Daniel Kahneman, le prix Nobel d’économie qui nous a tant appris sur nos biais cognitifs <!-- --> | Atlantico.fr
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Daniel Kahneman s'exprime sur scène lors du New Yorker TechFest, le 7 octobre 2016 à New York.
Daniel Kahneman s'exprime sur scène lors du New Yorker TechFest, le 7 octobre 2016 à New York.
©Craig Barritt / Getty Images via AFP

Hommage

Olivier Sibony, auteur et professeur de stratégie à HEC, rend hommage à Daniel Kahneman, spécialiste de psychologie cognitive, d'économie comportementale et prix Nobel d'économie 2002, décédé à l'âge de 90 ans.

Olivier Sibony

Olivier Sibony

Olivier Sibony est consultant, auteur et enseignant (HEC Paris, Oxford, London Business School). Spécialiste de l'étude des biais cognitifs et comportementaux qui affectent la prise décision, il a publié des articles dans le McKinsey Quarterly et la Harvard Business Review (" Before you Make that Big Decision ", en collaboration avec Daniel Kahneman, prix Nobel d'économie 2002).

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Atlantico : Daniel Kahneman, qui vient de disparaître à l’âge de 90 ans, s’est largement fait connaître pour ses travaux sur les biais cognitifs. Et pourtant il était aussi économiste et a même reçu le prix Nobel en 2002. Qu’a-t-il apporté à l’économie que des économistes aux parcours plus classiques n’avaient pas intégré à leurs travaux ?

Olivier Sibony : Ce que l’on retient le plus souvent des travaux de Kahneman et Tversky, ce sont des observations psychologiques qui battent en brèche le modèle « rationnel » de l’économie classique. Cela ne veut pas dire que nous soyons « irrationnels », un terme que Danny détestait d’ailleurs employer. Mais simplement que nous sommes beaucoup plus intéressants que des machines à optimiser le profit individuel. 

En particulier, nous faisons des erreurs systématiques – les « biais cognitifs » dont tout le monde, aujourd’hui, a entendu parler. Prenez par exemple la « comptabilité mentale », le fait que les gens gèrent leur budget avec des « poches » différentes pour les dépenses courantes, l’épargne de précaution, l’épargne de long terme, etc.  C’est incompatible avec le modèle rationnel des économistes classiques, si cela nous conduit à payer des agios alors que nous avons une tirelire à côté. Mais cette « erreur » semble parfaitement raisonnable à celui qui la commet. Les gens ne sont pas « irrationnels » : c’est la définition de la rationalité qui est un peu courte. Grâce à Kahneman et Tversky, les économistes (notamment Richard Thaler) ont remis en question cette définition. 

Plus tard, on le sait moins, Danny a eu d’autres contributions essentielles, notamment à l’étude du bien-être, qui est devenue ce qu’on appelle « l’économie du bonheur ».

Vous êtes le co-auteur d’un livre « Noise Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter » (2022) écrit avec Daniel Kahneman et Cass Sunstein. Quel était le cœur du contenu de ces travaux communs ?

Grâce aux travaux de Kahneman et Tversky, de très nombreux décideurs ont pris conscience de l’importance des erreurs prévisibles que sont les biais cognitifs. Mais les biais ne sont pas la seule source d’erreur. Toutes les erreurs ne sont pas prévisibles ; et tous les individus ne font pas exactement les mêmes erreurs. A côté du biais, qui est l’erreur moyenne, il y a une erreur variable : le bruit. 

Ce sur quoi nous avons voulu attirer l’attention, c’est le fait que le bruit est une source d’erreur aussi importante que le biais. Si vous êtes radiologue et que vous identifiez le bon nombre de tumeurs en moyenne, vous n’avez pas de biais. Bravo ! Mais encore faut-il que vous les identifiiez chez les bons patients… Partout où l’on se repose sur le jugement humain, il faut donc combattre le biais, mais aussi le bruit.

Diriez-vous que ces enseignements sur la manière dont se forgent les opinions et même parfois les théories, en sciences humaines comme dans les sciences “dures”, ont été suffisamment comprises et retenues ?

En matière de méthode scientifique, Danny Kahneman a donné un exemple fascinant : il a été le pionnier de ce qu’il a appelé les « collaborations adversariales ». Dans une collaboration adversariale, deux chercheurs qui ne sont pas d’accord, au lieu de s’invectiver par articles savants interposés, se mettent autour d’une table, avec un troisième chercheur choisi comme arbitre, et essaient de parvenir à un point de vue commun. Dans certains cas, cela a donné de beaux résultats. Par exemple, quand Danny, qui se méfiait de l’intuition, a collaboré avec Gary Klein, qui en chantait les louanges, ils sont assez vite arrivés à se mettre d’accord sur les circonstances dans lesquelles on peut faire confiance à son intuition, et sur celles où il faut s’en méfier.

Mais ces collaborations restent l’exception… Comme le remarquait un jour Danny, le principal avantage de travailler avec des gens qui ne pensent pas comme vous, ce n’est pas que vous changez d’avis, c’est que vous devenez beaucoup plus fort pour défendre votre point de vue. Il plaisantait même que cet avantage était équivalent à 15 points de QI supplémentaire.

Si on s’intéresse aux débats qui agitent le pays, quel “bruit”, quel biais impactent selon vous les arguments échangés sur les finances publiques ?

Dès qu’on parle de politique, je me méfie des explications à base de biais. Je suis plutôt un libéral en économie, et je vais donc naturellement vous dire que nous sommes sujets à un terrible biais d’ancrage : à force d’avoir un déficit bien au-dessus de 3%, nous avons fini par considérer cela comme normal. Mais on aura beau jeu de me répondre que je suis moi-même victime de tel ou tel biais – par exemple, que je me conforme à la doxa budgétaire bruxelloise, ou que je suis influencé par mes sympathies politiques… 

Autrement dit, il faut se garder de faire des biais – ou du bruit – une arme rhétorique. La variabilité est un problème dans les jugements professionnels où il existe une réponse meilleure que les autres : chez le médecin, au tribunal, ou quand une entreprise fait un choix stratégique, par exemple. Là, si deux personnes ne sont pas d’accord, il y en a au moins une qui se trompe. Mais en matière politique, avoir des opinions différentes n’est pas un problème : ça s’appelle la démocratie.

Idem, certains décrivent la France comme un enfer libéral, d’autres comme un enfer étatiste. Que retenir des travaux de Daniel Kahneman pour qui essaie de se faire une idée honnête en la matière ?

Danny n’était pas macro-économiste (ni même économiste tout court !) Il n’a donc pas travaillé sur cette question. Mais je ne résiste pas à la tentation de mentionner un de ses derniers articles, qui touche à cette question, et qui illustre à merveille sa personnalité.

Danny avait travaillé avec Angus Deaton (également prix Nobel d’économie) sur le lien entre revenu et bien-être. Leur conclusion, publiée en 2010, avait fait grand bruit : au-delà de 75.000 dollars de revenu, le bonheur ne progresse plus. Cette conclusion avait été largement reprise par la presse, et souvent utilisée pour justifier, dans une logique utilitariste, un programme « de gauche » : si l’argent des riches ne leur apporte guère de bonheur supplémentaire, on peut améliorer grandement le bonheur collectif en les taxant pour redistribuer aux plus pauvres. 

Mais voilà qu’en 2020, un jeune économiste, Matthew Killingsworth, refait la même étude, et parvient à la conclusion contraire. Kahneman aurait pu hausser les épaules, mais pas du tout : il contacte Killingsworth et lui propose une collaboration adversariale, que celui-ci accepte.

Leur conclusion (en simplifiant un peu), c’est que Kahneman et Deaton s’étaient bel et bien trompés. Ce qu’ils auraient dû écrire, c’est que, au-delà de 75.000 dollars de revenu, le malheur ne régresse plus. C’est assez logique (une fois qu’on le sait) : si vous êtes malheureux malgré un revenu plus que décent, c’est sans doute pour des raisons que plus d’argent ne résoudra pas. En revanche, les gens qui sont heureux avec 75.000 dollars le seront bien plus encore si leur revenu double ou triple. On voit que les conclusions politiques qu’on peut en tirer ne sont plus du tout les mêmes… 

Cette histoire dit beaucoup du chercheur qu’était Kahneman. De son acharnement à découvrir la vérité, y compris et surtout quand elle contredisait ses propres conclusions. De sa passion pour la recherche, qui l’a occupé jusqu’à ses derniers jours. Et aussi du fait qu’il ne se souciait guère de l’utilisation politique qui pourrait en être faite par les uns ou les autres !

Daniel Kahneman, Cass R. Sunstein et Olivier Sibony ont publié "Noise. Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter" aux éditions Odile Jacob

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