d’un monde où l’on choisissait de ne pas avoir d’enfants, en jouant à cache-cache avec la nature, à un monde, où la stérilité de l’acte sexuel est la norme, grâce à la contraception généralisée et où l’on choisit de ne pas y avoir recours pour avoir des enfants. Les Millennials sont apparemment les enfants d’un choix rationnel de leurs parent: la paternité ou la maternité choisies et non plus subies. En fait, quand l’on réfléchit bien, on est passé de la rationalité naturelle et collective -  il existait un âge de la vie où, sauf exception, on engendrait la génération suivante - à une rationalité beaucoup moins évidente, derrière les apparences, celles du choix individuel des parents - et, souvent de la difficulté qu’il y a à faire coïncider un « désir d’enfant » masculin et féminin. Le Millennial se le dit rarement mais il se sent beaucoup plus l’effet du hasard que ses parents ou ses grands-parents. Leurs parents étaient nés du fait qu’à chaque génération une société se reproduisait. Eux-mêmes sont nés d’un choix passager fait par deux parents qui, souvent, ne vivent plus ensemble au moment où les Millennials arrivent eux-mêmes à l’âge de se mettre en couple. Cela change tout dans le rapport à la collectivité, aux générations précédentes, à la nation etc...

Chloé Morin : Il faut faire attention à distinguer les idées reçues très répandues sur les Millennials, et les « jeunes » en général, de ce que nous révèlent en réalité les études sur leurs comportements. Pourquoi, après tout, Harry représenterait-il mieux cette génération que le très poli et discipliné William, gendre idéal du Royaume Uni? Certains clichés s’avèrent vrais, d’autres très éloignés de la réalité des comportements et aspirations de cette génération si peu aimée. 

Lorsque l’on regarde les études Britanniques, il est vrai que les Millennials votent moins que les générations précédentes, ils sont beaucoup moins politisés et impliqués dans des partis politiques, et donc leur vote est beaucoup plus volatil que les autres. Ils sont également moins enclins à soutenir les mécanismes de redistribution de la richesse nationale que les autres générations. Dans toute l’Europe, ils sont nettement plus nombreux à pencher à gauche qu’à droite (24% contre 11% en France, 19% contre 4% en Grande Bretagne, 26% contre 15% en Italie…). 

C’est, s’agissant des jeunes britanniques, la génération la moins religieuse du Royaume Uni - mais ceux qui déclarent une religion sont aussi pratiquants que leurs aînés. Lorsqu’on observe leur niveau de confiance dans les services publics ou dans le gouvernement, on remarque que les Millennials expriment davantage de confiance que leurs aînés. 

Cette génération que l’on dit nihiliste, consumériste, égoïste, repliée sur elle-même est donc bien éloignée des clichés communs. Sansêtre exemplaire, elle n’est ni plus ni moins que le produit de son temps, comme les précédentes...

Finalement outre l'expression d'un dégoût de la société n'est-ce pas aussi la marque d'une peur de l'engagement ? 

Edouard Husson : Les Millennials n’ont plus trouvé de cadres dans lesquels s’insérer. Ils manquent de consistance. Ils veulent garder à chaque instant une diversité d’options. Ce sont des existentialistes zappeurs. Les enfants de Sartre croyaient encore qu’ils avaient deux ou trois options au maximum à disposition - comme on n’avait que trois chaînes de télévision jusqu’au début des années 1980. Les enfants de Steve Jobs ont à chaque instant une infinité de possibles. Quand ils regardent dans le rétroviseur, ils ont le sentiment d’un hasard absolu, bien plus fort que le sentiment de l’absurde de leurs parents; quand ils regardent vers l’avenir, ils renforcent le sentiment de l’absurde par le fait qu’ils choisissent, théoriquement, entre une infinité de possibles. Ils sont sceptiques sur le choix qu’ils font effectivement et se font des illusions sur le fait qu’ils auraient pu choisir un millier d’autres possibles. En fait, la société numérique offre souvent des possibilités identiques sous des apparences différentes. Harry et Meghan se racontent que le protocole de la famille royale les empêche de se réaliser. Evidemment, Harry a peur que Meghan reproduise le destin de Diana sa mère. Mais le couple ne voit pas la banalité de la vie de starlettes qu’ils vont mener, qui va ressembler à celle de dizaines d’autres couples de Millennials riches et sera d’un conformisme étouffant. Aujourd’hui, l’originalité consiste au contraire à être conservateur, à réduire apparemment « sa liberté » pour mener une vie consistante, structurée par des institutions, dévouée aux autres et transmise à une nouvelle génération.  

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