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Ces penseurs musulmans qui comptent sur l’Occident pour que leur monde évolue
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Bonnes feuilles

Philippe d’Iribarne publie "Islamophobie : intoxication idéologique" chez Albin Michel. Le concept d'islamophobie est un leurre, une illusion, une intoxication. Il faut échapper à cette manipulation et cultiver un regard de vérité. Extrait 2/2.

Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel) ou L'islam devant la démocratie (Gallimard, 2013).

 

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

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Si la fable de l’islamophobie prospère, les musulmans sont loin d’être tous dupes. Nombre de penseurs musulmans s’inquiètent des dérives de l’islam au cours de l’histoire. Pour certains c’est avec l’emprise du wahhabisme, né au XVIIIe, que celui-ci a fait fausse route au cours du dernier siècle en promouvant un retour fantasmé aux pieux ancêtres. D’autres, attachés au mouvement mutazilite au IXe siècle et admirateurs de la grande figure d’Averroès au XIIe  siècle, dénoncent une trahison ancienne de la raison. D’autres encore, remontant aux sources de l’islam, célèbrent, dans la vie du Prophète, la période spirituelle de La  Mecque et ne voient qu’un accident de l’histoire dans l’édification à Médine d’un ordre social et politique. 

Dans leur recherche d’une renaissance de l’islam, le poids de la communauté, l’intensité du contrôle qu’elle exerce sur ses membres, sont particulièrement déplorés. Dans le monde arabo-musulman, note l’un d’eux, l’émergence de l’individu n’a pas eu lieu. Ce qui compte, c’est l’oumma (nation musulmane), le clan, la tribu et la famille. On fait corps avec cette notion qui englobe tout le monde ; d’où l’impossibilité de la laïcité, de la séparation du religieux avec l’espace public, avec la politique. Aucune transformation de l’islam, affirme un autre, ne sera possible ni même envisageable sans qu’il y ait au préalable une prise de conscience que c’est l’avènement de l’Individu qui est le moteur et la finalité de cette réforme. La difficulté à débattre de manière civilisée qu’engendre ce poids de la communauté est dénoncée : Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence, qu’il accepte que le voisin ait la liberté de penser autrement ; que le débat intellectuel retrouve ses droits et qu’il s’adapte aux conditions qu’offre la polyphonie ; que les brèches se multiplient ; que l’unanimisme cesse. Dans cette perspective, il est attendu de la conscience critique moderne qu’elle permette la liberté d’une parole plurielle, conflictuelle, entretenant le désaccord dans la civilité.

La place que l’ordre social associé à l’islam réserve aux femmes est elle aussi critiquée et le voile islamique est dénoncé comme un signe du degré d’emprise de cet ordre. Dans tout le monde arabe, note A.  Meddeb, le dévoilement des femmes avait correspondu à un processus commencé à la fin du XIXe siècle, avec le pamphlet de Qâsim Amîn sur la sujétion des femmes dont le signe de servitude était le voile. […] Je dois avouer que j’ai ressenti comme un choc lorsque le revoilement des femmes est revenu sous mes yeux dans l’une des citadelles de la liberté et de la culture occidentale, c’est-à-dire en France, à Paris.

Pour ces réformateurs, ce qui relève de l’expérience approfondie et personnelle de Dieu est opposé à un fonctionnement sociologique ou socio-politique. Le ressourcement des croyants dans la foi et leur cheminement personnel avec le divin sont célébrés face à l’arrogance d’une identité figée plaquée face aux autres. Cette opposition entre une dimension spirituelle et un ordre social est vue comme centrale dans l’acclimatation de l’islam au monde occidental du XXIe siècle. Est en question la division interne de l’islam entre deux formes de religion : une religion juridique et politique, une religion spirituelle et intérieure, la première ayant peu de chances de s’acclimater au monde moderne auquel elle livre en vérité un combat sans concession. 

Parfois, des considérations tactiques se mêlent aux convictions de fond. Ainsi, l’imam Tareq Oubrou invite les musulmans à la prudence dans leur recherche de visibilité, face au risque de renforcer chez l’autre la perception d’une communauté conquérante. Cette recherche est d’autant plus maladroite, affirme-t-il, que l’essentiel – qui est spirituel – est invisible : À quoi ça sert d’avoir une gandourah [tunique traditionnelle portée au Maghreb] et le cœur vide de Dieu ? C’est catastrophique, le hijab et pas de prière. 

Ces penseurs, loin de diaboliser l’Occident, partagent les reproches que celui-ci adresse à l’ordre social islamique : le poids de la communauté, le refus de la liberté de conscience, le statut des femmes, la réticence à appliquer une démarche historico-critique aux origines de l’islam. Ils associent largement à l’influence occidentale le mouvement de renouveau, la « Nahda » (la renaissance), qui a pris corps au XIXe siècle au sein du monde musulman. Les idées modernistes européennes, rappelle Malek Chebel, pénétrèrent à grand flux la conscience musulmane après l’expédition d’Égypte (1798-1801), dans le sillage des nombreux savants qui accompagnèrent Bonaparte à cette occasion, la jeunesse arabe percevant alors son isolement doctrinal et l’anachronisme de ses usages. Ces progressistes comptent sur l’influence de l’Occident pour qu’advienne l’évolution du monde musulman à laquelle ils aspirent.

À côté de ceux qui s’expriment ainsi haut et fort, d’innombrables musulmans anonymes cherchent, sans bruit et de multiples manières, à élaborer des façons de vivre compatibles avec une pleine adhésion aux valeurs de l’Occident. Ils voient bien qu’en suivant les us et coutumes de la société qui les accueille ils peuvent s’y intégrer dans un succès silencieux. De nombreuses histoires de vie relatent les parcours de ceux qui sont ainsi devenus pleinement membres de leur patrie d’adoption tout en construisant une forme personnelle de rapport à l’islam. 

Un islam d’Occident se cherche ainsi. Arriverat-il à se construire ? À entendre ceux qui s’y emploient, les obstacles sont de taille. Il n’y a pas de discussion possible, déplore Mohammed Arkoun évoquant ses rapports avec les tenants de l’islam institué : Je suis rejeté a priori. […] Celui qui ne fait pas préalablement acte de foi envers des postulats intangibles (le statut du Coran comme révélation divine, comme parole de Dieu contenant les ipsissima verba divins) ne saurait être écouté. 

Si les réformateurs échouent, le fossé risque fort de se creuser davantage entre deux tendances : d’un côté ceux qui se veulent fidèles aux pieux ancêtres, qui se revendiquent comme les seuls « vrais musulmans », ardents à faire triompher envers et contre tout une contresociété hostile aux valeurs de liberté et d’égalité ; de l’autre des musulmans approximatifs, qui se contentent de peu pour ne pas se sentir totalement étrangers à la communauté – ne pas manger de porc, respecter souplement le ramadan – aux franges d’une quasi- apostasie. Le destin de l’islam en Occident est en jeu : rester une réalité étrangère en lutte constante pour faire sécession ; ou s’acculturer pleinement.

Extrait du livre de Philippe d’Iribarne, "Islamophobie : intoxication idéologique", publié chez Albin Michel.

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