Comment l’administration a tué l’hôpital public<!-- --> | Atlantico.fr
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Des membres du personnel soignant dans les couloirs d'un hôpital lors de la crise du Covid-19.
Des membres du personnel soignant dans les couloirs d'un hôpital lors de la crise du Covid-19.
©MARTIN BUREAU / AFP

Bonnes feuilles

Bernard Kron publie « Blouses blanches colère noire » aux éditions Max Milo. La pandémie de Covid a mis au grand jour la ruine de notre système de santé. De numéro 1 mondial en 1970, il est tombé au 24e rang des pays de l'OCDE. Bernard Kron analyse les causes de cet échec. Extrait 2/2.

Bernard Kron

Bernard Kron

Bernard Kron, membre de l'Académie Nationale de Chirurgie et vice-président de l'Association des anciens Internes des Hôpitaux de Paris, a reçu le prix Mondor pour sa découverte des prothèses des voies biliaires. Il est l'auteur de plus de 300 publications et de deux traités médicaux.

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L’hôpital est étouffé par les agences de contrôle, mais il l’est aussi par sa propre administration. Il manque de lits et de soignants car il y a toujours plus de barreurs à l’hôpital, les administratifs, et moins de rameurs, les soignants. La formidable réforme de 1958, avec la création des CHU, a placé l’hôpital dans le train du progrès, mais ce train a ralenti car le système est resté en retard. Plus grave: il s’est alourdi avec des wagons administratifs de plus en plus chargés au fil des nouvelles lois de santé. En un mot, l’État détruit ce qu’il a créé à force de légiférer à tout-va et de mettre partout son administration et sa rigidité.

L’hôpital, une usine à gaz administrative

La dette hospitalière frisait les 50 milliards avant que l’État en cantonne une partie dans la CADES. Qu’importe la technique comptable: le mal structurel persiste, il est organisationnel. Les charges et les dépenses externes sont en augmentation de 4 % par an. Malgré un budget de plus de 70 milliards par an, les déficits dépassaient le milliard d’euros avant même la Covid. Dans le même temps, les problèmes de recrutement des médecins et de tous les personnels soignants s’aggravent.

Voilà surtout un chiffre qu’il faut retenir: l’hôpital absorbe près de 40 % du budget santé pour n’assumer que 25 % des soins ! Comment l’expliquer? L’hôpital compte 1 200 000 salariés, mais seulement 100 000 médecins. 30 % des postes titulaires ne sont pas pourvus et 30 000 médecins ne sont pas issus de nos formations diplômantes. En revanche, l’hôpital dispose de 33 % de personnels technico-administratifs, ce qui est bien plus que les 22 % en Allemagne. Ce personnel administratif coûte 5,5 % du budget santé, soit deux à trois fois plus que celui de nos voisins d’Europe du Nord. Et je ne rappelle même plus ici le nombre effarant des agences et autres organismes de santé en France. Nicole Delépine décrit admirablement le problème :

«À partir de quel moment un appareil bureaucratique devient-il nocif pour la fonction même qu’il est censé assumer? À partir d’une certaine masse critique, une bureaucratie tend à croître de façon automatique, sans rapport avec le réel, échappant à toute autorité... »

Les personnels de direction

La situation de l’hôpital français est la même qu’au Québec, caractérisée par la paralysie par l’administration. En France, le nombre d’échelons administratifs a augmenté à chaque réforme, les strates de direction de l’hôpital s’empilant sans s’annuler. La plupart des médecins et infirmières constatent ainsi une augmentation importante de la hiérarchie administrative qui les paralyse et les détourne des soins. Mais qu’a-t-on vu durant la pandémie ? Que les médecins ont repris leur pouvoir organisationnel dans l’urgence, pendant que les directions restaient cloîtrées dans la peur d’être contaminées.

Prenons, par exemple, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) pour voir comment tout ce beau monde fonctionne. Elle regroupe 39 hôpitaux pour un total de 20 000 lits. Elle compte surtout plus de 100 000 salariés, dont 12 500 médecins, 3 000 internes et 16 500 infirmiers et aides-soignants. Les difficultés de recrutement sont particulièrement marquées, comme dans toute l’Île-de-France. Mais les strates administratives se sont surtout multipliées, empêchant une revalorisation réelle des salaires !

Une idée de ces strates ? Aux agences régionales de santé (ARS) et aux groupements hospitaliers de territoire (GHT) se superposent le siège central, la direction hospitalière (avec parfois plus de 40 directeurs), le directoire, le conseil d’administration (CA), le conseil de surveillance (CS), la commission médicale d’établissement (CME), la direction technico-administrative, les pôles et les services…

Les 12 groupements hospitaliers (GH) sont ramenés à 6. Il y a donc un directeur de GH, mais il existe toujours un directeur pour chaque hôpital. La réforme garde 75 départements médicaux universitaires. Comment assurer pour les chefs de service leur triple mission de soins, d’enseignement et de recherche avec cette surcharge administrative?

Les salaires du directeur à l’infirmière

Dans un CHR, le salaire annuel des directeurs généraux monte jusqu’à 134 000 euros. Lorsqu’on ajoute les indemnités et les primes (une vingtaine), la donne change complètement. Ces dernières sont en moyenne équivalentes à 85 % du traitement indiciaire. On peut donc doubler leur salaire. Ainsi, un décret de 2012 permet de leur octroyer une prime annuelle qui peut atteindre 67 200 € par an s’ils acceptent de rester plus de cinq ans dans des hôpitaux en difficulté. Bref, leur salaire annuel peut s’élever à près de 200 000 €.

Ces dépenses incontrôlées expliquent la pénurie de soignants car, eux, en revanche, sont sous-payés faute de budget. Cette pénurie est également la conséquence de la réforme des 35 heures avec des salaires parmi les plus bas d’Europe. Des dizaines de milliers de postes sont vacants. La situation est encore plus grave pour les infirmières car, avec un salaire moyen de 2 000 € mensuel, comment peuvent-elles se loger dans la capitale ou sa proche banlieue?

Tarification folle et agences obèses

Nos théoriciens de la santé s’ingénient à modifier les systèmes de rémunération, mais l’enveloppe des dépenses étant fixée annuellement par l’État au moyen de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM), c’est mission impossible. C’est en fait une politique des vases communicants. Aussi je voudrais prendre le temps de revenir sur l’évolution de la tarification, qui en dit long sur la gestion de notre système de santé par les hauts fonctionnaires et qui a conduit à l’accouchement de monstres hospitaliers, à la désorganisation des services pendant la pandémie et, hélas, à une surmortalité chez les patients.

Avant 1983: le prix de journée

Jusqu’en 1983, les hôpitaux étaient financés au prix de journée. Chaque année, l’établissement déterminait un projet de budget, fondé sur ses prévisions d’activité et de dépenses. Ces dépenses dépendent du nombre d’admissions, des frais de traitement et de matériels, de la durée des séjours et du nombre des personnels. Cette méthode de tarification poussait à garder plus longtemps les patients, ce qui d’ailleurs, en général, leur convenait. Les déficits éventuels étaient incorporés dans les charges des années suivantes, donc couverts. Ces modalités inéquitables étaient cependant inflationnistes.

De 1983 à 1996: le budget global

Pour remédier à ces défauts, il fut décidé d’accorder aux hôpitaux une dotation globale en début d’année, non modifiable en cours d’année quelle que soit l’activité. Cette dotation était fondée sur le budget de l’année précédente. L’augmentation d’une année sur l’autre était décidée par les directions départementales de l’action sanitaire et sociale (DDASS). Faire progresser l’activité n’avait dès lors pas d’intérêt pour la marche globale des établissements. Pire: investir dans des matériels nouveaux était contreproductif.

De 1996 à 2004: la rémunération à la performance (PMSI)

En 1996, une idée a germé… transposer en France un système d’évaluation de l’activité hospitalière imaginé aux États-Unis ! Nos deux systèmes de santé ne sont pourtant en rien comparables. Ce système consistait à regrouper les séjours des patients dans des groupes considérés comme homogènes en fonction de leurs caractéristiques médicales et de la consommation des ressources induites. Avec ces groupes homogènes de malades (GHM) apparaît un nouvel acteur dans l’hôpital, le directeur de l’information médicale (DIM)… alors que l’on manque de soignants. À partir de 1995 furent ainsi établies des études nationales de coûts à méthodologie commune (ENC). Dès lors, en additionnant les volumes de points engendrés par les différents GHM, on avait une mesure en points de l’activité réalisée par un hôpital, ou par une région. Cet indicateur fut baptisé indice synthétique d’activité (ISA). En rapportant le budget d’un établissement ou d’une région à son indice d’activité, on obtenait leur valeur du point ISA, théoriquement comparable d’un endroit à l’autre. Quelle belle usine à gaz… L’explosion était proche!

Depuis 2004: la tarification à l’activité (T2A)

Nos brillants théoriciens de la santé décident finalement de revenir à un mode de financement fondé sur l’activité. Mais… en restant dans l’enveloppe de l’ONDAM fixée depuis 1996 par le Parlement. C’est donc un système encore plus pervers car si cette activité croît trop vite, le ministère baissera arbitrairement les tarifs en cours d’année pour ne pas dépasser l’enveloppe. En outre, la tarification à l’activité (T2A) prévoit une convergence entre secteur privé et secteur public, c’est un non-sens !

Le plan Hôpital 2007, notons-le au passage, a été mis en place au ministère de la Santé sous l’autorité du haut fonctionnaire Jean Castex. Il fut le promoteur zélé de cette réforme majeure, mais néfaste, un des piliers de la transformation de l’hôpital en entreprise.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. La T2A a fait de l’hôpital une «entreprise de production de soins ». L’établissement ne reçoit plus un budget destiné à répondre à des besoins, mais est rémunéré d’après sa «production». Et comme dans toute entreprise, celle-ci doit être suffisante et rentable.

La conséquence est inéluctable. Les hôpitaux sont financièrement incités à sélectionner les pathologies les mieux rémunérées et les patients n’entraînant pas de « surcoûts ». Les personnes âgées, ayant de multiples pathologies, ont du mal à être prises en charge. Avec la Covid, on les laissera quasiment abandonnées à elles-mêmes dans les Ehpad…

À l’hôpital, pour être rentable, un séjour doit être court. Mieux vaut donc renvoyer au plus vite (et parfois trop vite) le malade chez lui… quitte à le réadmettre quelques jours plus tard, en générant un nouvel acte à nouveau « rentable». Les missions de service public, la nécessité de disposer de lits disponibles pour faire face à des événements exceptionnels (épidémie) n’ont guère de place dans un tel système, ce qui explique en grande partie le drame actuel dans nos hôpitaux.

Depuis ces réformes les difficultés s’accumulent: accroissement des tensions au niveau des urgences, allongement des temps d’attente pour les activités programmées ou non programmées, émiettement et manque de visibilité du système de soins, inégalités géographiques dans la répartition des professionnels de santé…

La Covid est en train d’achever la T2A car l’hôpital ne peut plus faire face aux demandes de soins sans que l’on augmente ses capacités. Mais Jean Castex est de retour en tant que Premier ministre, avec Nicolas Revel comme directeur de cabinet.

Demain? Des ARS obèses et dirigistes

Qu’est-ce qui nous attend prochainement? Une organisation de plus en plus transférée vers les territoires et cadrée par les agences régionales de santé (ARS) et les groupements hospitaliers (GH). C’est, en effet, l’orientation initiée par les deux dernières lois de santé. Un dispositif conventionnel, obligatoire depuis juillet 2016, exige des établissements publics de santé qu’ils s’engagent à se coordonner autour d’une stratégie de prise en charge commune et graduée du patient, formalisée dans un projet médical partagé. Le principe est d’inciter les établissements de santé à mutualiser leurs équipes médicales et à répartir les activités de façon à ce que chaque structure trouve son positionnement dans la région. Si le but est de mieux organiser les prises en charge, territoire par territoire, l’objectif de garantir à tous les patients un meilleur accès aux soins est utopique. C’est surtout une nouvelle usine à gaz, qui va coûter cher avec toujours plus d’administration et de contraintes.

Prenons l’ARS la plus importante, celle d’Île-de-France. Elle était déjà obèse, elle est devenue une véritable dictature. Elle est divisée en directions et en pôles de compétences. Aurélien Rousseau, directeur général (DG) de l’agence, a été nommé en Conseil des ministres. Il est secondé par Nicolas Péju, directeur général adjoint, qui anime le réseau des délégations territoriales et pilote la mise en œuvre des projets prioritaires de l’agence. Pour l’exercice de ses missions, le DG s’appuie sur un comité exécutif (ComEx) composé de dix membres, responsables des grandes directions de l’agence, et d’un comité de direction (CoDir), qu’il préside. Ce dernier est composé du ComEx, des délégués territoriaux et des sept «pôles métiers ». C’est bien cette agence obèse de fonctionnaires qui a été incapable de trouver des masques et qui a privé les cliniques de produits anesthésiants…

T2A et surmortalité des patients

Un autre effet pervers de la T2A: une surmortalité de 9 % pour les patients en attente aux urgences. Faute de personnels et de places, beaucoup de patients passent en effet des heures, voire des nuits entières sur des brancards dans les couloirs. Les lits disponibles existent dans ces monstres hospitaliers, mais leur disponibilité n’est pas toujours répertoriée, ou bien faute de personnels ils sont « fermés ». La pandémie, au lieu de faire accélérer ces restructurations, a tout arrêté. Patrick Pelloux réclamait des moyens supplémentaires pour les urgences. À l’inverse, la nièce de Pierre Mauroy, la Pr Brigitte Mauroy, une urologue, plaidait pour des réformes d’envergure pour résoudre l’engorgement de ces services. Elle a raison!

Le révélateur Covid

Les établissements de santé sont confrontés, comme je viens de l’expliquer, à des injonctions paradoxales : d’un côté, ils doivent répondre aux besoins des populations liés à des pathologies chroniques et, de l’autre, ils doivent trouver un modèle économique centré sur la tarification à l’activité.

À l’hôpital, le virage ambulatoire a entraîné la fermeture de milliers de lits pour maintenir l’objectif du flux tendu.

Ce manque de lits a été catastrophique durant la Covid. De plus, dans la chaîne de soins, il y a des maillons faibles, ce qui entraîne des retards et des complications obligeant à des réhospitalisations.

Aujourd’hui, la pandémie s’ajoutant à des réformes meurtrières, la situation en chirurgie est devenue particulièrement inquiétante, et les soignants vivent de véritables drames à l’hôpital.

A lire aussi : Les raisons de la fragilisation du système de santé français

Extrait du livre de Bernard Kron, « Blouses blanches colère noire », publié aux éditions Max Milo

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