Cette stratégie qui se cache derrière le ton mi-brutal mi-sarcastique de la Russie vis-a-vis de l’Occident<!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine prononce un discours lors de la cérémonie d'ouverture du Forum militaro-technique international "Armée-2021" à Kubinka, en août 2021.
Vladimir Poutine prononce un discours lors de la cérémonie d'ouverture du Forum militaro-technique international "Armée-2021" à Kubinka, en août 2021.
©RAMIL SITDIKOV / SPUTNIK / AFP

Régimes autoritaires vs démocraties libérales

Depuis le lancement de l'opération militaire en Ukraine, Vladimir Poutine se livre à une forme de surenchère verbale brutale. Les sarcasmes utilisés par les représentants et ambassadeurs russes sur la crise en Ukraine ont fini par se transformer en réalité.

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Atlantico : Arrivée en retard à une conférence de presse, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères a déclaré le 16 février, désolée pour ce retard. "Je vérifiais juste si nous envahissions l'Ukraine ou non. Spoiler : nous ne le sommes pas." Cette désinvolture a été assez largement observée au sein du gouvernement russe et auprès de Vladimir Poutine depuis le début de la crise. Comment l'expliquer ? Quelle est la stratégie qui se cache derrière cette tactique ?

Michael Lambert : Bien qu'elle puisse paraître peu conventionnelle en Occident, cette approche est une composante essentielle de la communication russe et de nombreux régimes autocratiques, qui entendent discréditer, voire brouiller un sujet (ici, l'invasion de l'Ukraine). Vecteur essentiel de la guerre psychologique, un tel propos conduit à ridiculiser une idée et donc à faire relativiser la gravité d'une situation, et à relâcher la garde. 

Loin de se limiter au contexte ukrainien, de nombreux ambassadeurs russes se livrent à cette stratégie, à l'instar de l'ambassadeur russe en Estonie, Aleksander Petrov, qui sur sa carte de vœux ne se prive pas de mentionner "la Russie n'a pas l'intention de commettre d'actions belliqueuses contre ses voisins en 2022". Cette stratégie russe trouve également sa source dans la perception qu'a le Kremlin de l'Occident, perçu par Moscou comme des hypocrites aux propos creux et sans valeurs morales. 

De tels messages témoignent aussi de la structure politique centralisée du pouvoir en Russie. Ainsi, il est fort probable que de nombreux ambassadeurs et ministres russes ignorent eux-mêmes les intentions de Vladimir Poutine, et font de telles déclarations sans savoir ce qui va advenir. En résumé, les représentants et ambassadeurs russes pensent être sarcastiques, mais leurs sarcasmes se transforment en réalité par la suite. 

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Vladimir Poutine est enfin passé à l'offensive en Ukraine et se livre à une forme de surenchère verbale brutale, après avoir maintenu un voile de secret pendant plusieurs semaines. Le président russe a-t-il estimé qu'il ne risquait rien en avançant ouvertement ?

Dans un contexte de guerre, un message doit être à la fois compréhensible, synthétique et émotionnel pour générer une réaction forte de la part du public. Il est donc cohérent de voir le discours de Vladimir Poutine se structurer sur un langage plus direct dans les semaines à venir.

Cela atteste également de la capacité du président russe à communiquer avec un langage diplomatique qui demeure généralement diffus, mais aussi avec un langage militaire plus direct, contrairement à de nombreux dirigeants occidentaux qui n'utilisent souvent qu'un seul des deux. 

Cette phase de flou était également nécessaire car les services de renseignement occidentaux anticipaient une attaque en Ukraine, ce qui a conduit à un renforcement des structures de défense du pays.

En niant une éventuelle attaque, voire en la retardant de plusieurs jours (les services de renseignement américains la prévoyaient pour le 16 février 2022), et en présentant un dialogue plus modéré, cela a permis au Kremlin de minimiser la gravité de la situation et par conséquent de la rendre encore plus létale pour l'Ukraine. Il est ainsi intéressant de constater la versatilité des capacités de communication de Vladimir Poutine et son sang-froid alors même qu´une guerre se planifiait.

Plus largement, y a-t-il une tendance des régimes autoritaires (non seulement russes mais aussi chinois, etc.) à ne plus craindre les démocraties libérales et à s'imposer ? L'affaiblissement général de la démocratie et de l'Occident est-il en cause ?

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C'est en effet le cas, car les deux superpuissances, la Russie et la Chine, savent désormais que du côté occidental, seuls les Etats-Unis sont capables d'opposer une résistance militaire, les deux autres puissances, la France et la Grande-Bretagne, étant loin derrière dans ce domaine. La Chine est encore plus confiante que la Russie, elle possède la première économie mondiale, un programme spatial de pointe, des technologies militaires dont Washington ne dispose pas (missiles hypersoniques DF-ZF (Dongfeng-ZF/ 东风-ZF, dōngfēng-ZF)), ainsi que des projets ambitieux alors que les Etats-Unis sont en pleine crise sociale. Cela permet à Beijing d'avoir une assurance indéniable dans tous les domaines dont elle ne se cache plus. 

La Russie est moins directe que la Chine mais a également repris confiance depuis la chute de l'URSS, pour des raisons légitimes. En effet, Moscou constate qu'aucun pays européen ne souhaite intervenir en Ukraine, et la possibilité de sanctions économiques et d'envoi d'armes aux Ukrainiens est désuète pour un régime autocratique, d'autant que la Russie a le partenaire chinois et peut acheminer toutes ses exportations vers l’Asie si nécessaire.

Au vu de la réaction du monde occidental, c'est-à-dire essentiellement des Etats-Unis et de l'Europe, il est probable que la Russie n'hésitera pas à s'étendre davantage, notamment en Transnistrie, voire dans la totalité de la Moldavie, sachant qu'elle ne rencontrera aucune résistance. 

Les puissances occidentales sont aujourd'hui dans une impasse et ce, pour plusieurs raisons. La première est la domination des Etats-Unis, notamment sur le continent européen mais aussi en Australie et au Japon, qui a conduit le monde occidental à ne pas développer d’alternatives militaires à l'Otan. En effet, sachant qu'ils peuvent compter sur l'Alliance, des pays comme la France et la Grande-Bretagne n'aspirent pas à devenir des super-puissances militaires totalement indépendantes de Washington. Un pays comme la France a le droit d'être ou de ne pas être membre d'une alliance militaire, mais il doit être capable de mener une guerre seul et avoir les ambitions et les moyens techniques pour le faire. En cas de guerre, on est le plus souvent seul (comme le montre le cas de l’Ukraine), les traités fonctionnent rarement et c'est chacun pour soi.

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Il y a aussi un alignement diplomatique et culturel sur la politique américaine depuis 1945, ce qui est inquiétant car cela ne favorise pas l'élaboration d'une stratégie autonome. A cet égard, les démocraties occidentales en Europe s'inspirent souvent du modèle américain, ce qui conduit à la fameuse "américanisation de l'Europe". Il serait plus pertinent d'avoir plusieurs grandes puissances occidentales, au moins deux avec les Etats-Unis et la France, mais cette perspective n'est plus possible depuis la décolonisation, qui confine aujourd'hui de nombreuses anciennes puissances mondiales - France, Grande-Bretagne, Portugal, Espagne, Pays-Bas - sur le seul théâtre européen. En définitive, le déclin du monde occidental, comme celui de l'Empire romain, ne s'est pas produit du jour au lendemain, mais nous subissons aujourd'hui les effets des politiques des années 1960. Personne n'est à blâmer, ni les États-Unis, qui ont été d'un grand secours pendant la Guerre froide, ni la France ou la Grande-Bretagne, la colonisation ayant été une période tragique. Mais le fait est que la chute des empires français et britannique dans les années 1950-1960 explique le déclin militaire du monde occidental, qui tourne désormais autour d'une seule puissance, les Etats-Unis. En revanche, le monde oriental s'articule quant à lui autour de deux puissances, la Russie et la Chine, ce qui lui donne une avance sur l'Occident.

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