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Comment le renforcement de l’Etat Islamique en Libye devient une menace pour la très fragile Tunisie
©Reuters

Dommages collatéraux

Affaiblis par les raids aériens en Syrie et en Irak, des milliers de membres de l'Etat islamique se sont repliés en Libye. Alors que la Tunisie frontalière fournit déjà le nombre le plus élevé de combattants étrangers à l'organisation djihadiste, ce redéploiement géographique devrait la déstabiliser davantage.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Selon le Washington Post, l'EI se renforce en Libye et la ville tunisienne de Ben Gardane représente le principal vivier de recrutement des combattants tunisiens de l'EI en Syrie, en Irak et en Libye. Quelle est la part des combattants étrangers tunisiens au sein de l'EI en Syrie et en Irak ? Et en Libye ? Pourquoi la ville de Ben Gardane fournit-elle autant de candidats au djihad ? La Tunisie a-t-elle les moyens d'endiguer ce phénomène ? Pourquoi ? Dans quelle mesure la menace de l'EI à laquelle la Tunisie fait face –à ses frontières mais aussi en son sein- met-elle en danger le récent processus de démocratisation dans lequel le pays est engagé ? 

Alain Rodier : La Tunisie dans son ensemble et la région de Ben Gardane en particulier ont toujours constitué un vivier de djihadistes internationalistes très important. Bien qu’il convient de prendre de grandes précautions avec les chiffres avancés, la plupart des observateurs estiment que la Tunisie est le deuxième fournisseur de volontaires étrangers pour Daech juste après l’Arabie Saoudite. Si l’on fait le rapport nombre de volontaires/population, elle occupe même la première place avec environ 3000 à 4000 volontaires qui ont rejoint Daech dans son berceau syro-irakien sans compter ceux qui servent dans d’autres unités comme le Front al-Nosra. Dans les dossiers du Groupe État Islamique (GEI, Daech) récupérés par NBC News puis analysés par le think tank Combating Terrorism Center de West Point, sur 4000 noms qui apparaissent, 797 sont saoudiens, 640 tunisiens, 260 marocains (à titre de comparaison, 128 sont français et 167 chinois !).

En ce qui concerne la Libye, les estimations sont difficiles à faire car il y a deux sortes de Tunisiens qui y sont présents : ceux qui ont été renvoyés du front syro-irakien et ceux qui viennent directement de Tunisie. Les autorités américaines avancent un chiffre global de 1500 sur une estimation globale de 3000 à 6000 combattants. Personnellement, je pense que la réalité doit se situer autour d’un petit millier de Tunisiens pour environ 5000 membres du GEI.

Les raisons qui ont poussé les jeunes Tunisiens à rejoindre les théâtres extérieurs, et ce depuis des années, sont nombreuses et complexes. Du temps de la présidence de Ben Ali, c’était la même chose que pour la Libye de Kadhafi : la répression féroce leur empêchait d’agir sur place et ils choisissaient alors l’exil. Le chômage de masse et la perte de repères expliquent le pourquoi de leurs motivations. De plus, Ben Gardane est une ville excentrée loin de tout où il n’y a pour ainsi dire pas d’activité économique.Les débouchés pour les jeunes résidents de cette région sont doncquasi nuls, ce qui explique la spécificité de cette zone qui de plus, frontalière avec la Libye, a toujours été le domaine des contrebandiers et de tous les trafics qui vont avec. Or l’expérience a démontré à de multiples reprises que la criminalité menait parfois au djihad.

La Tunisie est ruinée économiquement, le tourisme s’étant effondré en raison de la situation sécuritaire déplorable. Le chômage qui en découle provoque une désespérance qui pousse une partie de la jeunesse dans la radicalité. La déception qui est venue après les rêves mis dans le printemps arabe a aussi été immense. Elle a poussé nombre de déçus à tenter le djihad perçu comme "la solution" à tous leurs problèmes.

Il ne faut pas non plus oublier que le pays est aussi confronté à la menace d’Al-Qaida "canal historique" via la katiba Okba Bin Nafaä très présente dans le Djebel Chambi près de Kasserine à proximité de la frontière algérienne. Si les terroristes tunisiens s’exportent à l’étranger, ils sont aussi redoutables à l’intérieur. Étant donnée la faiblesse du pouvoir en place, le risque de déstabilisation est très important.

Dans quelle mesure les raids aériens américains et russes poussent-ils les combattants des théâtres irakien et syrien à se replier en Libye ? A combien peut-on estimer le nombre de combattants de l'EI sur le sol libyen ? 

La rumeur court que les bombardements de la coalition emmenée par les Américains et ceux occasionnés par les Russes associés à ceux de l’aviation syrienne ont poussé Daech à renvoyer des djihadistes internationalistes vers leurs pays d’origine. Je ne crois pas que ce soit vraiment le cas. A savoir que tous les messages diffusés par le GEI appellent toujours les volontaires étrangers à faire le Hijra, c'est-à-dire à rejoindre le cœur du califat situé à cheval sur la Syrie et l’Irak. En effet, Daech a cruellement besoin de combattants pour mener la bataille. A savoir qu’il est en train de mener de vigoureuses contre-attaques, que ce soit en Syrie ou en Irak et, pour cela, il a besoin de monde.

Par contre, il est vrai qu’il appelle les volontaires qui ne peuvent pas le rejoindre pour une raison ou une autre, soit à se rendre en Libye ou encore à passer à l’action chez eux en menant des opérations terroristes isolées.

En ce moment, la wilaya de Libye est la plus active. Ce pays présente la spécificité d’avoir la région de Syrte gérée par Daech depuis juin 2015. Il va lui falloir plus de personnels pour maintenir voire étendre son emprise. L’offensive de la semaine dernière qui a permis la prise d’Abou Grein à cent kilomètres à l’ouest de Syrte est inquiétante car, pour le moment, les attaques avaient surtout lieu vers l’est. La majorité des combattants sont issus de groupes djihadistes locaux qui ont fait allégeance au calife Ibrahim (Abou Bakr al-Baghdadi). Ils sont désormais rejoints par des anciens fidèles de Kadhafi qui sont rejetés par les pouvoirs en place à Tripoli et à Tobrouk. Nous nous trouvons dans le même cas de figure qu’en Irak où les anciens fidèles de Saddam Hussein se sont alliés au GEI pas dépit. La seule différence, c’est que les tribus libyennes jalouses de leur indépendance n’ont pas fait comme leurs homologues irakiens. Globalement, elles ont rejeté Daech. Il faut dire qu’il n’y a pas d’"ennemi chiite" en Libye contre lequel unir les rébellions.

Enfin, les djihadistes libyens, même de Daech, semblent être animés de racisme vis-à-vis des populations noires (1). Les quelques dizaines de volontaires de Boko Haram qui voulaient se joindre au GEI n’auraient pas été bien reçus. Ce ne semble pas être le cas pour les Maghrébins en général et les Tunisiens en particulier.

(1). Cela avait été évident lors de la révolution de 2011, de malheureux travailleurs africains noirs étant accusés d’être des "mercenaires à la solde de Kadhafi" par des groupes rebelles.

En quoi la ville de Ben Gardane -déjà très fragilisée et ciblée par plusieurs attaques djihadistes coordonnées au mois de mars 2016-, est-elle menacée par ce déplacement géographique des combattants de l'EI vers la Libye ?

Ben Gardane est un endroit difficile de par sa position géographique proche de la frontière libyenne (théoriquement bouclée par un barrage…), du fait que sa population est globalement hostile au pouvoir de Tunis quelque soit sa couleur et où la majorité de la jeunesse est inactive et frustrée. Le poste frontière de Ras Jedir (situé à 25 kilomètres de Ben Gardane) qui relie Tunis à Tripoli a bien été ré ouvert le 16 mai pour faire redémarrer le commerce entre les deux États mais aucun résultat tangible ne devrait se faire sentir sur les populations locales avant une longue période -si la situation sécuritaire s’améliore en Libye-.

A noter que le gouvernement d’union nationale installé à Tripoli depuis presque deux mois a bien du mal à faire reconnaître sa légitimité, particulièrement par celui de Tobrouk. Son bouillant chef des armées, le général Khalifa Haftar rêve de reprendre Syrte avec les forces dont il dispose.

De manière à montrer que seul le gouvernement d’union nationale de Fayez al-Sarraj pouvait le faire, les diplomaties américaine et de 24 délégations nationales ou régionales réunies à Vienne le 16 mai ont déclaré qu'elles "soutiendraient totalement les efforts" du nouvel exécutif libyen. Dès qu’il sera totalement opérationnel, la communauté internationale a ainsi promis de lever de l'embargo sur les ventes d'arme à la Libye en vigueur depuis 2011 pour lutter contre Daech et d’autres mouvements djihadistes.

Plus globalement, la menace de Daech semble actuellement contenue au nord de la Libye avec quelques poussées inquiétantes à l’ouest vers la Tunisie et à l’est vers Égypte (où là également une jonction avec la wilayat Sinaï n’est pas impossible). Par contre, il convient toujours de ne pas oublier Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI) et ses alliés dont les métastases se répandent plus au sud dans la région saharo-sahélienne. L’idéologie salafiste-djihadiste partagée par les deux mouvements -dont la réunion serait une catastrophe- reste une menace prioritaire sur l’ensemble du continent africain.

Propos recueillis par Emilia Capitaine

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