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Comment la disparition de l’Etat Islamique pourrait faire émerger de nouveaux conflits sur le territoire irakien
©Reuters

Une histoire sans fin

De nombreuses coalitions, notamment en Irak, se sont créées autour d'un seul objectif : mettre un terme à l’État Islamique. Face à un plus grand mal, d'étranges alliances ont été consenties... mais les tensions risquent de revenir au galop une fois la mission remplie.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : La presse fait de plus en plus souvent état des progrès de la coalition et des forces russes contre l'État Islamique sur le front syro-irakien. Quand bien même le GEI n'a pas encore été vaincu, dans quelle mesure sa disparition pourrait mettre en lumière d'autres conflits, encore latents aujourd'hui ? Quels en sont précisément les enjeux ?

Alexandre del Valle : Il est évident qu'en cas de victoire définitive sur l'État Islamique – ce qui, soit dit en passant, est loin d'être fait –, certaines coalitions actuellement en vigueur ne pourront plus fonctionner. En Syrie par exemple, la coalition arabo-kurde (qui présente des résultats plus que corrects sur le front) ne peut espérer tenir qu'en raison de l'existence d'un ennemi commun. Les nationalistes arabes syriens n'ont jamais accepté l'indépendance déclarée du Rojava, l'État kurde autoproclamé dans le nord. D'autant plus que les Kurdes ont également empiété sur leurs propres territoires, ceux des arabophones, des Turkmènes ou d'autres. Ces tensions sont vouées à resurgir. En Irak, le problème est similaire : les Kurdes et les chiites se sont alliés pour faire face à l'État Islamique, mais si celui-ci venait à en être défait, une Mossoul reconquise constituerait une grave pierre d’achoppement, presque insoluble.

Nous sommes en pleine définition de la géopolitique : des rivalités de pouvoirs sur des territoires, et il y a plusieurs prétendants-rivaux ou futurs ennemis en dehors de Daesh, tant en Syrie qu’en Irak. Mossoul serait alors au cœur des revendications. Les Arabes comme les Kurdes (sans même parler des rivalités entre Arabes chiites et sunnites) ne seraient pas du tout d'accord sur la question de l'appartenance de la ville. Les Kurdes estiment que, historiquement, Mossoul est kurde et qu'elle doit leur revenir, même si elle a été arabisée au cours des décennies. En plus, cette région est extrêmement riche en pétrole et c'est la plus grande ville du Nord, non loin de la Turquie et de la Syrie. Le premier qui investira la ville la prendra et il se retrouvera nécessairement en conflit avec ceux qui ne la contrôleront pas, ou moins, s’il n’y a pas de négociations avec les Chiites du pouvoir central, l’Iran et les forces sunnites.

Par conséquent, les tensions resurgiront de manière certaine, inévitable, dès lors que l'État Islamique aura été vaincu, car aujourd’hui on ne constate pas d’entente et d’accords d’agendas entre sunnites arabes, chiites arabes, Kurdes sunnites ou hétérodoxes, Turkmènes chiites, chrétiens, Yézidis, Shabbaks, etc. Rien n'est hélas plus loin que le nationalisme irakien unitaire qui a trop longtemps été dominé par les Arabes sunnites et persécuté les Kurdes et les Chiites revanchards...

Les enjeux de tels conflits sont multiples. Religieux, territoriaux, certes, mais également économiques et pétroliers. Mossoul constitue une zone pétrolière extrêmement importante et elle sera aussi ardemment disputée pour cela. En parallèle, Mossoul fut assyro-chaldéenne, arabe, kurde, turco-ottomane, et elle donc disputée par des ethnies différentes et mêmes par différents Etats car la Turquie n’a jamais digéré sa perte et son armée ne laissera pas les Kurdes s’en emparer (elle est aujourd’hui une enclave arabophone entre deux régions kurdophones) de même que les Arabes chiites ou sunnites irakiens qui ne pourront l’accepter sans être vaincus militairement. Il y a donc clairement un enjeu à la fois linguistique, territorial, géopolitique, économique et bien entendu religieux.

L'Irak est, en effet, divisé en plusieurs zones. Dans le sud du pays, on constate une imbrication d'Arabes chiites et sunnites, tandis que dans le nord, l'imbrication est composée d’arabes sunnites, de kurdes sunnites ou yézidis, de Turkmènes, de chrétiens, etc. Les territoires ne sont donc pas cloisonnés, on trouve même des communautés persophones dans le centre et le sud-est du pays. Sans oublier les Mandéens, les Shabbaks, etc. Ainsi, même en avançant une solution fédérale pour l’Irak, il sera très complexe de dire quelle zone tombera sous le contrôle de quelle ethnie ou de quel groupe, du fait de ces mélanges qui se sont faits au fil des siècles, et du fait que ce sont les rapports de force sur le terrain qui en décideront lorsque Chiites pro-iraniens et gouvernementaux, sunnites arabes et Kurdes (trois forces majeures) en découdront. Les récents affrontements entre chiites turkmènes et Kurdes dans la localité de Touz Khormatou ne sont hélas probablement qu’un avant-goût de la situation en Irak, qui ne se calmera pas avec la victoire sur Daesh et qui n’était pas calme non plus avant.

Je ne peux m'empêcher de penser que le dernier mot, comme souvent dans des situations comparables, reviendra au plus fort. Ceux qui auront obtenu les meilleurs résultats sur le terrain pourront revendiquer leurs victoires et c'est, à mon sens, ce que cherchent les Kurdes irakiens bien qu’ils avancent plus prudemment que leurs frères-rivaux du Rojava syrien dont l’agenda et l’idéologie PKK diffère beaucoup. Bien que les leaders kurdes s’en défendent et annoncent des négociations avec les sunnites arabes et chiites de Bagdad, une victoire historique ne serait ni plus ni moins qu'une revanche sur 1920 (Traité de Sèvres) lorsque, à la suite de la défaite de l'Empire Ottoman, leur avait été promis un État indépendant sur les territoires de la Syrie, de l’Irak et de la Turquie actuelle mais qu'ils n'ont jamais eu car Atätürk et ses homologues arabes n’en ont pas voulu et parce que les puissances occidentales n’ont pas voulu se battre pour appliquer ce traité pourtant avalisé par la Société des Nations. Mais il est certain que si les rapports de force le permettent et si leurs partenaires arabes ne leur donnent pas des concessions et avantages dans le cadre d’un Irak futur très décentralisé, ils ne rateront pas cette occasion si elle se présente et si elle n’a pas d’alternative.

Depuis l'intervention américaine de 2003, comment le contexte irakien a-t-il évolué ? Quels sont les principaux obstacles à une réunion de l'Irak telle qu'avant l'opération "Liberté Irakienne" ? Le contexte actuel, ressemblant de plus en plus à une division de fait du territoire, est-il susceptible d'être formalisé dans un monde "post-EI" ?

Il existe un énorme obstacle à la réunification d'un Irak similaire à celui qui existait avant l'intervention américaine qui a détruit la charpente de l’Etat et pas seulement le régime baathiste de Saddam dans une logique de stratégie du chaos et du redessinage du Moyen-Orient. Les apprentis sorciers ont laissé s’échapper ainsi des forces que plus personne ne contrôle, et ceci va être payé très cher et pendant longtemps.

D'abord, le pouvoir central irakien – installé dans le centre du pays – est dirigé par des chiites avides de revanche mais est une ville mixte, situé juste au Nord d’un immense "chiitistan" et au sud d’un "sunnistan" dont s’était emparé Daesh parce que les populations ne supportaient plus la domination revancharde chiiite appuyée par l’ennemi perse voisin. Les chiites se vengent des années de persécution passées sous Saddam Hussein, lorsque les Arabo-sunnites étaient au pouvoir, bien que minoritaires (les chiites sont 60 %). Le gouvernement chiite d’Haider al-Abadi et les milices pro-iraniennes ne sont évidemment pas acceptés par la majorité des sunnites arabes et par les tribus qui ont appuyé depuis 2013 l'État Islamique. Les tribus sunnites très puissantes n'accepteront de contribuer à la victoire finale contre l'EI et de former un nouvel État avec les chiites que dans le cadre d’un accord global et en échange de garanties de participer davantage à la gestion du pouvoir dont ils ont été spoliés depuis la folle politique américaine d’éradication du régime baathiste. Cette garantie n'existe pas aujourd'hui. Les chiites ne sont ni raisonnables, ni calmés aujourd’hui, bien que l’actuel Premier ministre soit plus raisonnable que le précédent, Nouri Al-Maliki, largement co-responsable de la montée de Daesh par sa politique anti-sunnite radicale.

Les dirigeants et milices chiites incontrôlables (qui font ce qu’elle veulent sur le terrain sans obéir au pourvoir de Bagdad) continuent à nourrir une haine envers les Arabes sunnites, en plus d'être impliqués dans des affaires de corruption et d'être soutenus par l'Iran (qui, lui, nourrit ses propres intérêts et a profité du chaos permis par les Etats-Unis pour élargir considérablement sa profondeur stratégique vers le sud irakien et les anciennes régions irakiennes des vieux empires perses qui débordaient jusqu’à Bagdad). Eux aussi n’ont pas intérêt au retour d’un Irak unitaire et souverain, pas plus que les Kurdes… Ce conflit entre chiites et sunnites est le premier obstacle et il s’ajoute à celui qui opposera violemment tôt ou tard Kurdes, Arabes et Turkmènes. Chiites, sunnites arabes, Kurdes et Turkmènes sont aujourd'hui à couteaux tirés. Il est possible, malheureusement, que l'Irak sombre dans la guerre civile après une victoire sur l'EI et la bataille de Mossoul.

Cette division de l'État irakien ne sera évidemment pas officialisée ou reconnue par le pouvoir en place, qu'il soit chiite ou sunnite, car les Arabes des deux confessions veulent contrôler l’Irak et le maintenir uni à leur profit respectif : personne parmi eux ne souhaite voir l'État coupé en deux et se séparer d'une moitié pour la concéder à l'autre. Ils souhaitent davantage contrôler l'État entier et l'imposer à tous les autres. Les seuls à vouloir vraiment une scission de l’Irak, sans le dire, sont les Kurdes. Mais ils sont déjà de facto quasiment indépendants et le Kurdistan est la zone de loin la plus sûre, la mieux gérée et la plus prospère de l’Irak, avec laquelle les Occidentaux, les Israéliens, les Turcs commercent et échangent sans difficultés, à la différence du reste de l’Irak qui est chaotique. Mais, encore une fois, la plupart des Arabes s'opposeront à la division pure et simple. La partition totale ne pourrait voir le jour qu'au terme d'une guerre civile remportée par les séparatistes avec le soutien de puissances extérieures, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle (la Turquie n’acceptera jamais une partition officielle et définitive du Kurdistan et elle a de bons rapports avec les Kurdes irakiens justement parce qu’ils sont plus prudents et moins ouvertement séparatistes que leurs frères du PKK turc ou du Rojava syrien).

Il me semble que la meilleure solution, pour éviter tant la partition que la guerre civile, serait d'organiser une fédération de l'Irak autour d'un État central, comme nous l’avons écrit avec Randa Kassis dans notre ouvrage Comprendre le Chaos syrien, des révolutions arabes au jihad global (L’Artilleur, 2016, ndlr). Pareil système fédéral laisserait un large contrôle local aux différents groupes, afin d'éviter que certaines minorités en écrasent d’autres, tout en préservant les formes d’un Etat uni. C'est, pour l'heure, ce que demandent les Kurdes, qui n'ont pas voulu proclamer leur indépendance – même si elle existe en partie déjà de facto. Même dans le cadre de la bataille de Mossoul, les responsables kurdes annoncent qu'il faudra négocier avec le gouvernement central. Ils sont conscients qu’avec les rapports de force actuels, ils ont intérêt à négocier leur statut fédéré futur. Rien n'est impossible, néanmoins, si jamais ces rapports en venaient à bouger.

Plus largement, quelles seraient les conséquences régionales de la disparition de l'EI ? Que peut-on attendre de l'Iran, de l'Arabie Saoudite, ou de la Turquie ?

Je pense que de la part de l'Iran, les choses ne devraient pas changer drastiquement. Dans les faits, l'Iran avait intérêt à ce que l'État Islamique joue le rôle d'épouvantail en Irak : cela lui permettait lui-même de jouer son propre irrédentisme sur le pays en se posant comme "défenseur" des chiites "assiégés" et pris pour cibles par Daesh, qui est violemment anti-chiites.

C'est cynique à dire, mais l'État Islamique a au moins un avantage : il évite que certains s’entretuent mutuellement, en leur offrant un ennemi commun. Les Turcs, les Occidentaux, les Saoudiens, les Russes, les Iraniens, etc., ont tous fini par être plus ou moins d'accord sur la nécessité de porter la lutte contre l'EI, qui a fait l'ultime erreur de se mettre tout le monde à dos et de perpétrer des attentats même sur le sol de leurs anciens bienfaiteurs ou facilitateurs turcs et saoudiens notamment ! Dans une telle situation, il est nécessairement condamné tôt ou tard en tant qu’Etat-territorialité, mais pas en tant qu’idéologie, car le paradigme califat totalitaire est une utopie transnationale qui ressurgira ailleurs en zone chaotique et hors contrôlé, son terreau naturel.

Concrètement, les vieux conflits ne pourront que resurgir et les alliances contre-nature ne peuvent que prendre fin, tôt ou tard. Lors de l’ascension fulgurante de l'État Islamique, entre 2012 et 2014, nous craignions le démantèlement des frontières et des accords de Sykes-Picot, mais dans les faits le problème reste intact. Les rancunes entre ces groupes ethno-religieux sont immenses. Les rivalités aussi. Face à Daesh, certains ne se sont pas gênés pour profiter du vide et élargir leur territoire, à la manière des Kurdes. Ces vieilles rivalités mettent en péril plus d'un État-nation, particulièrement les plus artificiels ou fragiles. Il est très probable qu'un certain nombre d'entre eux s'effritent. La Jordanie, le Liban, le Yémen, la Libye, sont autant de nations fragiles en sursis. On peut même ajouter l’Arabie Saoudite, bien plus divisée qu’on ne le croit entre chiites et sunnites et surtout entre tribus régionales et clans de pouvoirs.

L'EI a révélé tous ces séparatismes plus qu’il ne les a créés. Les plus solides des États, dont l'Égypte fait encore partie, du fait de son armée, comme la Turquie ou l’Iran, pourront réprimer et maintenir leur unité territoriale et tirer leur épingle du jeu. D'autres, comme le Yémen, la Syrie, l'Irak, l'Arabie Saoudite, le Koweït ou le Qatar sont autrement plus fragiles et tout juste protégés par les Occidentaux pour les trois derniers cités, mais ils demeurent hétérogènes et fragiles dans leur fondements mêmes, comme la Jordanie. Le futur laisse apparaître deux catégories d'États dans cette zone : les Etats nationaux et forts capables d'exister et de réduire leurs minorités séparatistes : l'Iran, la Turquie, l'Égypte. En revanche, la Syrie, l’Irak, la Jordanie, l’Arabie Saoudite, le Yémen, ne sont pas à l’abri d'une guerre civile larvée et du "syndrome soudanais" (partitions après des guerres civiles)...

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