Comment les prises de position d’Eric Zemmour ont contribué à le transformer en mouton noir du microcosme parisien <!-- --> | Atlantico.fr
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Eric Zemmour lors d'une séance photo pour l'AFP.
Eric Zemmour lors d'une séance photo pour l'AFP.
©JOEL SAGET / AFP

Bonnes feuilles

Etienne Girard publie « Le radicalisé, enquête sur Eric Zemmour » aux éditions du Seuil. Dans les milieux politiques, Eric Zemmour fascine. Le monde de l'édition et la télévision assurent une place privilégiée à l'essayiste aux idées conservatrices. Extrait 1/2.

Etienne Girard

Etienne Girard

Étienne Girard est journaliste politique à L'Express

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Zemmour aime à se présenter en intellectuel. Cela impressionne plus que polémiste, même s’il ne conteste pas le terme, qu’il tente de rattacher à la tradition française des «publicistes», ces éditorialistes engagés de la IIIe République, façon Zola, Rochefort ou Drumont. Patrice Carmouze se souvient d’une soirée passée avec lui à la sortie de Destin français, son essai de 2018. «Il voulait être reconnu comme un historien», témoigne l’ex-animateur télé. Durant tout le repas, devant des interlocuteurs qui n’ont pas lu le livre, il répète : «J’ai été chercher aux sources!» Cet ouvrage, qui retrace l’histoire de France sur mille ans, le journaliste l’a voulu élitiste, difficile d’accès, quitte à vendre moins, comme une carte de visite à destination des milieux académiques. «Je veux faire un livre qui fait référence», a-t-il annoncé à Lise Boëll. D’où une discussion forcément animée avec Barbara Lefebvre, une professeure d’histoire qui collabore à Destin français. Lors d’un déjeuner au restaurant, celle-ci tente de lui faire entendre que sa légitimité n’équivaut pas à celle d’un universitaire : «Je ne veux pas te le dire brutalement mais tu n’es pas un historien. Tu es un intellectuel, si tu veux.» L’intéressé réagit mal: «Pas du tout, pas du tout. J’ai fait un travail d’historien.»

Quand on lui demande lui-même de se définir, Zemmour se dit « journaliste et écrivain », et pas d’un petit niveau. Il l’explique à Victoire Beutter l’étudiante en master d’information-communication à l’université Panthéon-Assas, venue l’interroger, le 24 janvier 2019, pour son mémoire consacré à «La construction du rôle de polémiste : Éric Zemmour, héros et héraut des néo-réactionnaires»: « J’ai une carte de journaliste, pour commencer, deuxièmement, je suis un écrivain. […] Pour moi c’est la chose la plus noble qui soit au monde ! Un écrivain français, cela veut dire être dans la succession de Chateaubriand, Balzac, Barrès, vous voyez ? Voltaire, Rousseau, Victor Hugo: essayer de mettre ses petits pas dans la trace des géants.» Dans les années 1990 et 2000, pour se faire sa place, il a publié des livres en rafale, dans tous les genres possibles, biographie informée, essai, roman. Comme cet ouvrage sur la vie de Ferdinand Lassalle, ce Juif prussien de la classe moyenne devenu rival de Marx et héraut du socialisme allemand, qui a tant marqué son ami Jean-Paul Mulot, aujourd’hui conseiller de Xavier Bertrand. «Il a rêvé d’être Lassalle», imagine l’ancien rédacteur en chef du Quotidien de Paris.

À l’instar de Lassalle, resté dans la mémoire collective comme le challenger malheureux de Marx, Zemmour a l’éternel sentiment de ne pas être reconnu à sa bonne mesure. De rester pour toujours le mouton noir du microcosme parisien. Sur ce point, il n’a pas complètement tort. Ses outrances lui valent l’hostilité d’une partie de l’intelligentsia. Comme un symbole, l’inspecteur des finances Patrick Careil, qui lui a conseillé de tenter l’ENA, à la fin des années 1970, l’exécute de quelques mots lorsqu’on cite son nom: «Si je devais corriger, sous forme d’une dissertation à l’épreuve de culture générale, sous forme de grand oral type Sciences Po ou ENA, une de ses interventions, je lui mettrais très largement en dessous de la moyenne.»

Quand l’essayiste évoque Pétain, le général Bugeaud ou les mineurs isolés, des historiens s’empressent de rédiger des tribunes dans la presse pour contredire ses propos. Dans toutes les rédactions où ils passent et même au Figaro, où les instances représentatives l’ont longtemps soutenu, les sociétés de rédacteurs publient des communiqués pour se plaindre de ses foucades. À son grand dam, il n’a d’ailleurs jamais pu obtenir un éditorial dans son propre journal, dont il a au contraire failli être viré. En 2014, sa sortie dans le Corriere della serra – il s’interroge à haute voix sur la crédibilité du scénario d’une expulsion de l’ensemble des musulmans – lui vaut d’être licencié d’I-Télé, cette fois pour de vrai. Chez Albin Michel, le succès du Suicide français a suscité une lettre ouverte hostile lancée par Jean Mouttapa, éditeur spécialisé dans le dialogue interreligieux. À RTL, la marginalisation prend, dans les dernières années, une dimension physique. Lors des petits déjeuners de la rédaction, ces rendez-vous informels qui rassemblent l’invité de l’interview de la matinale et une demi-douzaine des principaux chefs de service, aux alentours de 8 heures, la discussion s’arrête net lorsqu’il vient prendre un croissant, après sa chronique.

En octobre 2018, il est décommandé d’«On n’est pas couché», après sa polémique chez Thierry Ardisson sur le prénom d’Hapsatou Sy. Delphine Ernotte, la patronne de France Télévisions, le décrète persona non grata sur les antennes du groupe. Une interdiction qui ne prendra fin qu’en septembre 2021, au moment de la sortie de La France n’a pas dit son dernier mot. Sur Radio Classique, son arrivée comme éditorialiste du jeudi, en janvier 2019, provoque le départ de Maurice Szafran. «Je dispose d’une liberté : me retirer d’une radio où Zemmour est appelé à jouer un rôle majeur, ne serait-ce qu’en raison de ses prochains et inéluctables “dérapages”», écrit le fondateur de Marianne dans Le Nouveau Magazine littéraire du 28 février. Le groupe LVMH, propriétaire de la radio, est très mécontent de la polémique. Bernard Arnault craint le dérapage et ne veut pas risquer de mettre en péril sa collaboration avec Virgil Abloh, le styliste star de la marque Louis Vuitton, dont les parents sont originaires du Ghana. Zemmour est viré, encore une fois.

Éric Zemmour pourrait la jouer «sport», lui qui a prospéré pendant des années sur la dénonciation de la «bien-pensance» et du «politiquement correct». Cette hostilité n’a finalement rien que de très logique : en désignant ses ennemis, il s’est attiré leur riposte. Mais il ne digère pas. Comme s’il tirait aigreur, au fond, de cette impossibilité de séduire la bonne société. Il ne s’en cache pas totalement, d’ailleurs. Quand nous l’interrogeons sur le sujet, il jauge l’hypothèse et finit par répondre : «C’est un peu vrai. J’aurais aimé être un auteur Gallimard». Auto-analyse intéressante, qui permet de dater l’émergence de son ressentiment au début des années 1980. Les associations qui lui intentent un procès, les chercheurs qui contestent ses déclarations, les journalistes des autres médias, le milieu de l’édition, les artistes: à mesure que les attaques deviennent plus violentes, ceux en qui ils voyaient jadis des adversaires de valeur deviennent peu à peu des ennemis irréductibles. Il s’identifie de plus en plus fortement à cette droite dure qui l’a soutenu au plus fort de la tempête. Malgré ses zigzags stratégiques, un Patrick Buisson conserve ainsi toute son amitié. «Il m’a défendu auprès de Sarko», explique Éric Zemmour à ses amis. À chacun, il répète : «Je sais ce que je vous dois.» Reconnaissance du ventre.

Extrait du livre d’Etienne Girard, « Le radicalisé, enquête sur Eric Zemmour », publié aux éditions du Seuil

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