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Ces très fâcheuses conséquences auxquelles la Turquie n'a pas pensé en lançant l'opération Bouclier de l'Euphrate en Syrie
©Reuters

Revers de la médaille

Lancée le mercredi 24 août par la Turquie, l'opération Bouclier de l'Euphrate, qui devait être de courte durée, pourrait se prolonger du fait de la résistance des forces kurdes. Si l'objectif d'Ankara d'empêcher la formation d'une entité kurde autonome en Syrie est en passe d'être atteint -les Kurdes, alliés des Etats-Unis depuis des mois étant de surcroît abandonnés par ces derniers- Ankara pourrait subir les conséquences de son intervention sur son territoire et voir se multiplier des attentats revendiqués par le PKK ou l'Etat Islamique.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Lancée mercredi 24 août, l'opération Bouclier de l'Euphrate a fait ce week-end une vingtaine de morts civils côté kurde et un mort côté turc. Si le Premier ministre turc Binali Yildirim avait évoqué une offensive rapide, la Turquie a-t-elle bien anticipé la résistance des Kurdes ? Quelle est la probabilité que l'offensive dure plus longtemps que prévu ? Les victimes turques seront-elles également plus nombreuses que prévu ?

Alain Rodier : L’offensive de le 2ème Armée turque (PC à Malatya) en Syrie est prévue pour durer dans le temps. A la fin août, elle regrouperait 500 hommes de la 1ère et 2ème brigade commando du 4ème corps d’armée, des chars M60A3 de la 5ème brigade blindée du 6ème corps d’armée et des véhicules de combat d’infanterie ACV-15 la 20ème brigade mécanisée du 7ème corps d’armée. Les pièces d’artillerie de 155 mm du 106ème régiment d’artillerie du 6ème corps d’armée assuraient les feux d’appuis depuis la frontière. Pour apporter un semblant de légitimité à la violation de territoire d’un pays souverain, un millier d’activistes appartenant à des groupes rebelles syriens (turkmènes et arabes) étaient mis en avant devant les caméras. Mais dans les faits, peu de capitales sauf Damas, ne semblent avoir protesté contre cette violation des lois internationales. La Syrie n’est pas la Crimée…

L’objectif prioritaire poursuivi par le président Recep Tayyip Erdoğan est d’empêcher la création d’un Kurdistan autonome (le Rojava) au nord de la Syrie à la frontière sud de la Turquie. A cela une raison principale, le Parti de l’union démocratique (PYD) qui est la principale formation politique locale à cause de la puissance de son bras armé, les Unités de protection populaires (YPG), est d’obédience marxiste-léniniste et très proche des séparatistes du PKK. Pour Ankara, il est donc intolérable de laisser faire et la solution militaire trouvée a été de lancer une offensive sur la ville de Jarablus qui se trouve à l’ouest de l’Euphrate pour s’emparer de cette portion de territoire qui va couper le Rojava en deux. A l’ouest le canton d’Efrin, à l’est ceux de Kobané et de Djezireh.

Accessoirement, cela a permis à Ankara de faire un geste vers la coalition internationale en s’attaquant à Daech qui tenait Jarablus. Mais fort étrangement, les activistes islamiques et leurs familles qui résidaient dans cette localité avaient évacué la ville depuis un certain temps -sans doute depuis plusieurs jours-. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas vraiment eu de combats. Le seul militaire turc tué pour l’instant l’a été au sud de Jarablus lorsque le blindé à bord duquel il se trouvait a été atteint par un missile guidé mis en œuvre par des membres des YPG. Cette arme avait vraisemblablement été livrée par les Américains qui soutiennent les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) dont les YPG sont la principale composante. Les FDS se battent effectivement contre Daech et ont notamment repris le 12 août la localité de Manbij, un carrefour logistique important de Daech situé à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de Jarablus. Elles avaient l’intention de poursuivre sur Jarablus mais elles ont été doublées par l’offensive turque. Les accrochages ont désormais lieu entre ces forces au sud de cette ville.

Dernier point, pour la Turquie établir la zone tampon d’une trentaine de kilomètres de profondeur entre l’Euphrate et le corridor d’Azaz à l’ouest (ce n’est pas encore fait mais cette région est en partie tenue par des mouvements turkmènes favorables à Ankara) permet d’enfoncer un coin dans le régime honni de Bachar el-Assad et de préparer l’avenir. Mais pour cela, il faudra que l’armée turque s’engage beaucoup plus. Ce ne sont pas les quelques centaines de militaires et les dizaines de blindés actuellement déployés qui seront suffisants, un, pour conquérir cette zone, deux, pour la tenir dans la durée. Des renforts seraient en cours d’acheminement par voie ferrée. Il est difficile de savoir quelles seront les pertes turques, mais plus leur présence en territoire syrien sera longue, plus elles risquent d’être élevées. Affaire à suivre.

Alors que la Turquie a subi une série d'attentats meurtriers, dont le dernier a fait une cinquantaine de morts lors d'un mariage à Gaziantep, dans quelle mesure l'offensive turque dans le nord de la Syrie peut-elle provoquer une recrudescence des attentats du PKK et de l'Etat Islamique ? Quelles conséquences cela pourrait-il avoir tant sur la société que politiquement ?

Sur le plan du terrorisme, la Turquie n’avait plus rien à perdre. Les activistes du PKK sont repassés à l’action armée depuis la rupture des négociations de paix l’année dernière. C’est une véritable guerre oubliée qui se déroule actuellement dans le sud-est du pays. Daech s’est également lancé dans la course sachant que ses relations privilégiées qu’il entretenait avec Ankara étaient désormais terminées. La rupture sera vraiment consommée quand Daech revendiquera clairement ses actions terroristes en Turquie, ce qu’il n’a pas fait jusqu’à présent pour préserver la susceptibilité du président Erdoğan capable de tout. Il faut dire que jusqu’à maintenant, Daech ne visait pas directement l’Etat turc mais des opposants kurdes, des socialistes et des touristes étrangers. Dans ce dernier cas, cela a tout de même amplifié la crise traversée par l’industrie du tourisme et par là même, a porté atteinte à la bonne santé de l’économie du pays. En comparaison, le PKK cible des militaires, des policiers, des fonctionnaires, des politiques, etc. La différence est de taille.

Qu’importe pour Erdoğan. Pour lui, c’est son ennemi juré -mais aussi ancien allié, on ne peut être trahi que par ses proches- Fetullah Gülen qui est derrière le putsch, derrière Daech, derrière le PKK. Demain, si par malheur il y a un tremblement de terre en Turquie, ce qui est relativement fréquent, ce sera la faute de Gülen ! Le pire, c’est qu’il est cru par une grande majorité de ses administrés. Le président Erdoğan est désormais au faîte de sa puissance, adulé par la majorité de son peuple et craint par les acteurs étrangers en raison de la position géostratégique incontournable de son pays. Déjà qu’il n’a plus d’opposition politique à l’intérieur, une campagne terroriste ne ferait que le renforcer plus encore. Je l’ai écrit à plusieurs reprises : le Turc n’a peur de rien et surtout pas de la violence. Si Daech (et Al-Qaida "canal historique" que l’on a tendance à oublier) peuvent faire trembler les dirigeants et les peuples occidentaux, leurs émirs savent que rien de tel n’est possible en Turquie.

Enfin, quelles sont les retombées diplomatiques de l'initiative turque ? Comment a-t-elle été perçue du côté du Washington et Moscou ? Quel avenir semble se dessiner pour les Kurdes de Syrie et la création d'une entité kurde autonome ?

Washington affirme haut et fort soutenir l’offensive d’Ankara et avoir demandé aux Kurdes des FDS de repasser à l’est de l’Euphrate comme l’a exigé Ankara sinon, ils ont promis de leur couper les vivres ! De plus, Les Etats-Unis confirment ne pas vouloir la partition de la Syrie, ce qui, en conséquence, interdit la fondation du Rojava.

Mais en fait, les Américains sont, une fois de plus, obligés de faire le grand écart. Ils ne veulent pas mécontenter Erdoğan (1) qui détient les clefs des bases aériennes où sont présents les appareils de l’US Air Force et parallèlement, ils comptaient beaucoup sur les FDS pour combattre Daech et même, dans leurs rêves les plus fous, pour reprendre Raqqa la "capitale" de l’"Etat" islamique. Ils avaient déjà échoué en tentant de former l’Armée Syrienne Libre puis des brigades de rebelles islamiques "modérés". C’est ce qui est aussi en train de se passer avec la "nouvelle armée syrienne" (Jaysh Suriya al-Jadid) formée à grands frais en Jordanie. Elle devait s’emparer d’une partie sud de la frontière syro-irakienne au niveau d’Abou Kamal et cela s’est terminé par un échec. Les FDS risquent maintenant de faire défection, la seule chose qui les lie encore à Washington étant les approvisionnements en armes et munitions.

Le président Obama ne va plus rien faire de marquant laissant le soin à son successeur de gérer la suite. La vieille Europe craint surtout l’ouverture possible des vannes de réfugiés (trois millions en Turquie) si Erdoğan le décide et il en est tout à fait capable si un mot de trop le dérange… Le régime syrien et ses alliés russe, iranien, irakien et du Hezbollah n’ont qu’une marge de manœuvre réduite et, au fond, ils sont enchantés que les Kurdes ne parviennent pas à établir leur Etat en Syrie. Cela aurait pu donner des idées à d’autres.

C’est Erdoğan qui détient aujourd’hui les cartes maîtresses même si son armée, sa police, son administration et autres institutions sont aujourd’hui déstabilisées suite à la répression qui les ont frappées avec comme prétexte le putsch raté.

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1. Il va falloir prendre une décision concernant l’extradition ou non de Gülen qui vit aux Etats-Unis. Le président Erdoğan en fait une question personnelle.

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