Cercle vicieux, quand les élections se transforment en machine à sélectionner les élus les moins représentatifs des électeurs<!-- --> | Atlantico.fr
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Les électeurs ne sont plus au rendez-vous
Les électeurs ne sont plus au rendez-vous
©Reuters

Mépris général

Au-delà du Front national, ce serait plutôt à l'abstention de se revendiquer "premier parti de France". Car si le vote "extrême" fait souvent parler de lui, les vrais déçus et oubliés de la politique se rendent rarement aux urnes. Et c'est peut-être à ceux qui ne sont absolument pas représentés que devraient s'intéresser les élites politiques.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Il est régulièrement question pour les personnalités politiques de pointer les dangers de la montée du Front national, et pour certains d'envisager des moyens de récupérer les électeurs. Pourtant, et bien que les élections dans le Doubs ne soient qu'un scrutin local, l'abstention au premier tour est monté à 60,5%. Les formations politiques existantes ne devraient-elles pas s'intéresser davantage aux abstentionnistes, plutôt qu'aux électeurs frontistes dont on peut se réjouir qu'ils croient encore à l'expression par le vote ?

Vincent Tournier : Ce manque d’intérêt pour l’abstention est évident. Il y a un décalage flagrant entre l’importance qui est donnée au vote, conformément à la tradition républicaine où le vote est un acte sacré, à la fois acte civique et manifestation d’appartenance à la nation, et le manque d’intérêt pour la montée de l’abstention. Dans les années 1980, le décrochage de la participation n’a pas été clairement identifié. On a tardé à réagir, y compris chez les universitaires. Des arguments rassurants ont été avancés, par exemple le fait que les gens votaient par intermittence. En vérité, un processus plus profond de désertion civique a été engagé, qui est simplement masqué par la participation massive des Français à l’élection présidentielle, qui reste vue comme un scrutin décisif. Au fil des scrutins, cette baisse de la participation a fini par sauter aux yeux, mais elle n’est pas réellement prise en compte. Certes, l’abstention fait l’objet de déploration rituelle les soirs d’élection, mais les pleurs s’arrêtent dès le lendemain. Il s’agit pourtant d’une question qui devrait susciter une réflexion beaucoup plus massive. Mais une telle réflexion risquerait de mener à un examen de conscience que les élites politiques ne sont pas prêtes à faire. C’est d’ailleurs pourquoi les instances et les moyens de la recherche scientifique ne sont pas mobilisés sur ce sujet, ni d’ailleurs sur les grands sujets qui préoccupent les Français comme l’immigration et l’insécurité. On préfère disperser les financements sur des questions secondaires ou superficielles. Les grands enjeux de notre temps, dont l’abstention fait partie, ne font pas partie des priorités de la recherche publique.

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Dans la plupart des démocraties, les représentants qui accèdent aux responsabilités sont celles qui s'adressent au cœur de l'électorat, dont le curseur est proche du centre en termes de diversité des valeurs politiques. Comment expliquer ce phénomène ?

La baisse de la participation a un impact majeur sur la nature de la représentation politique, sur les caractéristiques des élus. Ce sont globalement les catégories sociales les plus intégrées qui votent, celles qui sont le plus satisfaites de leur situation, qui voient l’avenir avec optimisme, qui considèrent que la marche actuelle du monde et de l’Europe va dans le bon sens. Inversement, les catégories qui ne se reconnaissent pas dans ces évolutions se détachent de la politique et du vote. L’abstention génère donc une sous-représentation chronique des catégories marginalisées par la nouvelle économie-monde. Leur voix se fait de moins en moins entendre par la classe politique, laquelle se sent à son tour renforcée dans sa conviction qu’elle est sur la bonne route, qu’elle va dans le sens de l’histoire. Le Traité constitutionnel européen en fournit une bonne illustration. L’échec du référendum de 2005 n’a provoqué aucun sursaut collectif. Il a juste été vu comme un accident, une erreur de parcours, un malencontreux retard pris sur l’agenda européen ; il n’a pas généré une réelle réflexion sur les causes de ce refus. C’est à cela qu’on reconnaît un dogme : lorsque les signaux contraires ne font que rebondir sur les certitudes.

Ce phénomène pourrait-il, à la manière d'un cercle vicieux, nourrir la marginalisation des électeurs extrémistes, aux opposés de l'échiquier politique, et de ceux qui sont sortis du champ politique en ne votant plus, voire du vote blanc ?

De plus en plus de citoyens sortent du jeu électoral, ou n’y viennent que de façon sporadique. Le vote FN a longtemps permis d’atténuer cette désertification électorale en maintenant dans le jeu institutionnel les électeurs déçus par le système politique. Avant lui, le PCF avait aussi joué un peu ce rôle. Mais l’extrême gauche ne parvient plus à capitaliser sur ce mécontentement, d’une part parce qu’elle est discréditée sur le plan historique depuis la chute de l’URSS, d’autre part parce qu’elle défend une politique pro-immigrationniste qui contredit son message sur la nécessité de réaffirmer le rôle protecteur de l’Etat.

Il faut aussi souligner que le FN ne parvient pas très bien à attirer ces électeurs déçus. De ce point de vue, les abstentionnistes sont peut-être plus républicains qu’on ne le pense. En tout cas, ils ne semblent pas convaincus par l’aptitude des dirigeants FN à prendre en charge le gouvernement du pays. Par ailleurs, en jouant la carte de la respectabilité et de la banalisation, le FN peut aussi dérouter son propre électorat et ses électeurs potentiels. C’est un peu ce que l’on a vu dans la quatrième circonscription du Doubs, qui ne marque pas un triomphe pour le FN. Certes, celui-ci améliore ses résultats, mais il faut bien voir qu’il tenait là une occasion en or pour faire un triomphe. Avec le recentrage du Parti socialiste depuis la nomination de Manuel Valls et Emmanuel Macron, et avec les attentats de janvier, toutes les conditions étaient réunies pour qu’il fasse beaucoup mieux, à la fois au premier tour et au second. Mais cela n’a pas été le cas (et l’UMP a même plutôt progressé). Curieusement, le FN n’a manifestement pas voulu capitaliser sur la dénonciation de l’islam, donnant ainsi le sentiment de devenir à son tour calculateur et opportuniste. C’est peut-être un bon plan pour 2017 mais cela risque de décevoir les électeurs hors-jeu. Or, une fois que les électeurs ont basculé dans une attitude de retrait, il est difficile de les en faire sortir.

Comment qualifier la nature de l'aveuglement - ou du manque de considération- des appareils politiques à l'égard des abstentionnistes ?

J’avancerai deux hypothèses, l’une culturelle, l’autre économique. La première concerne l’évolution des mentalités depuis les années 1970. Pour une partie des élites, le regard sur la France et les Français a changé. La France est vue comme un pays archaïque et ringard, peuplé de "beaufs" (selon la célèbre caricature du regretté Cabu) machistes, racistes, homophobes. L’histoire nationale est devenue honteuse. Elle est vue sous un angle essentiellement négatif. La France a du sang sur les mains, elle a voulu faire la leçon au reste du monde avec les droits de l’Homme et les Lumières, mais cela ne l’a pas empêchée de collaborer avec les nazis et de coloniser sans scrupules. Cette vision stéréotypée est évidemment simpliste et fausse, mais elle a imprégné les mentalités au point de provoquer une cassure dans la perception du peuple par les élites. D’où une admiration, parfois sans borne, pour tout ce qui vient de l’étranger. L’Autre  n’est pas seulement digne de respect : il est vu comme un moyen de régénérer un peuple moribond et malade, un peu à l’image du film Intouchables avec François Cluzet Omar Sy, sorti en 2011, où l’aristocrate blanc et handicapé est ramené à la vie par un Noir athlétique. C’est d’ailleurs le même syndrome que l’on observe dans le film Avatar, de James Cameron, sorti en 2009, qui proposait lui aussi une vision idyllique de la société primitive, pourtant particulièrement obscurantiste et rétrograde, par opposition à la civilisation occidentale, matérialiste et destructrice.

Le second facteur est tout simplement l’idée que la grande époque de la France industrielle est dépassée, qu’on est désormais entrée dans une société de services. Les élites ont intégré l’idée que l’industrie appartient au passé, que la modernité est entrée dans une nouvelle phase. Or, à quoi bon faire l’effort d’aller chercher les électeurs des milieux populaires ou ouvriers, si c’est pour leur expliquer que, de toute façon, ils n’ont pas d’avenir dans le monde qui vient ?

Et finalement, comment les élites pourraient-elles pallier cette faille démocratique ?

Je crains malheureusement que, face aux dynamiques lourdes de l’histoire, les marges de manœuvre restent limitées. Sauf crise majeure, on ne retrouvera pas les mentalités de 1914-1918, lorsque les élites étaient prêtes à monter à l’assaut des tranchées ennemies à la tête de la troupe. On a beaucoup ironisé sur la formule républicaine "mourir pour la patrie est le sort le plus beau". Cette formule a été dénoncée pour son caractère effrontément nationaliste et parce qu’elle était supposée s’adresser uniquement aux obscurs et aux sans-grades, alors qu’elle traduisait aussi une norme collective puissante valant pour l’ensemble de la société. Je ne dis évidemment pas qu’il faut revenir à ce type de mentalité, mais la différence avec la situation actuelle n’en reste pas moins frappante. Aujourd’hui, la préoccupation des élites est d’abord de suivre une formation enrichissante dans les grandes universités mondiales, de trouver un job bien payé dans une firme multinationale, et finalement d’être bien conseillé pour échapper à la fiscalité trop lourde d’un Etat social jugé obsolète et bureaucratique. C’est tout un monde qui a disparu, y compris dans ce qu’il pouvait avoir de positif.

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