Derrière la chute de la compassion des Français pour les pauvres, les tensions liées à l’immigration ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Un migrant en provenance d'Afrique sous la pluie à Calais.
Un migrant en provenance d'Afrique sous la pluie à Calais.
©Reuters

Entre indifférence et défiance

Selon une étude de l’INSEE datant de 2011, les divergences de niveau de vie sont évidentes, notamment entre la population française et la population immigrée. La tendance à amalgamer "pauvreté" et "immigration" fait que le problème social est de plus en plus vu par les Français comme un problème d’immigration uniquement, les rendant de ce fait moins compatissants à l'égard de la pauvreté.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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I. La parole aux chiffres

Nicolas Goetzmann : Dans une étude publiée au début de ce mois de septembre, le CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) indiquait : " En 2014, le soutien à l’Etat providence vacille ". Cette conclusion est le résultat d’une enquête marquant une " moindre compassion à l’égard des plus démunis " de la population française. 64% des répondants pensent que " s’ils le voulaient vraiment, la plupart des chômeurs pourraient retrouver un emploi ", 76% "estiment qu’il est parfois plus avantageux de percevoir des minima sociaux que de travailler avec un bas salaire". Le chiffre le plus marquant concerne les aides aux familles : pour 63% des interrogés, celles-ci sont jugées suffisantes, contre 31% en 2008, ce qui marque une rupture totale après 6 années de crise.  Le CREDOC s’étonne de ces résultats : "Cette situation est atypique car, habituellement, en temps de crise, l’opinion attend généralement davantage d’intervention de la part des pouvoirs publics en direction des plus démunis."

Pourtant, les économistes Alberto Alesina, directeur du département d’économie de l’Université d’Harvard, et Edward Glaeser, professeur d’économie de la même Université avaient pu anticiper ce phénomène dès le début des années 2000. En effet, dans un livre intitulé Combattre les inégalités et la pauvreté, les deux auteurs cherchaient alors à comprendre les différences de modèle social entre les pays européens et les Etats-Unis. Après avoir passé en revue, sans succès, les différents facteurs économiques, Alesina et Glaeser formulaient une hypothèse. Si la redistribution aux Etats-Unis est moins intense qu’en Europe, cela est principalement la conséquence d’un facteur racial.En assimilant pauvres et minorité raciale, la population " majoritaire " fait le choix de ne pas soutenir les politiques de redistribution :

"Les contribuables seront automatiquement plus favorables aux dépenses sociales quand les prestations vont à des gens qui leur ressemblent physiquement et socialement ".

Afin de prouver leur théorie, les deux auteurs ont pu analyser la corrélation entre dépenses sociales et diversité raciale à travers un échantillon de 160 pays. Les résultats obtenus viennent valider l’hypothèse, plus la diversité raciale est forte, moins la redistribution est élevée. Ainsi, les économistes indiquent : "La fragmentation raciale est le meilleur facteur prédictif des dépenses sociales".

Sur cette base, Alesina et Glaeser comparent la situation européenne et prédisent :" En Europe occidentale, la composition ethnique et raciale est en train de changer. L’immigration en provenance d’Afrique du Nord et d’Europe de l’Est va rendre la région moins homogène.Et l’extrême droite européenne joue déjà la carte raciste pour s’opposer aux politiques sociales. Nous prédisons qu’avec la montée de l’hétérogénéité en Europe, même la droite " respectable " va évoluer dans cette direction ".

Mais pour qu’une telle mécanique puisse " prospérer ", elle doit pouvoir s’appuyer sur une réalité sociale. Car la thèse des auteurs repose sur l’identification de la pauvreté sur critère racial aux Etats-Unis. Il reste à en vérifier les fondements en France.

Selon une étude de l’INSEE datant de 2011, les divergences de niveau de vie sont évidentes, aussi bien entre la population française et la population immigrée, qu’au sein même de la population française, en fonction de l’origine des parents.

Si un immigré dispose d’un niveau de vie moyen inférieur à 20% de celui d’un Français de parents nés Français, un Français dont les parents sont originaires d’un pays d’Afrique dispose quant à lui d’un revenu lui étant de 30% inférieur.

Concernant la pauvreté, la même réalité existe :

Un Français sur trois né de parents originaires d’un pays d’Afrique est pauvre (33.5%), contre 10.6% des Français de parents nés français. De la même façon, 28.5% des immigrés sont pauvres.

Une situation qui s’insère dans les propos d’Alesina et Glaeser : " La recherche spécifique sur l’aspect " dépenses sociales " et les travaux généraux sur la discrimination raciale concordent parfaitement. La littérature sur le préjugé (..) montre que l’hostilité vise davantage ceux qui sont différents, c’est-à-dire définis comme appartenant à un groupe extérieur reconnaissable à un critère saillant. Dans ces conditions, lorsque les minorités tiennent une grande place parmi les pauvres, il devient possible de soulever les majoritaires contre les transferts d’argent à des gens qui " ne sont pas comme eux " .

Ainsi, selon Alesina et Glaeser, le phénomène de baisse du soutien au modèle de l’Etat providence ne relèverait pas directement d’une moindre compassion à l’égard des pauvres. Derrière cette indifférence d’apparence à l’égard des plus fragiles, c’est une défiance à l’égard des immigrés et de leurs descendants qui apparaît en filigrane. 

II. La situation française

Atlantico : Alors que deux Français sur trois se disaient compatissants à l'égard des pauvres il y a encore  quelques années, depuis 2008 ils ne sont plus qu'un sur trois à se prononcer en ce sens (enquête menée par le Credoc, publiée par 20 minutes). Les Français sont-ils entrés dans une dynamique de remise en cause de l'Etat providence ? Quels autres indices attestent de leur rejet des "assistés" ?

Laurent Chalard : Cette évolution témoigne de profonds changements dans les mentalités des Français, qui pensent de plus en plus comme les Anglo-saxons. La montée de l’individualisme rend nos concitoyens moins solidaires, accordant une part beaucoup plus importante, au fur-et-à-mesure du temps, à l’initiative individuelle et donc au fait que chaque individu serait responsable de son propre destin. La " liberté ", primordiale dans le monde anglo-saxon, a donc tendance à l’emporter sur " l’égalité ", concept sur lequel repose l’Etat-providence, et auquel nos concitoyens furent très attachés depuis la Révolution française. Cela traduit le passage d’une vision idéaliste de l’organisation d’une société (l’inégalité n’existe pas entre les individus) à une vision plus pragmatique (l’inégalité est un élément constitutif de toute société), mais aussi plus égoïste.

Le rejet des " assistés " se retrouve sur le plan électoral, puisque la thématique de la dénonciation de l’assistanat est de plus en plus reprise dans les discours, à droite, mais aussi dans une partie de la gauche. L’extrême-droite s’est d’ailleurs emparée avec le succès que l’on sait du sujet. Ce rejet se traduit aussi sur le plan fiscal, une partie de l’évasion fiscale reposant sur le fait que certains de nos concitoyens, plutôt aisés, considèrent que l’Etat n’utilise pas de manière satisfaisante leur argent

Guylain ChevrierIl est certain qu’aujourd’hui dans ce domaine, des tensions d’une nouvelle ampleur se développent dans la société française. L’économie de sous-emploi qui caractérise la France, ce qu’elle partage avec d’autres pays européens, crée les conditions d’une intégration sociale qui bat de l’aile et produit plus d’inégalités et d’individualisme. On assiste à une montée de ce dernier dans le contexte d’un recul du sens de l’intérêt général et de la légitimité du contrat social issu des Trente glorieuses.

C’est le reflet d’une situation où aucune vision d’ensemble relevant d’un projet politique cohérent n’est à l’ordre du jour de nos gouvernants mais une espèce de fuite en avant chaotique où on découvre, sans aucune anticipation, l’impossibilité de prévenir, ni de guérir un certain nombre de maux sociaux, alors que l’on ne cesse d’investir dans ce domaine. Dans le même temps, on entend l’Union européenne demander des réformes structurelles, en mettant en cause les budgets sociaux et les acquis qui y sont liés, au nom d’une compétitivité propre aux exigences de la mondialisation.

Il ressort de cette situation un pessimisme qui conduit à s’interroger sur l’efficacité d’un système de protection sociale qui peut apparaitre à certains comme ne pouvant être indéfiniment financé, la pauvreté et sa prise en charge sociale comme le gouffre qui nous aspire vers le bas. Le gouvernement et l’actuelle majorité au Parlement, tout en prétendant vouloir maintenir l’Etat-providence, n’entendent pas rebattre les cartes du système, et ainsi, n’ont comme seule marge de manœuvre l’action des vases communiquant entre des classes moyennes qui le financent largement, en se sentant de plus en plus éreintées, et des pauvres qui en bénéficient dont la cohorte grossit et ressentis exagérément comme assistés.  Le fondement de notre système de solidarité conçu selon le principe de " chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins " s’en trouve moralement fragilisé. Les minimas sociaux, la Couverture maladie universelle, le Droit au logement opposable, qui sont autant d’instruments essentiels de la lutte contre les exclusions, semblent soudain représenter l’assignation à une nouvelle condition sociale d’assistance qui protègerait plus les pauvres que les autres, laissant trainer l’idée que l’on en ferait trop.

Sans changer quelque chose dans les paramètres du système actuel où seul le marché compte, ce si beau et solidaire contrat social qui est le nôtre risque de ne pas résister longtemps. On entend de plus en plus de Français qui hier étaient des résistants à la logique financière, défenseurs de l’Etat social, se raviser et douter. Ce qui souligne la profonde détresse de notre société, qui y perd l’idée même de faire peuple, qui ne peut laisser non plus notre démocratie indemne.

Voici presque dix ans, les économistes Alberto Alesina et Edward Glaeser expliquaient dans Combattre les inégalités et la pauvreté - Les Etats-Unis face à l'Europe que si les dépenses sociales étaient si contrastées entre les deux continents, cela tenait pour partie à des raisons d'ordre institutionnel, mais aussi racial, relevant que "les contribuables seront automatiquement plus favorables aux dépenses sociales quand les prestations vont à des gens qui leur ressemblent physiquement et socialement". Sachant qu'en France le taux de pauvreté des immigrés nés hors de l'Union européenne était de 26,8 % en 2010 contre 10,8 % chez les Français nés sur le territoire (chiffres Eurostat), cela signifie-t-il que les Français n'apposent pas seulement des considérations sociales sur le mot "pauvre" ? La réalité est-elle plus complexe que cela ?

Guylain ChevrierNous ne sommes pas aux Etats-Unis, un pays qui s’est construit sur la différenciation raciale. Pour autant, dans un contexte de réduction de la croissance dont les parts à partager se font de plus en plus maigres pour la généralité de ceux qui travaillent vis-à-vis de ceux qui sont aux minimas sociaux, les pauvres qui viennent d’ailleurs et voient la France comme leur salut, peuvent apparaitre comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

On joue sur cette dialectique à l’extrême-droite, d’autant plus qu’à la gauche de la gauche, existe une frange politique qui désigne les pauvres comme avant tout symbolisés par l’immigré, l’immigration étant devenue une sorte de sujet tabou, comme si les Etats n’avaient pas une responsabilité engagée dans le domaine de la maitrise des flux migratoires. L’idée d’une nation souveraine en est même contestée derrière un discours qui milite en faveur de la fin des frontières laissant libre la circulation des hommes, dans le prolongement d’une libre circulation des capitaux. Un discours qui désigne ainsi, à front renversé, l’immigré comme un risque alimentant une logique de bouc-émissaire de tous les maux. Il n’est pourtant là que l’aspect émergé d’un iceberg, portant sur lui des tensions qui mettent bien plus profondément en cause les politiques économiques et les choix d’orientation de notre société depuis une vingtaine d’années, particulièrement ceux inscrits dans une Union européenne incapable, de traité en traité, de résoudre les difficultés que nous rencontrons. La tension que connait déjà l’Etat-providence entre les pauvres et les autres se voit, du coup, majorée du côté de l’immigration.

Laurent Chalard : Il ne faut pas nier que l’importance de la pauvreté, parmi les immigrés nés hors de l’Union européenne, est un des facteurs explicatifs de la désolidarisation des Français envers les pauvres. Il suffit de discuter avec des Français des classes populaires pour comprendre l’existence d’un ressenti très fort de nos concitoyens que les aides sociales en France sont d’abord destinées en priorité aux populations issues de l’immigration, qui, étant donné leur pauvreté plus importante que les autochtones, bénéficient effectivement plus souvent de ces aides. La tendance à amalgamer "pauvreté" et "immigration" fait que le problème social est de plus en plus vu par nos concitoyens uniquement comme un problème d’immigration, ce qui est très réducteur et risque de faire passer à côté du principal problème, qu’est l’insuffisante création d’emplois de notre système économique.

Peut-on parler d'échec du modèle d'intégration français ? Dans quelle mesure cette baisse du sentiment de solidarité des Français vis-à-vis des plus modestes est-elle l'émanation d'un mouvement de communautarisation incontrôlé ?

Laurent Chalard : Le terme " échec " est peut-être un peu fort, dans le sens qu’une partie des immigrés et de leurs enfants sont bien intégrés et occupent un emploi. Ce modèle a donc fonctionné pendant un temps, mais il semble aujourd’hui arrivé à bout de souffle dans un contexte de crise économique pérenne et de montée du communautarisme. En effet, dans le contexte actuel, le repli sur soi l’emporte et concerne toutes les catégories de population dans notre pays. Les populations autochtones, qui traversent une insécurité culturelle, se replient sur leur culture et donc rejettent les autres et la solidarité qui va avec. Les Français ont perdu leur capacité d’ouverture. L’époque où ils considéraient qu’il était de leur devoir d’aider les plus pauvres, à commencer par les immigrés, semble révolue. Ce changement s’explique aussi par un facteur démographique : tant que les populations issues de l’immigration étaient peu nombreuses, les aider paraissait naturel ; désormais que leurs effectifs sont beaucoup plus importants, cela n’est plus le cas.  

Guylain Chevrier : Ce n’est pas le modèle d’intégration français qui est en cause, mais les conditions extrêmement difficiles de mise en œuvre qu’il connait. Le chômage de masse n’est pas favorable à l’intégration d’une immigration pour laquelle, comme pour tout un chacun, l’insertion économique est au cœur de l’intégration sociale. Mais il est aussi un fait que l’idée d’une intégration républicaine est mise à mal par ce climat de crise de légitimité de l’Etat et de notre cohésion sociale, c’est-à-dire de perte de confiance dans un modèle de valeurs. Le principe d’égalité et la laïcité, sont désignés comme des obstacles à une reconnaissance de la diversité culturelle qui est de plus en plus présentée comme la nouvelle composante essentielle des droits humains, qui conduit à la séparation communautaire qui n’a pourtant rien d’humaniste. Dans ce prolongement, la volonté de traiter les difficultés d’intégration sur le mode de la discrimination positive, portée par une partie non négligeable de nos politiques, ne fait qu’encourager les choses dans ce sens, contribuant à invalider le modèle d’intégration français.

La façon dont une partie de l’islam pratiquant se referme sur lui-même à travers l’extension du port du voile qui signifie le refus du mélange au-delà de la communauté de croyance, la séparation identitaire sur une base ethnico-religieuse au sein de la société française de façon totalement contraire à l’esprit de nos institutions et du vivre-ensemble, participe indéniablement de l’encouragement à une baisse du sentiment de solidarité. Un mouvement comme le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) qui régulièrement en vient à ester en justice en faisant procès de son passé à la France à tout propos ou l’accuse d’un racisme généralisé, opposant les Français sur le mode de la couleur de la peau, réfute le sentiment d’appartenance. Il encourage encore à la séparation, au rejet de l’intégration qui passe par l’intériorisation des valeurs communes qui sont le pilier de notre République, liberté-égalité-fraternité, pour ne pas les nommer.

ATD Quart Monde dénonce une stigmatisation permanente que subiraient les pauvres et conduirait à un traitement discriminant privant ces personnes de leurs droits(1). Cette organisation réclame un statut de protection particulier à travers la reconnaissance par la loi d’« une discrimination pour cause de précarité sociale ». Si l’intention peut-être louable, d’une part, cela ne va-t-il pas dans le sens d’une exaspération des tensions qui traversent l’Etat-providence se cristallisant sur les pauvres, d’autre part, cela est-il bien un service à leur faire que de les auto-stigmatisés par la création d’un statut qui risque de les faire apparaitre comme encore plus à la marge de notre société, telle une catégorie mise à part. Cette discrimination positive a été mise en place aux Pays-Bas sous une logique de non-discrimination, créant un véritable statut d’handicapé social, et a rendu, contrairement aux attentes, largement inemployables aux yeux des chefs d’entreprises ces personnes,  les considérant comme définitivement diminuées. Le statut de « pauvre » renverrait à figer les choses alors qu’il s’agit d’un état relatif à une situation inscrite dans des circonstances qui peuvent évidemment évoluer.

La création de ce statut social spécifique aux pauvres, sur le mode de la discrimination positive, procèderait d’une fracturation interne à l’Etat-providence. C’est encore le principe d’égalité, essentiel pour protéger les personnes en situation de pauvreté, qui serait ainsi mis à mal. Ne peut-on se rappeler que les Résidences sociales mises en place en France au début du XXe siècle, dans le prolongement du mouvement des Settlements anglais, ancêtre de nos centres sociaux, étaient fait pour accueillir des personnes en difficulté sociale mais aussi constituaient des lieux de rencontre et d’échange et de solidarité de toutes les catégories sociales comme lieu de création du lien social, de mélange. Si on veut que nous continuions de nous voir comme une société où le vivre-ensemble reste de cette teneur, ne prenons pas ce chemin d’une discrimination positive vue comme favorable aux pauvres, qui nous emmènerait un peu plus vers une société fracturée en identités sociales et culturelles concurrentes, se regardant en chien de faïence.

La France pêche-t-elle par excès d'euphémisme ? Derrière leur refus grandissant de l'assistanat dont témoigne l'enquête du Credoc, les Français cherchent-ils à envoyer un autre message ? Lequel ?

Guylain Chevrier : Les pauvres inquiètent comme le symptôme de ce que l’on ne veut pas voir, comme ce que l’on craint de subir soi-même demain. L’Etat-providence apparait de plus en plus comme prenant aux uns pour donner aux autres sans fin : seuls 48,5 % des Français paient l’impôt, en mettant ainsi à l’épreuve le contrat social qui fonde notre République et ses valeurs, alors que les Français restent majoritairement attachés à celui-ci mais que l’on déboussole. Cette tension atteint le sentiment de solidarité qui s’effiloche, alors que les politiques se désignent eux-mêmes comme les gestionnaires d’un système dépassé par des mécanismes extérieurs sous aucun contrôle, faisant voler en éclats toute idée de repères communs. Il en va de l’effritement du sentiment de faire communauté nationale et donc d’une crise grave et profonde de la cohésion sociale.

Sans doute faut-il entendre à travers les résultats de ces sondages comme un cri d’alarme, comme la volonté de faire entendre que cette dernière digue en quelque sorte, si elle cède, pourrait faire bien plus que des dégâts sociaux. Il y a quelque chose de l’ordre des enjeux de la civilisation derrière cela, de savoir si l’organisation en société est favorable ou contraire au progrès, si nous sommes condamnés à nous diviser et nous opposer, ou si nous pouvons vivre ensemble par la mise en commun de biens sociaux qui fonde un esprit de solidarité.

Laurent Chalard : Il est évident que la France pêche par excès d’euphémisme. Malheureusement, nous vivons dans un pays où les dirigeants politiques de droite comme de gauche, par manque de courage et/ou déconnexion totale du reste de la société, passent leur temps à se voiler la face, ne souhaitant pas nommer les phénomènes par leur nom. Manifestement, il y a un rejet grandissant de la politique de redistribution de richesse telle qu’elle existe actuellement puisqu’elle paraît totalement inefficace sur le plan économique, les plus pauvres (entendus les immigrés) demeurant toujours aussi pauvres et une partie d’entre eux ayant tendance à devenir dépendant des aides sociales, ce que l’on appelle l’assistanat. Les Français nous envoient donc comme message la nécessité de revoir notre système pour qu’il soit beaucoup plus proactif, c’est-à-dire tout simplement plus efficace !  

On a pu voir que Manuel Valls a déclenché des crispations dans son propre camp sur les thèmes de l'immigration et de l'économie. La gauche française étant traditionnellement favorable à l'Etat providence et à l'immigration, la thèse défendue par Alberto Alesina et Edward Glaeser tendrait-elle à démontrer que ce double objectif est impossible à mener sur le plan électoral ?

Laurent Chalard : Oui et non, cela dépendant fortement de la politique économique menée par la gauche et de ses résultats.

Si les immigrés arrivent à s’insérer rapidement sur le marché du travail et contribuent à la progression de la richesse nationale, ils peuvent d’une certaine manière " sauver l’Etat-providence ", contribuant à " remplir les caisses " de l’Etat. Dans ce scénario, leur taux de chômage diminuerait rapidement et ils seraient moins perçus par le reste de la population comme des " assistés ". Cependant, ce n’est malheureusement pas le cas actuellement, étant donné l’absence de politique d’immigration en France, l’immigration étant totalement subie, et de politique d’insertion des immigrés sur le marché du travail, puisque l’immigration de travail est marginale.

Par contre, si l’économie française demeure dans l’incapacité de créer des emplois, maintenant une masse de chômeurs conséquente, dont une part non négligeable des immigrés, l’Etat-providence risque d’être remis très rapidement en cause dans les urnes. En effet, la montée de l’individualisme et du communautarisme ne pourra que renforcer le rejet d’un système de redistribution des richesses, qui paraît totalement incapable de réduire les inégalités et semble favoriser principalement des immigrés sans emploi.

Guylain Chevrier: Les difficultés auxquelles l’Etat-providence se confrontent font monter les tensions au sein de notre société, et l’immigration comme on l’a vu, peut apparaitre comme une variable d’ajustement de ces tensions, comme poids plus ou moins important au regard des moyens alloués à une politique d’intégration jouant ou pas sur de larges régularisations. Cela est révélateur des contradictions qui traversent la gauche française qui ne peut aujourd’hui tout défendre sur le même plan, poussée à sortir de ses marques par l’opinion elle-même, comme d’ailleurs cela a pu être reproché à Manuel Valls plutôt critique sur l’immigration. Ceci étant, les enjeux du maintien de l’Etat-providence dépassent largement le cadre ses rapports avec l’immigration. On pourrait se contenter, comme l’exprimait Michel Rocard, de l’idée que "Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. La France doit rester une terre d'asile politique...mais pas plus".  Mais, pour bien voir les enjeux du maintien de l’Etat-providence, faut-il voir bien plus haut et bien plus loin. L’hétérogénéité de notre société ne doit pas prendre le pas sur ce qui nous relie, l’Etat-providence constituant principalement ce lien, pour inscrire le projet commun dans le prolongement de l’Article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : " Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. (Mais surtout) Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ". Une belle idée qui a fait son chemin et à laquelle il serait tragique de renoncer demain.

Pour lire le Hors-Série Atlantico, c'est ici : "France, encéphalogramme plat : Chronique d'une débâcle économique et politique"

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