Dans les petits coins de nos âmes : pourquoi les gens écrivent sur les murs des toilettes depuis au moins 2500 ans<!-- --> | Atlantico.fr
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Les lieux d'aisance ont toujours été un espace d'expression.
Les lieux d'aisance ont toujours été un espace d'expression.
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"Paul a p.... ici"

Leur existence est mentionnée dès l'époque romaine : les graffitis, des plus élaborés aux plus primaires, ont toujours occupé les murs des latrines, devenues toilettes. Analyse picturale (et de texte).

Stéphanie Lemoine

Stéphanie Lemoine

Stéphanie Lemoine, est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’art urbain : In situ (2005), Artivisme (2010) et L’art urbain, du graffiti au street art (Gallimard, 2012).

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Atlantico : Une étude très souvent citée dans le milieu de l'art urbain (voir ici en anglais) définit 3 catégories de graffitis. Les graffitis "touristiques" ("Paul était ici"), les graffitis de quartier (tags, art de rue), et les graffitis des toilettes publiques. Pourquoi ce dernier endroit insolite est-il propice à l'expression ?

Stéphanie Lemoine : Les graffitis dans les toilettes publiques sont sans doute aussi anciens que les latrines elles-mêmes. Les spécialistes de la question en mentionnent l'existence dès l'époque romaine et certaines inscriptions ont été recensées au XVIIIe siècle en Angleterre. 

La spécificité de ce type de graffitis tient à leur lieu d'élection et à l'activité qui s'y pratique : le propre (si l'on peut dire) des latrines est qu'il s'agit d'un espace confiné, à l'abri des regards, et où l'on est au coeur de l'intimité corporelle. Il est donc possible de s'y exprimer anonymement sans censure et sans risque, et d'autant plus que l'on y va pour pratiquer une forme de lâcher prise. Une telle activité invite bien sûr à se soulager aussi par des mots ou des images. 

Politique, personnel, poétique... Quelles sont les principaux thèmes abordés ?

Parce que les toilettes sont un espace intime, la majorité des graffitis y ont un contenu explicitement affectif ou sexuel, voire obscène. Ils sont souvent "sales", à l'image de l'espace lui-même et de l'activité qui s'y pratique. Cela va du juron au métadiscours scatologique, en passant par ce grand classique du genre : le dessin de bite.

Mais curieusement, on trouve aussi dans les toilettes des textes au contenu plus poétique ou philosophique, comme si le lieu invitait à méditer sur le sens de la vie, et notamment sur le caractère transitoire de toute chose ici-bas. Enfin, depuis la massification du graffiti new-yorkais dans les années 1970 et 1980, on trouve aussi dans les toilettes des tags, qui s'apparentent davantage au graffiti "touristique" dont on marque un lieu de passage pour y signaler sa présence.

Note-t-on une différence entre les graffitis "commis" dans les toilettes de femmes et d'hommes ? En quoi le fait que les toilettes publiques soient des lieux de où les genres sont cloisonnés peut-il influer sur ceux-ci ? 

Le graffiti (au sens large comme dans son acception plus étroite) étant majoritairement une activité virile, on peut supposer que les toilettes pour hommes en contiennent plus, et de plus obscènes. Les différences qui se font jour dans le contenu des graffitis y sont sans doute le reflet de divergences plus larges entre hommes et femmes : primat du sexuel chez les premiers, de l'affectif chez les secondes. Cela dit, les toilettes publiques ne sont pas toujours genrées, loin s'en faut. Difficile dès lors d'identifier les auteurs (généralement anonymes) des graffitis et leurs particularités.

Le fait que ce lieu soit a priori visité par tous, et de s'adresser à des inconnus peut-il être une source d'inspiration ?

Là où l'intimité qui caractérise les toilettes autoriserait une libération de l'expression, on constate au contraire la pauvreté des thèmes abordés sur les murs. Au fond, les gens n'y évoquent que ce qu'ils ont sous les yeux : leurs génitoires, leurs fèces ou les graffitis des autres. De même que quand on mange, la conversation finit toujours par rouler sur le contenu de l'assiette, quand on est aux latrines, on commente ce qu'on y fait ou ce que cela inspire (le sens de la vie). 

En quoi ces graffitis bien spécifiques - notamment de par leur lieu - peut-il être révélateur des fondements de notre culture, de notre société où le sexe est tabou ?

Les toilettes sont l'un des rares espaces publics qui échappent à la surveillance généralisée. En cela, elles offrent la possibilité de s'exprimer sans limites autour d'une activité elle-même sans limites. Depuis la libération sexuelle, les latrines sont aussi le dernier refuge de la pudeur. Le besoin d'y tracer des graffitis s'apparente dès lors à un retour du refoulé qui en dit long sur notre crainte de tout ce qui touche aux humeurs corporelles. Il faut sans doute voir là une manière de tourner en dérision un tabou.  

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