Comment le choc des attentats du 13 novembre 2015 a stimulé les apprentis terroristes pour mener d’autres attaques ou pour partir vers la Syrie<!-- --> | Atlantico.fr
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Ali Watani publie « Les Soldats d’Allah. Infiltré au coeur des cellules djihadistes françaises » aux éditions Robert Laffont.
Ali Watani publie « Les Soldats d’Allah. Infiltré au coeur des cellules djihadistes françaises » aux éditions Robert Laffont.
©Miguel Medina AFP

Bonnes feuilles

Ali Watani publie « Les Soldats d’Allah. Infiltré au coeur des cellules djihadistes françaises » aux éditions Robert Laffont. Ali Watani travaille sous couverture. Après l'attaque terroriste à Charlie Hebdo, il est parvenu à entrer en contact avec une cellule djihadiste française dans laquelle il s'est immergé pendant six mois. Extrait 2/2.

Ali Watani

Ali Watani

Ali Watani est journaliste. Il a publié « Les Soldats d'Allah. Infiltré au coeur des cellules djihadistes françaises » aux éditions Robert Laffont (2022).

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Ont-ils fait exprès ? De me donner rendez-vous à cet endroit-là ? Et pourquoi me confier une mission maintenant ? Je me trouve à Saint-Denis, comme exigé la veille par Oussama dans notre groupe sur Telegram, où je suis censé récupérer une lettre importante des mains de notre nouveau chef, notre messie revenu de Raqqa, Abou Souleyman. Si j’ai bien compris, la lettre contient ses instructions précises, son commandement.

En arrière-plan, l’ovale magistral du Stade de France déploie son ombre. Et, non loin, plane encore l’odeur de poudre et de mort. Car c’est là, il y a cinq jours, le 13 novembre, qu’a démarré, par trois explosions, la série d’attaques terroristes qui a ensanglanté Paris et s’est achevée par un massacre au Bataclan et un bilan très lourd : cent trente et une victimes, plus de quatre cents personnes hospitalisées en état d’urgence.

Sans compter le traumatisme, l’objectif d’une attaque en série, à plusieurs endroits, comme celle-ci, et le retour de la peur éclose en janvier, huit mois plus tôt. Comme des serial killers qui, montant en fréquence de pulsion meurtrière, élargissent le profil de leur victime, les terroristes ont ouvert leur haine, ne la réservant plus exclusivement aux journalistes. Avant, les frappes chirurgicales, maintenant, le lâchage de bombes n’importe où, n’importe comment. Sur n’importe qui, à vue, silhouette disponible, dehors, dedans, cible certaine. L’authentique folie furieuse, armée. La mer de sang, de larmes et le cliquetis des débris, l’acouphène du souvenir, les corps abîmés et le vivant, broyé, éclaté, déchiqueté par la bêtise mortifère d’une bande de paumés.

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Celle que je fréquente de près a très bien réagi aux événements du 13 novembre, Oussama en tête. Quand je le retrouve à Châteauroux, dans notre fast-food habituel le lundi qui suit, le 16, il est radieux. Son large sourire m’attend à une table et, m’approchant, je l’entends dire au téléphone sur un ton rigolard : « Non, maman, je suis pas un kamikaze, moi ! » Il raccroche et me fait le récit, entrecoupé de rires moqueurs, de son 13 novembre.

Ce soir-là, Oussama ne dort pas. Il est trop excité et extasié par les images affreuses qui passent en boucle à la télé. Il assiste, exultant, à la victoire de son camp, comme s’il s’agissait d’un match de foot remporté par son équipe de prédilection. Il jouit d’autant plus fort que la bataille se produit tout près de lui, de sa chambre d’hôtel, financée par son avocat qui l’a sorti le matin même de garde à vue.

Hasard ironique de calendrier. Le jeudi 12 novembre, il a violé son interdiction de sortie d’Indre-et-Loire pour aller attendre son amoureuse en Normandie, à la sortie de son lycée. Il m’avait raconté son secret, son poids, sa culpabilité : ses sentiments pour une gamine de seize ans dont il n’arrive pas à décrocher malgré l’intervention de ses parents qui l’ont placée, au moment où lui a été incarcéré, dans un centre fermé pour adolescents. Conscient qu’il ne devrait pas avoir de contacts avec une fille qui n’est plus son épouse, mais se concentrer sur sa mission de djihadiste, il se fait des reproches. Mais il a craqué, il a voulu la voir. À peine posté devant le lycée, il s’est fait embarquer par la BAC. Comme son dossier relève des sections anti-terrorisme, il est amené à Paris où il n’a jamais mis les pieds, et présenté dans l’après-midi à un juge ; lequel le relâche grâce à la défense d’un avocat habile, physiquement proche, en outre, de Harry Potter. Oussama est libéré et gratifié par son conseil d’un sandwich et d’une nuit – celle du 13 novembre – d’hôtel dans le 11e arrondissement de la capitale. Alors, forcément, il rit et il danse, convaincu plus que jamais que Dieu lui est favorable.

Il m’informe aussi que notre petit groupe n’est pas à l’abri de la flicaille qui s’excite sur les fichés S, Shahid a déjà été perquisitionné et il est désormais bloqué à domicile. D’autres, de son réseau, m’explique-t-il, ont eu droit à la visite matinale des « casseurs de portes ». Mais, stimulé par le spectacle horrible qu’ont donné ses collègues djihadistes, Oussama veut passer à l’acte, en être, briller sur la liste ténébreuse des comètes d’Allah, devenir à son tour un martyr, un mort glorieux, honni mais glorieux, après une vie merdique, sans fierté et sans rien, un nom qui intime enfin le respect, un nom qui fait quelque chose, rêver ou trembler.

Le lendemain, alors qu’il a organisé une réunion au sommet avec ceux de la troupe qui peuvent être présents – les deux Orléanais, Imran et Sofiane, et un nouveau, un certain Medhi, qui vient, lui, de Marseille –, il prononce un discours plus violent que ceux qu’il a pu me tenir jusqu’ici et il nous exhorte à choisir notre équipe : ceux qui veulent partir en Syrie, et ceux qui frapperont en France. Il évoque aussi une liste secrète de femmes, elles aussi réparties en deux groupes, Syrie/France, et précise qu’il souhaiterait que les listes se marient, que chacun d’entre nous prenne pour épouse une djihadiste.

Je ne perçois pas l’intérêt de noces si c’est pour embrasser la mort. Mais j’apprends, au contact d’Oussama et de sa clique, à remiser ma logique. La plupart du temps, avec eux, on nage dans les fantasmes, les affects, l’inconscient, le délire. Je suppose qu’il visualise une espèce de peuple neuf, créé à partir de ces couples de héros liés dans la mort.

L’amour, en tout cas ses formes, ses représentations, occupe dans la culture djihadiste une place de roi. Non seulement il semble pousser nombre de candidates à la guerre sainte à faire le voyage en Syrie, mais il contamine largement – j’en aurai plus tard dans mon enquête les verbatims – et anime les échanges clandestins. L’aura de certains guerriers, leur mystère, émoustillent les jeunes filles en mal d’histoires de cœur et les encouragent à participer au combat contre les mécréants. Quant à l’obsession du mariage, elle procède surtout d’une nécessité : permettre aux filles recrutées de voyager jusqu’en Syrie. Elles ont interdiction de se promener sans wali, tuteur, chaperon, rôle le plus souvent tenu par le père ou le frère. En l’occurrence, comme elles considèrent les membres de leur famille comme des mécréants, elles ont besoin d’un mari. En tant qu’émir, Oussama a le pouvoir de célébrer des unions. À notre troisième rencontre, j’avais même servi de témoin. Ce jour-là, nos deux jeunes Orléanais avaient pris pour épouses des quasi-inconnues, par téléphone… Ils avaient consenti en trois minutes après avoir prié deux. Mariages express, après des conversations superficielles sur les réseaux.

L’avantage de ce système, c’est sa célérité, son caractère industriel. Combien d’unions ont été ainsi célébrées entre jeunes apprentis terroristes dans le pays ? L’inconvénient, c’est le manque d’informations sur l’autre, de garanties de sa fiabilité, sa sincérité. Il arrive que certains profitent de la virtualité des passions pour se marier discrètement plusieurs fois. Oussama avait deux camarades qui ont épousé la même femme. L’un des deux Orléanais, Imran, lui, a tiré le gros lot, une sérieuse, au-delà, une acharnée de l’islam, qui suit des cours de théologie, m’a-t-il confié, tout fier, chez la sœur de Hayat Boumeddiene, veuve de Coulibaly, l’un des terroristes de la bande du 7 janvier. Cette dernière est recherchée partout, mais elle prend la peine d’apparaître sur Skype aux yeux d’étudiantes pour enseigner. Sa sœur, qui sert d’hôtesse, a remis au compère orléanais le téléphone portable de Hayat, oublié dans sa cachette par les flics pendant la perquisition. Il s’en vante, mais aurait préféré ne pas aggraver son cas. J’ai noté qu’il flippait d’être relié à la clique des assassins de Charlie Hebdo.

Après la séance officielle avec les autres, il me propose un café, il a besoin d’un confident, d’un genre de second sans jugement, apte à tout entendre et voir, y compris les faiblesses de son émir. Après avoir transmis avec fierté et autorité les directions d’Abou Souleyman pour l’avenir au petit contingent qu’il a formé et qu’il manage, en tête à tête avec moi, il glisse mollement dans le passé, le sien, chaotique et malheureux. Sa mère, qui s’est perdue, d’après lui, après la séparation d’avec son père, et l’adolescence, souffreteuse et méchante. Au contact d’amateurs de hard rock, il verse alors dans le satanisme, dont il suit des rituels bizarroïdes, tels que la lecture de versets démoniaques dans un vieux grimoire pour se transformer en loup-garou. En quête de lui-même, perdu, il tente de se trouver un cadre, il postule pour entrer dans l’armée. Écarté à cause d’un problème de rétine, il ne surmonte pas son dépit et affabule, il se convainc que ce sont ses origines qui l’ont empêché d’être intégré. En larmes, il appelle son père pour lui dire : « Les Français nous détestent, ils m’ont recalé à cause de mon nom. » Pendant quelque temps, pour apaiser sa frustration, il s’imagine policier, mais renonce. Sa vie ne ressemble à rien, déchiré entre son père à Châteauroux et sa mère dans un patelin breton, il atterrit chez un pote en Vendée où il occupe son ennui mortel sur Internet. Il abreuve son amertume avec des vidéos complotistes, des théories conspirationnistes, le combat de Dieu avec les élites mondialisées, la grande manipulation des médias, les manigances des juifs et des francs-maçons, le créationnisme, etc.

À cette représentation biaisée et hallucinée du monde, il ajoute un ressentiment, lié à son identité turque : le malheur des Palestiniens. Le terrain est propice, l’impression d’avoir été abandonné, puis rejeté, la vacuité d’une existence ordinaire, pétée trop vite et déconstruite, perfusé à la bêtise, trépané à la pensée virtuelle et aux fake news, le cerveau remis à zéro. Grâce au djihad, il a trouvé sa place, peu importe que ce soit celle du mort, elle est pour lui, il est en train de se l’acheter. Et l’efficacité tragique du 13 novembre valide son choix, finit de lui ouvrir la voie. La magnitude des attentats, la multitude de victimes, l’ampleur de la terreur ont même incité le grand chef, Souleyman de Raqqa, à changer d’avis. Lui qui préconisait de la lenteur, de la patience, il veut transmettre son ordre de bataille, il semble, lui aussi, prêt à l’action, stimulé par le choc des attentats du 13 novembre.

J’avoue qu’en attendant son appel dans cette zone meurtrie de Saint-Denis, j’ai la nausée, ça me dégoûte qu’il m’ait demandé de venir ici. Mais pas le choix, obligé de m’exécuter. En plus, je n’ai aucune garantie de voir enfin le chef en personne, alors que ça m’arrangerait de le mettre dans mon film, d’en savoir plus sur lui. Je ne me fais pas d’illusions parce que même Oussama ne l’a jamais rencontré.

Quand je décroche, ce n’est pas une voix virile qui me parle. Au contraire, c’est une femme, mal à l’aise, timide, toute douce, qui me donne les consignes, me rendre à la gare RER et attendre sur le quai en direction de Paris. C’est donc elle qui va venir, pas lui. En effet, quelques minutes plus tard débarque au point de rendez-vous une fille que j’identifie sans peine comme étant la messagère grâce à sa tenue vestimentaire. Elle porte, comble de la discrétion pour une conjuratrice, une abaya, la tenue traditionnelle musulmane portée dans les milieux rigoristes. Alors qu’elle s’approche de moi rapidement, j’ai à peine le temps d’apercevoir sa bobine et ses yeux globuleux qui lui vaudront, entre Mathieu, Géraldine et moi, le surnom de Kermit. Comme dans les services de renseignement, nous avons coutume de donner un blase à nos cibles. Fabien Clain, la voix de l’État islamique, a été surnommé « le Panda » par la DGSI, nous appelons la messagère Kermit, non pour nous moquer, mais pour rire un peu. La pression, la tension, le risque, les pires côtés, les angles morts et laids de l’humanité, il faut savoir s’en décharger un peu pour tenir la distance, la longueur. Car, le plus difficile dans l’infiltration, c’est la durée du stress, maximal, d’avoir à se promener avec une caméra cachée, la tenue, impeccable, de la vigilance. Si on tient à sa peau.

Kermit me tend une enveloppe, prononce une seule phrase : « C’est pour Abou Oussama », et s’en va sous les yeux d’une passante ahurie qui attrape son portable, probablement pour appeler la police et témoigner de la scène inquiétante à laquelle elle vient d’assister.

Sur Tg, Abou Souleyman m’a enjoint à lire, puis à détruire le courrier par le feu. Quand je l’ouvre, je suis frappé par la calligraphie maladroite et naïve, ronde, de l’écriture du grand patron. Quant au style du message, il n’est pas davantage sophistiqué, il correspond à celui d’une rédaction en classe de cinquième :

Qu’Allah nous accorde la victoire sur les mécréants. Bismilah je vais maintenant vous exposer les différents scenarii possibles. Tout d’abord ceux qui veulent faire leur hijra, je vous met en contact avec mon passeur il est à Sarcelles et fais passer, frères et sœurs […] on peut viser un endroit où il y a beaucoup de monde, […] boîtes de nuit dans Paris ou cabaret […] les endroits pervers beaucoup fréquentés par les kouffar dégueulasse […] il faudrait un ou deux kamikazes à l’intérieur, il attend que sa se rempli bien [...] et il passe à l’acte [...] ensuite les frères qui seront dehors armé [...] tueront tout le reste de viande impure [...] et se planqueront jusqu’à ce que la police et les militaires seront sur place [...] et là il faut un ou deux kamikaze armé […] on tire jusqu’à la mort mes frères il nous faut gilets par balles, Kalash, grenades, 2 voitures de location, munitions, de quoi faire les bombes etc. […] je pense à taper aux frontières, tapéfort et partir mais sa reste à voir insha Allah […] après on peut faire comme les 8 frères […] je n’ai fait que conseiller l’émir du groupe, il vous consultera et tranchera.

Le lendemain de ma brève rencontre avec l’émissaire d’Abou Souleyman, je me rends à notre QG qui sent la frite, à la table habituelle, celle du fond, pour faire le job, transmettre les directives confiées par le chef. Je ne suis pas à l’aise. Cette fois, j’outrepasse ma fonction. De journaliste, de témoin qui enregistre des images pour diffuser, expliquer, bonifier, je deviens acteur dans un plan malfaisant. Là, en relayant des ordres d’actions terroristes, je vais me rendre complice, je les aide, je me compromets. Alors j’opte pour le personnage de gros benêt réservé, je bafouille, j’évite de dire, le minimum, je simule la mauvaise mémoire, je reste vague, hésitant, je traîne. Jusqu’à ce qu’Oussama, impatient et orgueilleux, me coupe et me récite le modus operandi à ma place, l’intégralité de la lettre. Qu’il connaît déjà, de fait. Ce dont je déduis que ma mission est factice. Donc ils me testent, ils vérifient que je ne trahis pas le message, que je rapporte correctement. Ce n’est pas rassurant. Surtout après le message privé reçu sur Facebook la veille de mon rendez-vous à Saint-Denis : « T’es grillé, mec, change de taf. » Message écrit par le type probablement le plus désagréable et méfiant de la clique de djihadistes, celui que je ne sens pas depuis le début, celui dont j’ai l’intuition qu’il finira par me griller et me mettre en danger : Joseph sur Internet, aka Shahid, le deuxième avec lequel je suis entré en contact à la fin de l’été 2015, après Oussama.

Extrait du livre d’Ali Watani, « Les Soldats d’Allah. Infiltré au coeur des cellules djihadistes françaises », publié aux éditions Robert Laffont

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