Ce miroir déformant dans lequel la France se voit dans un état bien pire qu’elle n’est<!-- --> | Atlantico.fr
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Des manifestants contre la réforme des retraites réunis à Bordeaux.
Des manifestants contre la réforme des retraites réunis à Bordeaux.
©Philippe LOPEZ / AFP

Névrose collective

Un article du quotidien britannique (de gauche) faisait récemment ce constat. Voilà les points sur lesquels nous souffrons de troubles de la vision… et ceux qui vont effectivement très mal.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Gabriel A. Giménez Roche

Gabriel A. Giménez Roche

Gabriel A. Giménez Roche est professeur associé d'économie à NEOMA Business School. Il enseigne la macroéconomie, la théorie des cycles et les processus entrepreneuriaux dans des programmes de premier cycle et des cycles supérieurs. Il porte un vif intérêt aux sujets macroéconomiques qu'il commente dans la presse française et internationale. Ses recherches portent sur la théorie du malinvestissement, la zombification économique et les routines entrepreneuriales. Les recherches de Gabriel ont été publiées dans le Quarterly Review of Economics and Finance, Small Business Economics, The World Economy, Journal of Economic Issues, entre autres. Il est membre de l'American Economic Association et de la Royal Economic Society.

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Atlantico : Un article du quotidien britannique (de gauche) The Guardian faisait récemment le constat que les Français se ressentaient comme étant dans un enfer, inégalitaire. Mais si l’on regarde les performances en termes d’inégalités, de PIB par habitant, de chômage, d’empreinte carbone, etc. Sommes-nous vraiment tant à plaindre ? Les choses vont-elles si mal que ça ?

Gabriel Giménez Roche : Il y a comme une sorte de dissonance cognitive non seulement de la part des Français, pessimistes malgré leur situation plutôt stable, mais aussi des analystes étrangers, optimistes malgré les problèmes structurels en France. La situation française est plutôt une de stagnation. Le filet de sécurité sociale en France permet largement de stabiliser la situation socio-économique des ménages lors des périodes turbulentes. Par conséquent, la France présente, après transferts sociaux, un taux d’inégalité assez bas. Ajoutons à cela que le chômage présente une tendance baissière en France depuis plus de cinq ans maintenant. Néanmoins, ce même filet de sécurité sociale est responsable des inégalités assez élevées avant les transferts sociaux. Autrement dit, de nombreux Français dépendent d’une aide, allocation ou autre subvention pour rester à flot. L’égalité est donc artificielle. Sans oublier que ces transferts impliquent un coût pour ces Français qui doivent les financer et se traduisent par une lourdeur bureaucratique dans leur gestion. À terme, cet égalitarisme artificiel influence négativement la capacité de l’économie à s’épanouir de forme autonome.

Concernant le chômage, certes, il présente une tendance baissière en France depuis au moins cinq ans. Cependant, le chômage structurel en France est parmi l’un des plus élevés de l’Union européenne. En grande mesure, ce chômage structurel s’explique par la contradiction intrinsèque au filet de sécurité sociale français. Certains salariés sont surprotégés (ceux en CDI) tandis que d’autres ne le sont pas (ceux en CDD). Ajoutons à cela le fait que l’assurance-emploi en France a une forte tendance à empêcher un retour rapide au marché de travail.

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Quels sont en revanche les plans sur lesquels l’état du pays mérite en effet que l’on s’alarme ?

Gabriel Giménez Roche : Certainement l’endettement et la productivité. L’endettement public en France dépasse allègrement les 110% du PIB selon le FMI, tandis que celui des ménages représente déjà presque 125% du revenu disponible moyen. La « stabilité » française est donc largement le résultat de l’endettement. À l’étranger, le « quoi qu’il en coûte » est très bien vu. En France, il a été vu comme une nécessité politique et économique. Or, il a un coût. S’il a été possible, c’est parce que tous les pays ont eu recours à des mesures exceptionnelles en période pandémique. Le financement des banques centrales était donc là. Une fois cette turbulence passée, les coûts restent : surendettement public et inflation galopante. Les Français, et les étrangers doivent comprendre que nous ne pouvons pas tout avoir.

La productivité est aussi un problème. Sans croissance de la productivité, il est impossible de justifier des hausses salariales significatives, surtout au-dessus de l’inflation. La productivité multifacteur ainsi que celle du travail sont en baisse en France depuis quelques années déjà, sauf pour quelques secteurs de l’économie. Et pourquoi cette stagnation de la productivité en France ? En grande mesure à cause des coûts fiscaux et bureaucratiques qui aident à « diminuer » les inégalités en France.

Dans un sondage IFOP, on constate que les Français « apparaissent partagés entre colère et résignation : près d’un sur deux Français sur deux (49%) déclare être révolté par la situation économique et sociale dans l’Hexagone, une tendance qui perdure au fil des mois (47% en décembre 2022, 49% en octobre de la même année) et près d’un tiers (29%) se dit résigné. Et signe du pessimisme des Français : seulement 13% apparaissent confiants et moins de 1% enthousiastes !" Comment expliquer cet état de fait ? Comment expliquer, à l’aune des différents indicateurs socio-économiques, l'impopularité d’Emmanuel Macron ?

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Gabriel Giménez Roche : C’est vraiment étrange, car Emmanuel Macron a largement favorisé les secteurs qui l’ont critiqué à la suite du mouvement des gilets jaunes. Toutes les mesures soutenant le revenu qu’il avait promis pour la fin de son mandat ont été avancées. D’un côté, il y a peut-être ce style « parisien » qu’il semble représenter ainsi que son entourage. D’un autre côté, plusieurs Français remarquent la stagnation et craignent alors une vraie crise future. Et voilà encore la dissonance cognitive française. Ils savent que des réformes sont nécessaires sur plusieurs fronts (travail, éducation, immigration, retraites, sécurité, etc.), mais ils ne veulent pas supporter les coûts impliqués.

Que ce soit dans The Guardian, Bloomberg ou The Economist, la presse anglo-saxonne semble surprise de cette auto-flagellation française. Pourquoi nous voient-ils avec cet œil différent ? et pourquoi n’y arrivons-nous pas ?

Gabriel Giménez Roche : Parce qu’ils regardent les chiffres de façon superficielle. Je ne veux pas dire pour autant que la situation est implicitement meilleure chez nos amis anglo-saxons, mais ils souffrent peut-être d’une dissonance cognitive eux aussi. Ils croient que les « stabilisateurs » français sont intrinsèques à l’économie française et ne se rendent pas compte qu’ils sont largement artificiels et pèsent structurellement sur l’économie du pays.

Un article de Guillaume Bazot évoquait récemment un accroissement des revenus et montre que les plus aisés n’ont pas davantage profité de l’effet de la croissance ? Comment peut-on expliquer ce phénomène ?

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Pierre Bentata : Il y a plusieurs explications. Lorsque l’on regarde l’évolution des revenus, cela peut être mis en parallèle avec l’impact redistributif des impôts.

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Les impôts dans tous les pays développés font excellemment bien leur travail de redistribution. Entre ce que gagnent les plus riches et ce que récupèrent les plus riches par rapport aux plus pauvres, il y a des écarts importants qui sont liés à ces effets de redistribution. 

L’enrichissement des plus riches n’est pas synonyme d’un appauvrissement du reste de la population. Cela est lié à la croissance qui contribue à ce qu’il y ait de la production supplémentaire de richesse. Il peut donc y avoir une évolution de la richesse des uns sans qu’il y ait un appauvrissement des autres.

Le titre du livre de Johan Norberg, « Progrès les 10 raisons de croire en l’avenir » a été traduit en français par « non, ça n’était pas mieux avant », est un très bon exemple de ce décalage et de cette dissonance cognitive qui peut exister.

Même lorsque nous avons des bonnes nouvelles en France, il faut que nous les regardions par rapport au passé car nous n’arrivons pas à nous convaincre que les choses évoluent.  

Pourquoi parle-t-on d’un déclassement des classes moyennes en Europe et en particulier en France ? Quel est le sentiment ? Des articles, des reportages vont dans ce sens et des économistes et des sociologues en parlent...  Est-il possible de dire que le déclassement n’existe pas au final ?

Pierre Bentata : C’est cela qui est assez paradoxal dans cette situation. Si on regarde l’évolution de la classe moyenne, et si on compare la situation de la classe moyenne aujourd’hui à celle d’il y a une quarantaine d’années, il est clair que les classes moyennes vont mieux.

Mais dans le même temps, et c’est quelque chose qui se rapproche du paradoxe d’Easterlin, il est très difficile de voir que sa situation personnelle s’est améliorée quand la situation de certains autres, même s’ils représentent une minorité, s’est grandement améliorée et sur une trajectoire qui nous paraît différente. C’est typiquement ce qu’il se passe. Easterlin observait que lorsque l’on donne à des sujets d’une expérience un choix entre deux mondes ou tous les prix sont les mêmes, vous avez accès aux mêmes objets, dans un des deux mondes, vous gagnez 100.000 dollars et le reste de la population gagne 50.000. Dans l’autre scénario, vous en gagnez 200.000 mais tout le reste de la population n’a que 300.000. La majorité des gens préfèrent au final le premier choix, le scénario un.

Ce phénomène a aussi été observé par des sociologues. Durkheim dans son ouvrage « Le suicide » observait que ce qui lui semblait paradoxal était que le taux de suicide était plus important dans les périodes de forte croissance. Il y a un décalage entre la trajectoire que l’on a (d’un point de vue des revenus ou des conditions matérielles) et la perception que l’on en a.

Si vous faîtes partie de la classe moyenne et que vous voyez que les plus pauvres sont davantage aidés et ont une situation qui s’améliore plus rapidement que la vôtre, et des très riches qui ont une situation ou un enrichissement qui a l’air d’augmenter plus vite que le vôtre,  vous aurez tendance à penser que cette réalité-là va se prolonger pour toujours et qu’il n’y a pas de phénomène de rattrapage possible.

Dans le temps long, nous constatons bien une compression de ces phénomènes pourtant et un rattrapage réel qui est général. Au moment où nous vivons ce moment de croissance, une période d’euphorie et d’amélioration pour les plus pauvres et les plus riches, ceux du milieu ont le sentiment d’être déclassés ou de ne pas être en capacité de rattraper cette croissance. C’est là que nous avons le plus grand nombre de suicides, notamment dans la classe moyenne. Il s’agit d’une illustration extrême du décalage que l’on a entre la perception que l’on peut avoir de sa condition et sa condition réelle. Il n’est pas faux que la classe moyenne puisse se sentir déclassée ou avoir l’impression que les choses avancent moins rapidement pour elle que pour le reste, les plus pauvres ou les très riches. Mais dans le même temps, si l’on regarde par rapport à la génération précédente, la condition de la classe moyenne s’est largement améliorée. Toute la difficulté est d’abord de s’en convaincre et d’être capable de mettre en perspective des données qui peuvent paraître contradictoires. Ce n’est pas un mensonge que de dire que la classe moyenne contribue davantage au fonctionnement de la société et paye davantage d’impôts en termes relatifs et profite moins du système que le reste de la population. Tout cela est vrai. Mais dans le même temps, cela ne veut pas dire qu’ils vont moins bien qu’avant.

En revanche, Guillaume Bazot met en évidence le fait que les inégalités de patrimoine ont bien augmenté depuis 1990. Il ajoute néanmoins que leur niveau demeure plus faible que durant les années 1960-1970. Qu’est-ce que l’on peut en dire ?

Pierre Bentata : Ce phénomène avait déjà été observé par de nombreux économistes comme Angus Deaton aux Etats-Unis, qui a eu le prix Nobel pour ses travaux sur la classe moyenne américaine et que Nicolas Bouzou avait très bien synthétisé dans son livre « Le chagrin des classes moyennes ». La situation ne s’est pas dégradée pour la classe moyenne mais il y a eu une fracturation de la classe moyenne elle-même. Les forces économiques liées à la globalisation et à la transition vers une industrie de services ont fait exploser cette classe moyenne.

La classe moyenne haute a réussi à se raccrocher au wagon Tech et s’est rapidement enrichie et a eu accès à des modes de consommation qui ressemblent à ceux de la classe la plus riche avec à la clé une constitution d’un patrimoine et une augmentation des revenus plus rapide. Et par contre une classe moyenne plus pauvre qui s’est appauvrie et a décroché.

Ce phénomène s’observe dans tous les pays développés. Selon Angus Deaton, cela concerne la classe américaine blanche des banlieues des grandes villes qui est celle qui a le plus souffert ces dernières décennies. Même si sa qualité de vie s’est améliorée, d’un point de vue relatif, ils ont l’impression d’avoir été déclassés. Sa situation s’est moins améliorée que tout le reste de la population (les très riches, les minorités). Cela s’est aussi traduit en France avec les Gilets jaunes où ceux qui sont en queue de peloton de la classe moyenne et qui ont le sentiment d’avoir été lésés. Ils ont alors des comportements qui sont anti-démocratiques ou des revendications ou davantage de dépression et de dépendance à l’alcool.

Ce phénomène transcende les pays. Il n’est pas lié à la politique des gouvernements ou à des fautes économiques, cela est principalement dû au fait que l’effort de la mondialisation ait dû être supporté par cette catégorie en particulier.

La France demeure un pays à faible mobilité, et ce malgré le poids économique de l’Etat. Comment l'expliquer ? 

Pierre Bentata : On s’attend plutôt à ce qu’un pays très interventionniste puisse beaucoup plus facilement accélérer l’évolution sociale et puisse plus facilement cibler un groupe plutôt qu’un autre, pour mettre en place des politiques. On aurait dû s’attendre à avoir davantage de mobilités.

Cela traduit la très grande difficulté pour un Etat à aller contre les grandes tendances de l’économie.

Sur la répartition capital – travail, il est possible de noter que la France est plus favorable au travail qu’au capital  et que cela n’a pas évolué ces dernières années. Comment expliquer que la part des revenus du travail ne s’affaiblit pas en France relativement à ceux du capital ?

Pierre Bentata : La productivité du travail en France a été très forte pendant une longue période. Cela implique qu’il y a un pouvoir de négociation plus fort. Une partie de la valeur ajoutée va aller davantage vers le travail. La France a aussi une fiscalité très forte sur le travail mais qui permet de niveler la répartition, avec une taxation qui est compliquée sur le capital et qui est déjà bien plus forte que dans la majorité des pays. Cela permet en fait de conserver le rapport que l’on pouvait avoir entre capital et travail.

Le phénomène d’inégalité est beaucoup moins fort en termes de répartition par rapport à la réalité dans les pays anglo-saxons.

Et sur les inégalités intergénérationnelles ?

Pierre Bentata : Là, il y a un phénomène qui est indéniable. Les inégalités sont fortes et, au regard des débats sur les retraites, elles ont tendance à se creuser. La génération des boomers a été clairement favorisée et a pu plus facilement se constituer des patrimoines et a pu vivre dans un moment d’euphorie économique, de plein emploi et donc de négocier des salaires qui sont plus élevés. Cette génération a largement bénéficié de l’évolution économique. Comme les évolutions ont été en partie financées par de la dette, en plus de cela, elle n’a pas supporté le poids des dépenses faites en sa faveur.

Mécaniquement, nous nous retrouvons dans une situation avec des inégalités intergénérationnelles qui sont fortes. Les actifs d’aujourd’hui doivent supporter le niveau de vie qui a été possible pour la génération d’avant et financer aujourd’hui ces retraites.

La pauvreté qu’elle soit mesurée de manière relative ou absolue a tendance à reculer également. Cela bat en brèche aussi une idée reçue au final…

Pierre Bentata : Effectivement cela bat en brèche le discours ambiant. Ce phénomène est indéniable. Les inégalités se sont effondrées au niveau mondial. Elles se sont d’autant plus effondrées que ce phénomène a été constaté dans les plus importants pays émergents, notamment l’Inde et la Chine. Le recul du niveau de pauvreté a été très impressionnant au cœur de ces deux nations.

Dans les pays très pauvres, la population a augmenté et elle s’est enrichie. Donc mécaniquement, au niveau mondial, le niveau de pauvreté a baissé. Mais cela ne s’est pas fait au détriment des pays riches. La croissance de ces pays a permis aussi aux nations les plus riches d’accéder à des produits et à des services de moins en moins coûteux et donc de bénéficier en termes de pouvoir d’achat et de qualité de vie à l’ensemble de la population dans les pays riches.  

La France n’est donc pas un enfer néolibéral ?

Pierre Bentata : Si c’était un enfer néolibéral, nous n’aurions pas un état efficace en termes de redistribution. La capacité de créer de l’impôt et d’allouer les ressources tout en étant aussi redistributif est la preuve que la France n’est pas un enfer néolibéral. La France s’apparente plus à un Etat providence et qui est favorable à la lutte contre la pauvreté. 

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