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Bureaucratie assassine : pourquoi la lenteur des procédures de l'Union européenne coûte cher aux pays du Sahel dans leur lutte contre Boko Haram
©Reuters

Chose promise, chose... pas encore due

Alors que les pays du bassin du lac Tchad (Niger, Nigéria, Tchad et Cameroun) sont parvenus ces derniers mois à repousser les avancées de Boko Haram sur leurs territoires, ces efforts pourraient être mis à mal par le retard pris quant à l'acheminement de l'aide financière promise il y a des mois par l'Union européenne.

Serge Michailof

Serge Michailof

Chercheur à l’Iris, enseignant à Sciences Po et conseiller de plusieurs gouvernements, Serge Michailof a été l’un des directeurs de la Banque mondiale et le directeur des opérations de l’Agence française de développement (Afd). Il est notamment l'auteur du livre Africanistan - L'Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? (Fayard, 2015). 

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Atlantico : Il y a plusieurs mois maintenant, l'UE s'était engagée à financer à hauteur de 50 millions d'euros la Force mixte multinationale (FMN) créée par les pays membres de la Commission du bassin du lac Tchad (Cameroun, Niger, Nigéria, Tchad) et le Bénin pour lutter contre Boko Haram (groupe djihadiste nouvellement appelé Etat islamique en Afrique de l'Ouest). Or, aucun argent n'est encore parvenu à ces Etats. En cause : la lourdeur de la bureaucratie bruxelloise et le parcours de transit prévu pour ces fonds (UE, puis Union africaine, puis CEDEAO, puis CBLT). Cette lourdeur bureaucratique est-elle caractéristique de la politique d'aide occidentale destinée aux pays africains ? Pour quelles raisons les mesures dérogatoires adoptées en novembre 2013 par l'UE et certaines organisations internationales (Banque mondiale, ONU, BAD) en faveur des pays du Sahel dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamiste n'ont-elles pas été mises en oeuvre ? 

Serge Michailof : Cette question a une dimension technique, aussi vous voudrez bien m’excuser de développer un peu cet aspect.

La lourdeur bureaucratique est en fait une caractéristique de toutes les agences d’aide multilatérales, car celles-ci sont soumises à un très grand nombre de tutelles qui sont toutes soucieuses du bon emploi de leurs fonds. Par manque de courage vis-à-vis de ces tutelles, ces agences multilatérales se laissent imposer une accumulation de contrôles et de procédures qui s’ajoutent à des méthodes de programmation déjà excessivement rigides. L’aide européenne doit ainsi satisfaire aux exigences des 28 pays européens, la Banque mondiale doit répondre aux exigences des 150 pays ou plus qui sont représentés à son conseil d’administration.

Or, ces tutelles et leurs représentants, qui sont bien éloignés du terrain, croient naïvement que l’on peut éliminer les détournements par une multiplication des procédures, qui au bout du compte se substituent au bon sens et freinent considérablement l’action. L’aide européenne est sans doute la championne en termes de lourdeur procédurale et de rigidité pour sa programmation qui est ainsi négociée tous les 5 ans, ce qui fait qu’il lui est difficile de répondre à des urgences ou des modifications dans l’environnement politique ou autre. Sur ce plan, les aides bilatérales, qu’il s’agisse de l’aide française, allemande ou britannique, longtemps décriées, ont des procédures de contrôle non moins efficaces mais plus simples et beaucoup plus rapides.

Le grand défi posé aujourd’hui à ces agences multilatérales est l’intervention dans des pays en crise ou en proie à des problèmes urgents et rapidement évolutifs comme l’insécurité régionale ou l’émergence de rébellions, le cas de Boko Haram étant sur ce plan exemplaire. Il est donc paradoxal de constater que l’Union Européenne, qui la première parmi les agences d’aide multilatérales a eu l’audace de s’attaquer à ces questions de stabilisation sécuritaire, est actuellement largement paralysée face à des tempêtes par des procédures conçues pour des périodes de beau temps. Si, dans le cas présent pour des raisons de susceptibilités politiques, il faut en plus passer par tous les organismes cités dont certains sont dysfonctionnels, il faut abandonner tout espoir de rapidité et, in fine, d’efficacité.

Je noterai ici deux points : en premier le personnel de ces agences multilatérales se désole de cette situation. En ce qui concerne l’UE, il a récemment réussi à introduire des mécanismes plus souples, en exploitant en fait des failles dans les règles internes de l’institution, en créant des fonds spécifiques dont les règles de fonctionnement sortent des normes habituelles, le premier devant précisément s’appliquer à cette région du lac Tchad et au Moyen-Orient. La situation devrait donc en principe s’améliorer sur ce plan.

Le deuxième point est que pour des raisons d’affichage politique, la France confie une grande part de ses propres ressources d’aide à l’Union européenne dont la lenteur est pourtant proverbiale et que ce faisant elle a perdu le contrôle des ressources correspondantes qui restent souvent bloquées dans la tuyauterie bruxelloise. Pour le programme concernant le lac Tchad, il aurait été beaucoup plus efficace que la France prenne le leadership de cette affaire et monte pour la région du lac Tchad ce que l’on appelle un fonds fiduciaire capable de recevoir des contributions de toutes origines et dont elle aurait pu confier la gestion à l’Agence Française de Développement. Les ressources auraient été décaissées depuis longtemps !

Face aux exigences d’efficacité et de rapidité, notre pays devrait ainsi reprendre le contrôle d’une partie des considérables ressources qu’il verse aux institutions d’aide internationale, soit plus de 1,7 milliards d’euros par an. C’est parfaitement possible et les Britanniques sont des champions en la matière. En mettant 10 ou 15 % des fonds, ils sont couramment capables de contrôler les milliards de l’aide multilatérale. Nous devrions les imiter. Cette reprise de contrôle permettrait à la France de retrouver l’essentiel du pouvoir de décision sur des montants considérables et donc de disposer d’une aide efficace pour répondre aux urgences.

Au cours des derniers mois, les pays de la CBLT ont réussi à faire reculer l'organisation djihadiste et à démanteler certaines cellules dormantes sur leur territoire. Le retard pris par l'acheminement de l'aide financière européenne pourrait-il porter un coup d'arrêt à ces succès ? Quelles en seraient les conséquences ?

Boko Haram est maintenant combattu par une armée nigériane reprise en main et une coalition régionale comprenant le Niger, le Burkina, le Tchad et le Cameroun qui est soutenue par la France et les Etats-Unis. Mais loin de disparaître, le conflit va changer de nature et la rébellion qui a perdu une bonne partie de ses capacités militaires conventionnelles a toute chance d’essaimer dans la sous-région, en particulier au Niger et au nord-Cameroun où ses partisans sont installés de longue date. Ces derniers risquent d’y mener une guérilla susceptible d’étendre à toute la région et en particulier autour du lac Tchad qui est difficile d’accès, le chaos sécuritaire qui règne au nord du Nigéria.

Or les pays du Sahel ne peuvent financer à la fois leur développement et leur sécurité. Face à ces menaces, ils se trouvent en effet contraints de réduire leurs dépenses de développement pour financer des dépenses de sécurité qui approchent désormais 5 à 6 % de leur PIB. Pourtant ce niveau de dépenses de sécurité qui en termes relatifs est au moins 3 fois supérieur à celui des principaux pays de l’Otan est encore très insuffisant pour faire face à leurs problèmes de sécurité. Ces pays sont donc dans une double impasse : budgétaire et sécuritaire.

Du fait du retard pris par l'acheminement de l'aide financière européenne, les pays de la CBLT ont dû puiser dans leurs propres ressources pour financer la lutte contre l'organisation anciennement dénommée Boko Haram. Or la situation économique et financière est déjà difficile dans la plupart de ces pays. D'une manière générale, dans quelle mesure la lutte contre le terrorisme participe-t-elle à la déstabilisation (politique, économique et sociale) de ces pays ? 

La prise en charge partielles des dépenses de sécurité des pays sahéliens par l’Union européenne ou par un groupe de pays donateurs est la mesure la plus urgente pour éviter que la dégradation sécuritaire ne paralyse l’effort massif de développement qui s’impose, en particulier dans le secteur rural. Cette prise en charge ne doit pas se limiter comme actuellement à financer de la formation et donner un peu de matériel. Il s’agit de payer les salaires, réformer la gestion des ressources humaines et d’équiper entièrement les unités.

Financièrement, cette prise en charge est tout à fait possible. Equiper, former et financer pendant un an un bataillon sahélien coûte environ 15 millions de dollars. Rappelons que le montant du XIème FED couvrant la période 2014-2020 est de 30 milliards d’euros… Une telle prise en charge serait justifiée pour trois raisons : 1) cela coûtera infiniment moins cher qu’une intervention militaire européenne qui va sinon vite devenir inéluctable et nous conduirait de toute manière à une impasse ; 2) la sécurité de ces vastes régions constitue un bien public régional voire mondial, et à ce titre justifie une prise en charge mutualisée ; 3) c’est la seule manière crédible d’assurer la sécurité de ces régions et d’éviter une "afghanisation" du Sahel.

En revanche, nous découvrons maintenant les deux principaux obstacles à une telle démarche : 1) La lourdeur des procédures des services de Bruxelles qui, en outre, planifient leurs actions comme l’Union soviétique à l’époque du Gosplan. 2) Les objections des juristes, de certaines ONG et de certains responsables politiques qui considèrent que l’aide n’a pas vocation à financer des dépenses de sécurité, oubliant qu’il n’y a pas de développement sans sécurité ni de sécurité sans développement.

En tout état de cause, les enjeux justifieraient maintenant que l’on remette à plat procédures et principes généraux de l’aide internationale pour lui permettre de répondre à ces nouveaux défis avec efficacité, ce qui n’est manifestement pas le cas aujourd’hui. Le Sahel couvre 5 millions de km² et aura 150 millions d’habitants dans 10 ans. Si, à cette échéance, cette zone est en proie au chaos, elle ne tardera pas à déstabiliser une Afrique de l’ouest dont la situation politique reste très fragile. Nous avons ici devant nous la perspective d’une Syrie à la puissance 10.

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