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Chute du mur de Berlin, crise de 2008 : le double choc à l’origine de la crise des démocraties libérales
©PETER KNEFFEL / DPA / AFP

30ème anniversaire

A la différence de la chute du mur de Berlin qui a façonné notre monde sans que nul ne puisse l’ignorer, la crise de 2008 a provoqué un choc silencieux : un système de croyance s’est effondré mais le capitalisme financier lui-même est resté solidement installé.

Eddy  Fougier

Eddy Fougier

Eddy Fougier est politologue, consultant et conférencier. Il est le fondateur de L'Observatoire du Positif.  Il est chargé d’enseignement à Sciences Po Aix-en-Provence, à Audencia Business School (Nantes) et à l’Institut supérieur de formation au journalisme (ISFJ, Paris).

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Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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Atlantico.fr : A l'occasion des 30 ans de la chute du mur de Berlin, Atlantico s'interroge sur la période 1989-2008 et sur ce qui subsiste de cette ère de "mondialisation heureuse" et de confiance dans les bienfaits du capitalisme financier. 

La chute du mur de Berlin a-t-elle accentué la confiance, dans les pays occidentaux et ailleurs, dans les bienfaits du système économique mondialisé et financiarisé ? Cette confiance a-t-elle pu mener à des excès ?

Jean-Marc Siroën : La chute du mur de Berlin achève la victoire du modèle occidental sur le système soviétique. Elle a permis de propager la démocratie et l’économie de marché et nourri l’illusion, théorisée par le philosophe Francis Fukuyama, que la fin de l’affrontement Est-Ouest conduirait à une « fin de l’histoire » en oubliant que celui-ci n’était pas seulement idéologique. Des années 1990 à 2001 -attentats du 11 septembre- la gouvernance du Monde régentée par les grandes puissances a effectivement reculé au profit d’un multilatéralisme réincarné notamment par la création de l’OMC, des programmes ambitieux de réduction de la dette des pays en développement, l’aide apportée aux pays en transition avec pour contrepartie l’ouverture commerciale et financière de la plus grande partie du Monde.

La chute du mur de Berlin a révélé le bilan catastrophique des systèmes d’économie planifiée et l’horreur du totalitarisme post-stalinien. Ces modèles sont apparus irréformables. Bien entendu, ce ralliement aux principes de l’économie de marché et à la démocratie a suscité une plus grande adhésion aux grands principes du modèle occidental comme l’atteste le déclin des partis communistes, voire sociaux-démocrates. Néanmoins, quel type de modèle a triomphé ? Le modèle post-Bretton Woods fondé sur les taux de changes fixes, le contrôle des mouvements de capitaux, un secteur public large et des transferts sociaux importants ou le modèle dit « néo-libéral » qui en prend le contre-pied ? Lorsque tombe le mur de Berlin c’est plutôt le second modèle qui s’impose avec d’une part l’abandon du système de changes fixes -dès 1973- qui permet de libérer les mouvements internationaux de capitaux faisant du taux de change une variable d’ajustement et, d’autre part, le « thatchero-reaganisme » qui confie la régulation au marché et éloigne un peu plus encore le « modèle occidental » du modèle étatique soviétique. Mais dans ces évolutions, la mondialisation n’entre pas aussi aisément que cela dans la bible néo-libérale. La financiarisation est plus constatée que prônée dans son bagage idéologique (même si, pragmatiquement, elle facilite le financement des déficits budgétaires). Même le président Reagan se rallie à de sévères mesures protectionnistes. Dans le projet qui s’affirme dans les années 1980, la baisse des impôts, l’affaiblissement de l’Etat-Providence et les dénationalisations comptent bien davantage que la mondialisation ! A son sujet, les dirigeants pourraient bien dire, comme Jean Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur. »

Mathieu Mucherie : On a déjà une ode à la "mondialisation heureuse" ou au grand changement technologique dans le bonheur, dans la fin des idéologies, on a déjà ce discours-là avant 1989. Les bornes intellectuelles sont déjà posées dans les années 1960-1970. La campagne de Goldwater a eu lieu en 1964. Droit, législation et liberté de Hayek date de 1974. Beaucoup de choses arrivent bien avant 1989 dans ce mouvement-là.

1989 est particulier surtout en France : il a fallu attendre cette date-là pour qu'un certain nombre de gens se rendent compte que le communisme cela ne marchait pas. Dans le monde libre et dans le monde anglo-saxon, cela faisait longtemps qu'on avait enterré le communisme brejnévien. Beaucoup de gens l'avaient déjà prédit : des futurologues avaient compris qu'avec l'avènement de la société de l'information allait changer deux-trois petites choses. Déjà, chez Asimov, dans les années 1960, vous pouvez trouver des choses qui annoncent les années 2000. En France, on est un peu dans un cas différent, parce que nos penseurs, ce sont des gens comme Attali, et qu'ils ont été un peu étonnés parce qu'ils avaient prédit une glaciation terminale. Il faut se souvenir de toutes les réactions des chancelleries et du quai d'Orsay quand Ronald Reagan avait osé dire, en 1987, à propos du mur : "Abattez ce mur", parce que, en substance, son existence est ridicule. Les gens du quai d'Orsay étaient vent debout contre cette idée, par peur d'une complexité géopolitique du démantèlement. La doxa française n'était pas du tout dans l'idée du démantèlement accéléré. Les conditions intellectuelles étaient donc bien posées avant 1989.

Eddy Fougier : C'est certain. On était quelques mois après le fameux article de Francis Fukuyama, publié dans le National Interest, à propos de la fin de l'histoire, qu'il a ensuite transformé en ouvrage. Il est évident qu'à l'époque, du moins dans le monde occidental, dominait l'idée que les Occidentaux, leur système politique et économique, l'avaient emporté, sur le fascisme et le nazisme pendant la seconde guerre mondiale, et sur le communisme. Cet effondrement du mur validait cette hypothèse de Fukuyama, selon laquelle il suffisait de diffuser à l'ensemble du monde, notamment aux pays du tiers-monde, le principe de l'économie de marché et la démocratie libérale et pluraliste. Il suffisait d'ouvrir les systèmes politiques et les économies pour que la prospérité et la paix l'emportent. On avait le sentiment, à l'époque, que les idéaux d'Emmanuel Kant sur la paix perpétuelle, allaient se réaliser. Un des concepts à la mode à ce moment-là, c'était les "dividendes de la paix". La fin de la course à l'armement permettait de consacrer, selon certains, les ressources à d'autres enjeux. 

Il y a eu un espoir qui ne s'est pas seulement traduit par la réunification de l'Allemagne et de l'Europe, mais aussi par des rapprochements entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Il y a eu en Afrique du Sud un changement fondamental avec la libération de Mandela ; il y a eu un rapprochement entre palestiniens et israéliens qui a abouti aux accords d'Oslo. Il y avait ce sentiment qu'on allait vers une mondialisation heureuse mais aussi vers la paix grâce à la sécurité collective censée la garantir. Le symbole de cela, c'est l'intervention après la tentative d'annexion du Koweït par Saddam Hussein et le fameux discours de George Bush. On en était donc là en 1989. 

Bien évidemment, on a largement déchanté pendant les deux décennies suivantes. Notamment sur la question de la sécurité. On a été incapable d'arrêter les combats dans l'ex-Yougoslavie, en Algérie, sans parler du Rwanda, et très vite l'échec de l'intervention américaine en Somalie en 1992-1993 a très vite amené les Occidentaux à remettre la sécurité collective dans les tiroirs. Du côté de la mondialisation, il y a eu de nombreuses crises dans les années 1990, qui ne concernaient d'ailleurs pas nécessairement les pays occidentaux, mais surtout les pays émergents : le Mexique en 1994, en 1997, l'Argentine et la Russie. On a assez vite déchanté en la matière, même si effectivement dans les années 2000, certains parlaient d'âge d'or, comme par exemple le directeur de la BRI en 2007.

Qu'est-ce qu'a représenté 2008 de ce point de vue-là ? Dans quelle mesure la croyance dans l'idée de mondialisation (et de financiarisation de l'économie) heureuse s'est effondrée ? 

Jean-Marc Siroën : La chute du mur de Berlin a-t-il permis d’accélérer la mondialisation ? Il y a en effet une certaine concomitance : explosion des mouvements de capitaux, accroissement du commerce mondial. On trouve aussi une justification théorique puisée dans la philosophie libérale façon Fukuyama : le commerce, la paix et la démocratie s’auto-entretiennent et, en conséquence, les marchés sont mondiaux avant d’être nationaux. Le livre d’Alain Minc sur le mondialisation heureuse parait en 1997 donc assez tardivement et il ne faudrait pas croire que la « croyance » ait été aussi largement partagée. Pendant cette période, la contestation de la mondialisation s’est amplifiée en même temps  la mondialisation elle-même : revendication d’une « taxe Tobin »,ce « grain de sable » dans la mondialisation financière, structuration des ONG et des syndicats alter-mondialistes (AFL-CIO aux États-Unis), émeutes de Seattle à l’occasion d’une conférence de l’OMC en 1999 etc. Pourtant, si le bonheur de la mondialisation est très modérément perçu en Occident, l’ouverture économique des pays émergents et en transition a accompagné une croissance économique forte et une diminution assez spectaculaire de la pauvreté. Ceux qui ont le plus cru à la mondialisation « heureuse » ne se trouvent pas en Occident mais en Chine, en Inde, au Brésil…

La crise de 2008 est-elle une crise de la mondialisation ? Pas complètement. Elle éclate en 2007 aux États-Unis avec la crise des « subprimes » qui est une crise d’abord nationale qui ne doit pas grand-chose à la mondialisation puisqu’elle lie des créanciers américains à des débiteurs américains (ménages endettés à l’occasion d’un achat immobilier). La mondialisation financière n’intervient que dans la mesure où les créances ne restent pas en Amérique mais, par des mécanismes obscurs, se retrouvent dans le portefeuille d’institutions financières françaises, allemandes ou japonaises…ce qui transforme une crise locale finalement assez mineure en crise systémique de grande ampleur. Celle-ci apparaît donc davantage comme la conséquence des carences de la réglementation financière américaine -et l’incapacité du marché à les combler- que de la mondialisation. Il ne s’agit pourtant pas de l’exonérer : elle porte sa part de responsabilité non seulement en facilitant la diffusion des crises mais aussi en imposant une concurrence entre institutions financières qui rend plus difficile l’adoption de réglementations nationales. 

Ce qu’a en revanche bien montré la crise c’est plutôt le désarroi général de l’élite pour la surmonter cette crise. Elle a su éviter la catastrophe, mais n’a pas su l’achever puisque les banques centrales ne parviennent pas à s’affranchir de politiques « non conventionnelles ». En fait, si le Monde n’a retrouvé les grandes crises financières qu’en 1987, les politiques ont toujours répondu de la même façon : assouplissement monétaire (éventuellement accompagné d’une relance budgétaire de courte durée) avec baisse des taux d’intérêt et injection de liquidité qui favorise la spéculation financière ou la prise de risque, creuse les inégalités et déclenche  une nouvelle crise lorsque les taux d’intérêts remontent. Dans ce mécanisme, la mondialisation financière a sa responsabilité, mais on pourrait tout aussi bien  invoquer l’insuffisante mondialisation, celle qui au-delà des déclarations lénifiantes du G20 permettrait d’aller beaucoup plus loin dans l’harmonisation de la règlementation des marchés. 

Mathieu Mucherie : La crise de 2008 a été prévue par de nombreuses personnes, comme de nombreuses crises. Je dis par exemple de mon côté que l'euro aujourd'hui n'est pas durable, que c'est un système de changes fixes qui finira, comme tous les systèmes de changes fixes par péter, mais cela peut encore tenir pendant quinze ans avec des rustines. Je n'ai pas la moindre idée du moment où cela sautera. En 1989, tout un tas de gens disaient que cela allait finir par tomber. Les gens les plus profonds ont prévu la chute du mur. Ce sont les romanciers qui ont prévu la chute du mur mieux que les économistes. Mais cette littérature était incapable de nous dire comment cela allait exploser et la façon dont cela allait exploser.  Donc pour reprendre votre question : il y avait déjà, avant 2008, des gens qui expliquaient très bien qu'on avait un problème de financiarisation, de déséquilibre monétaire, mais évidemment ils n'étaient pas capables de dire le quand et le comment. 

Les croyances depuis 2008 n'ont pas changé tant que cela par ailleurs. Il y aurait selon vous un avant 2008 où les gens croyaient au libre-échange et un après-2008 où ils n'y croient plus. Ce n'est pas vraiment le cas : il y a avait des tendances protectionnistes déjà dans beaucoup de pays, et dans les mentalités, et chez les intellectuels, et même chez certains économistes, avant 2008. Trump n'est pas arrivé par un ciel clair : il a été préparé, notamment sur le terrain du protectionnisme, par Obama, qui a déclaré mainte fois qu'il fallait un commerce équilibré, que quand il y avait des déficits commerciaux, c'était suspect, etc. Ce sont donc des éléments qui ont été préparés. Il y a beaucoup plus de continuité donc que ce que vous estimez. 

Mais évidemment, il y a des moments d'accélération. 2008 en fait partie. L'écologie la plus profonde, la tendance millénariste à la Greta Thunberg, s'accélère aujourd'hui, mais vient de la deep ecology des années 1980-1990. 2008 est un accélérateur, surtout en zone euro, parce qu'on a eu deux crises. On a eu 2008 et 2011-2012. Etant les seuls à avoir deux crises, on a eu une deuxième couche. 

Eddy Fougier : Il y avait des contestations de la mondialisation qui existaient auparavant. L'altermondialisme avait marqué les esprits en 1999 à Seattle. Décembre 1999, c'est aussi le score très important réalisé par Jörg Haider, et la mise en place d'une coalition de conservateurs, qui aboutit à des sanctions contre l'Autriche. On est passé sans doute d'une situation d'une mondialisation dite heureuse, parce qu'aussi l'essor des nouvelles technologies avait créé un espoir, à quelque chose de très ambigu. Puis, à partir de 2008, la face noire de la mondialisation est devenue de plus en plus perceptible, au moins pour ceux qui s'en estimaient être les victimes, c'est à dire les catégories populaires et la partie des classes moyennes qui a le sentiment de décrocher et qui nourrit les sentiments populistes que l'on connaît. 

Les institutions économiques et politiques, mais aussi certaines pratiques excessives (on peut penser par exemple aux salaires élevés des grands patrons), dont la légitimité repose sur la croyance dans les bienfaits de la mondialisation et de la financiarisation, se sont-elles effondrées après la crise de 2008 ? Est-ce que cela peut expliquer les crises des grandes démocraties ?

Jean-Marc Siröen : Le terme d’effondrement est exagéré. Si on compare avec le crise de 1929, les institutions ont, pour l’instant, mieux résisté et certaines se sont même renforcées comme les banques centrales et même certains pouvoirs législatifs. C’est plutôt le mode de représentation qui est en crise : le système démocratique traditionnel -qui peut d’ailleurs varier d’un pays à l’autre – est-il adapté ? Quelle légitimité confère-t-il aux décisionnaires qu’ils soient politiques ou privés, qu’ils se trouvent dans les Ministères, les administrations, les entreprises, voire les tribunaux, la presse, etc.

Cette crise de légitimité a des causes multiples. La mondialisation y participe d’autant plus qu’elle apparaît brutale et non maitrisée mais on commettrait une erreur en lui imputant toute la responsabilité de toutes les crises : économiques, institutionnelles, politiques, etc. Comme l’avait montré Schumpeter, l’ « innovation » bouleverse les structures existantes dans un phénomène de destruction créatrice. Celle-ci doit avoir des réponses politiques qui ont manifestement fait défaut. Certes ce cycle innovateur est concomitant avec celui de la mondialisation mais sans qu’il y ait de lien de causalité évident. La croissance exponentielle des capacités de calcul déstabilise non seulement l’économie, mais la relation qu’entretiennent les hommes entre eux et avec leurs dirigeants, via les réseaux sociaux. Les grandes multinationales du numérique ont davantage  remodelé les économies que la mondialisation en partie en en redessinant les contours en en contournant les institutions sans que celles-ci ne soient parvenues, jusqu’à maintenant, à les réguler. Si le monde peine à s’adapter à l’ère numérique, l’émergence de valeurs « écologiques »apparaît comme une autre source de délégitimation des institutions qui n’ont pas su arrêter la dégradation de la nature provoquée par l’homme. Or, qu’on le veuille ou non, les mutations qu’exigeraient la protection du climat ou de la biodiversité sont aussi, voire plus anxiogènes encore, que celles exigées par la mondialisation et la révolution numérique. 

Mathieu Mucherie : On peut critiquer longtemps la financiarisation des esprits, le court-termisme des banquiers, la consanguinité du milieu financier, le décalage qu'il y a entre les sommes en jeu et le peu de pensée profonde qu'ont ces gens-là, qui raisonnent comme des béotiens, mais pour les pratiques, mais on a toujours besoin de "levieriser", de trouver des financements pour ses prêts immobiliers par exemple. Donc les pratiques financières n'ont pas trop changé, bien entendu. Là où il y a une bizarrerie dans la finance - je le vois moi dans le quotidien - c'est que quand il y a eu une crise en 1973-1974, il y a eu un avant et un après, parce qu'il y avait tellement eu de perte d'argent qu'ils sont passés de l'amateurisme de la finance traditionnelle à quelque chose de beaucoup plus mathématisé. Ils sont allez voir des gens qui avaient bâti des modèles de compréhension de la finance, les Fama, Sharpe, Markowitz, etc. Ils ont pris ces modèles-là et ils les ont appliqués. La finance est devenu ensuite une affaire de mathématiciens. Je m'attendais après 2008 qu'il y ait un changement de casting, un changement de paradigme également. Quelque chose de l'ordre de ce qui s'était passé en 1973. Au contraire, on est dans la continuité. Il n'y a pas eu de nouvelles méthodes, pas de nouvelle génération. Ce sont toujours les mêmes personnes, et qui font à peu près la même chose. 

D'autre part, les institutions dont vous parlez étaient fragilisées avant 2008. Si on excepte les banques centrales qui quelque part ont été renforcées par 2008 alors qu'elles n'avaient paradoxalement rien prévu, et qu'elles sont en grande partie responsables des conséquences économiques de 2008, la plupart des institutions étaient déjà fragilisées. Elles sont aujourd'hui chancelantes, mais cela ne date pas pour moi de 2008 particulièrement. Je vous rappelle que les émeutes contre l'OMC, c'est en 1999 à Seattle, alors qu'il y a 4% de croissance aux Etats-Unis, que tous les indicateurs sont bien orientés et que la ville de Seattle a extraordinairement profité de la mondialisation (Microsoft, Boeing et Amazon). 

Donc si l'on veut voir une contradiction entre les croyances en une mondialisation heureuse et quelque chose d'autre, je dirais que c'est une contradiction chez chacun de nous. Les gens cherchent la mondialisation, ils la veulent indirectement par leurs actes. Ils en profitent tous les jours dans un nombre incalculables de pratiques, de consommation par exemple, mais pas seulement : comment expliquer sinon qu'ils partent en voyage à l'autre bout du monde ou qu'ils apprennent l'anglais à leurs enfants ? Ils cherchent donc la mondialisation parce que c'est le seul vecteur d'augmentation de leur pouvoir d'achat. Mais idéologiquement, ils ont envie de taper sur le système parce qu'il est mondialiste, et parce qu'il y a des dimensions dans le mondialisme qui les dérange, des dimensions anxiogènes : l'immigration, la concurrence asiatique. 

Ces contradictions ne sont pas faciles à vivre pour les gens, notamment en France, à qui on a raconté un monde qui n'est pas advenu. Ceux qui croyaient avant 1989 que la chute du mur ne pouvait pas arriver, ceux qui croyaient en 2011-2012 que l'euro protégeait des crises. Idéologiquement, il y a eu de grands moments de contorsion pour ces gens-là. 1989 et 2008 sont des moments apocalyptiques, des moments de révélation pour les gens dont les systèmes de croyances étaient totalement faux. 

Eddy Fougier : On a connu en 2008-2009 un phénomène de récession, et très vite une reprise. En termes de représentation, cela a eu un impact : beaucoup ont estimé que les leçons de la récession, ou que les impacts sociaux de la crise, n'avaient pas abouti à des changements majeurs. On paye encore politiquement le prix de cette perception.

 Il y a aussi à prendre en compte la montée en puissance d'une génération, les millenials, et qui est dans une autre logique, pour une grande partie d'entre eux, que celle de la mondialisation heureuse. Ils ont une autre approche de la consommation par exemple. Il y a aussi un autre facteur : la montée en puissance des inquiétudes liées au changement climatique. Le scénario de la continuité avec l'ère 1989 n'est plus perçu, pour une grande partie de la population, que ce soit par celles et ceux qui se sentent décrochés, ou par les millenials, comme soutenable. Le "on ne peut plus continuer comme ça" s'est généralisé. C'est ce qui amène à la situation de crise actuelle, avec des réponses politiques différentes. Les marcheurs pour le climat et les gilets jaunes n'ont pas les mêmes aspirations, mais il y a un constat généralisé : le monde légué par la chute du mur, pour revenir au thème principal de la journée, n'est plus soutenable pour beaucoup. On le voit aussi avec des mouvements qui revendiquent un illibéralisme comme la Hongrie et la Pologne au sein de l'Union Européenne, Hongrie et Pologne qui étaient les premiers Etats à s'être libéralisés. Le modèle politique et économique qui semblait avoir triomphé avec la chute du mur est en crise, au sein même du monde occidental, notamment chez ces catégories qui ont l'impression d'être décrochées économiquement, les gilets jaunes pour faire vite, et d'autre part par la génération des millenials.

Les populistes sont nés à la suite de cette crise. Représentent-ils une solution politique valable après l'effondrement de ces valeurs ? 

Jean-Marc Siroën : Je ne pense pas que le populisme comme rejet des anciennes élites et fédérateurs des mécontentements populaires soit né avec la crise. Le populisme de gauche est une tradition qui ne s’est jamais éteinte, notamment en Amérique latine. Quant au populisme de droite, il n’a pas attendu la crise de 2008 pour conquérir le pouvoir en Italie avec Silvio Berlusconi, en Hongrie ou en Pologne et c’est en 2002 que Jean-Marie Le Pen a été présent au second tour de l’élection présidentielle. Mais la crise de 2008 a donné aux populismes de gauche (notamment en Espagne, en Grèce, en France) et de droite (plutôt en Europe continentale ou du Nord)de nouvelles opportunités pour délégitimer le « système ». En soi, le « populisme » ne peut, donc,  par construction, apparaître comme une solution politique à l’effondrement des valeurs portées par la « mondialisation heureuse » puisqu’il s’appuie sur des intérêts contradictoires qui se fédèrent dans le rejet et non dans une doctrine politique claire d’où d’ailleurs les fréquents schismes à l’intérieur même des partis populistes. On l’a vu de manière caricaturale avec l’incapacité des « gilets jaunes » à trouver un débouché politique à leur contestation. Le populisme ne dit pas grand-chose sur la révolution numérique et paraît extrêmement gêné par l’émergence d’une contestation écologiste qui, d’ailleurs, pourrait être tenté par l’adoption d’une posture populiste qui les concurrencerait. Sur la mondialisation elle-même, le populisme n’est pas unifié. Si en France les populistes de gauche et de droite (la France est sans doute le seul pays qui réunit les deux !) reprochent à l’Union Européenne d’être soumise à la mondialisation, les populistes anglais qui ont défendu le Brexit reprochaient à la même Union Européenne de ne pas l’être assez ! Certains populistes affichent leur libéralisme économique et favorisent l’insertion de leur pays dans la mondialisation, d’autres le rejettent. Il n’y a donc pas un populisme, mais une multitude qui parvient plus ou moins bien ou plus ou moins longuement à catalyser les inquiétudes et les mécontentements.

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