Ce nouveau dialecte de nos élus qui abîme la politique<!-- --> | Atlantico.fr
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François Taillandier publie « La Parole altérée Considérations inquiètes sur l'expression publique » aux éditions de L’Observatoire.
François Taillandier publie « La Parole altérée Considérations inquiètes sur l'expression publique » aux éditions de L’Observatoire.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Bonnes feuilles

François Taillandier publie « La Parole altérée Considérations inquiètes sur l'expression publique » aux éditions de L’Observatoire. Les mots pensent pour nous. Telle est leur besogne. Et c'est pourquoi il importe de savoir d'où proviennent ceux que nous acceptons en ce moment d'entendre, de lire, d'employer. Les mots ont une histoire. Extrait 2/2.

François Taillandier

François Taillandier

Romancier, François Taillandier est notamment l’auteur de Anielka (Grand Prix du roman de l’Académie française) et de La Grande Intrigue, une suite romanesque en cinq volumes. Il a également publié plusieurs essais biographiques sur Balzac, Jorge Luis Borges et Louis Aragon.

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J’avance au hasard, comme on voit. Ceci ne veut pas être une encyclopédie raisonnée. Je glane, je recours à l’attention flottante qu’apprennent, paraît-il, les gardes du corps des personnalités parmi la foule. Puis aussi je retrouve de vieilles notes.

Printemps 2021.

« Votre département se réinvente ».

Je suis à la campagne, dans une région qu’il serait sans intérêt de nommer ici. Les élections départementales sont d’actualité, et sous ce titre, en couverture de son magazine trimestriel distribué dans les boîtes à lettres, le conseil départemental présente ses principes d’action et ses ambitions pour les années qui viennent.

Les voici, joliment mis en page :

– Forger ensemble la réussite de notre territoire ;

– Organiser les solidarités ;

– Veiller à un développement durable et respectueux de l’environnement ;

– Développer les proximités en zones rurales ;

– Multiplier les actions innovantes ;

– Élargir ensemble le champ des possibles ;

– Constituer un département exemplaire et responsable. Et enfin, à la dernière page, « last but not least » :

– Faire de notre département un révélateur de citoyenneté.

La photo accompagnant cet ultime mot d’ordre regroupe un papy et une mamie souriants (pas trop vieux quand même ; ils doivent être « connectés », ceux-là aussi), une petite fille d’origine asiatique, un adolescent blond et une jeune femme sagement jolie.

Je lis assez vite les textes succincts, dûment farcis d’« expertises », de « synergies », de « maillages », d’« acteurs impliqués » et autres « feuilles de route ».

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J’ai dit qu’il n’était pas utile de préciser de quel dépatement il s’agit ; mon lecteur, en effet, où qu’il réside, a sans doute eu entre les mains des publications analogues, qu’elles émanent des municipalités, des départements ou des régions. Et certes, on peut passer vite, on ne lit pas ce genre de trucs, on s’en fiche.

Oui. Mais moi, je m’y arrête. C’est le dialecte de nos élus. Et ils l’ont à peu près tous adopté.

Le premier trait frappant de toute cette « communication », c’est qu’elle se compose de déclarations sans contraire imaginable. Quel élu territorial irait proclamer qu’il bétonnera n’importe comment, salopera les ruisseaux et laissera dépérir les vieux dans leurs hameaux désertés ?

Cette bonne volonté éperdue, je l’avais déjà remarquée l’année dernière en une autre occasion.

Début de l’été 2020 : Jean Castex, qui vient d’être nommé Premier ministre, expose ses principes dans Le Journal du dimanche. Il va « tirer les enseignements » de la crise sanitaire, laquelle peut receler « une forme d’opportunité », à condition toutefois « d’aller plus loin », la relance étant « au cœur » des préoccupations gouvernementales. Il compte sur « le dialogue et la mobilisation de tous », et son gouvernement s’efforcera de « croiser le fond et la méthode », « dans l’écoute et la pédagogie », en « impliquant les acteurs sociaux ». Lui-même veillera surtout à « la mise en œuvre concrète », car « plus on agit près du terrain, plus on est efficace ». Tout ceci avec « une cohérence d’ensemble ». Par la même occasion il s’agira de « dépasser les clivages traditionnels », et surtout de « réhabiliter le sens de l’intérêt général », en n’oubliant pas que « la responsabilité est au cœur du pacte républicain ». Le tout « plus citoyen, plus solidaire et plus durable ».

N’eussions-nous pas été bien surpris, là encore, d’entendre M.  Castex annoncer des décisions autoritaires, abstraites, désordonnées, conflictuelles et prises dans son seul intérêt personnel ?

Même période. Élections municipales. Le hasard me met sous les yeux un tour d’horizon des maires écologistes qui viennent de l’emporter dans plusieurs grandes villes.

Le nouveau maire de Lyon veut « démarrer un nouveau cycle ». Qu’est-ce que « démarrer un cycle » ? On l’ignore, mais on ne l’imaginait pas proclamant qu’il ferait comme au temps d’Édouard Herriot. À Strasbourg, il s’agit de « poser des actes forts, ambitieux et collectifs » (et non pas faibles, mesquins et isolés). Il s’agit également, à Lyon, de faire de la ville « une capitale européenne plus vertueuse, plus durable » (M. Castex aussi, au fait, voulait faire « plus citoyen, plus solidaire et plus durable »). On se demande quand même ce qu’est une ville « durable », surtout lorsqu’il s’agit de Lyon qui a plus de deux mille ans d’âge. À Bordeaux, c’est « pragmatique et sociale »  qu’elle sera, l’écologie. « Je porterai de manière indissociable la réponse aux trois grands défis qui sont devant nous : le défi écologique, le défi social et le défi démocratique », dit-on à Strasbourg, cependant que Marseille deviendra également « une ville plus verte, plus juste et plus démocratique ».

Bien. Mais il ne s’agit pas, même si l’exercice est amusant, de pointer du doigt les truismes de la communication ordinaire. Ce qui vient d’être décrit, c’est une novlangue qui enveloppe de façon croissante la parole politique, du gouvernement aux plus humbles communes. Elle ne s’est certainement pas développée pour rien. Et la question n’est pas de savoir si elle est mise au point par des communicants payés à cette fin : c’est probablement vrai dans bien des cas, mais ça n’empêche pas qu’ils parlent tous la même langue – celle-là ; nul n’est moins original qu’un communicant.

Les vieux régimes communistes pratiquaient, dit-on, la langue de bois. Nos autorités publiques ont adopté cette langue d’inox, lisse et douce à l’oreille. En réalité, cette espèce de sociolecte m’apparaît un peu semblable à ce que Michel Foucault appelait « formations discursives » : des ensembles cohérents où chaque énoncé n’est recevable que par sa conformité à des règles effectives dans un champ donné. Ainsi un énoncé juridique doit-il, pour être valide, non seulement tenir compte du droit existant, mais être formulé dans la langue et les notions du droit, anciennes et complexes. La langue d’inox elle aussi est une construction, un réseau, plutôt, dans lequel chaque mot ou phrase ne tient debout qu’avec l’appui de tous les autres, en lien avec eux davantage qu’avec une réalité d’ailleurs la plupart du temps virtuelle ou d’intention. « Les mobilités » n’a d’efficience plénière que relié aux « proximités » et aux « solidarités » – le tout au pluriel (et il faudrait savoir ce que signifie ce pluriel). « Fédérateur » suppose « ensemble », qui appelle « co-construire », qui implique « synergies » ou « transversalité(s) », et inversement, et dans tous les sens.

Autre analogie, je pense, avec les vues de Michel Foucault  : la langue d’inox n’a pas véritablement de sujet émetteur. Elle peut momentanément faire place à un sujet –  l’éditorial de M.  le maire, par exemple, avec sa photo et la reproduction de sa signature – mais c’est de peu d’importance. Il n’a fait qu’assembler, de façon pertinente dans le champ référentiel où il se trouve, des énoncés ambiants.

Extrait du livre de François Taillandier, « La Parole altérée Considérations inquiètes sur l'expression publique », publié aux éditions de L’Observatoire

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