Bonheur, sens du travail et raison d’être : les attentes légitimes des Français et.... celles qui le sont moins<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Bonheur, sens du travail et raison d’être : les attentes légitimes des Français et.... celles qui le sont moins
©CHRISTOPHE SIMON / AFP

Perception

Selon un sondage de l'IFOP pour Philonomist, 82% des salariés considèrent que l’entreprise est responsable de leur bonheur. Ce sondage montre également que les salariés français expriment une forte demande de bonheur, de reconnaissance, d’association aux décisions et de sens.

Xavier  Camby

Xavier Camby

Xavier Camby est l’auteur de 48 clés pour un management durable - Bien-être et performance, publié aux éditions Yves Briend Ed. Il dirige à Genève la société Essentiel Management qui intervient en Belgique, en France, au Québec et en Suisse. Il anime également le site Essentiel Management .

Voir la bio »
Anne-Sophie  Moreau

Anne-Sophie Moreau

Anne-Sophie Moreau est rédactrice en chef de Philonomist. Elle a piloté le lancement du Philosophie Magazin allemand, dont elle supervise l’édition depuis sa création en 2011. Elle dirige aujourd’hui la rédaction de Philonomist, le média de Philosophie Magazine dédié au monde du travail, de l'entreprise et de l'économie.

Voir la bio »

Anne-Sophie Moreau, rédactrice en chef de Philonomist, répond aux questions d'Atlantico. Cet entretien est suivi de la réaction de Xavier Camby.

Atlantico.fr : Comment avez-vous mené l'étude et dans quel objectif ? 

Anne-Sophie Moreau : Nous avons fait appel à l’IFOP, qui a mené l’étude auprès d’un échantillon représentatif de 970 salariés des secteurs public et privé. Notre objectif était le suivant : comprendre, au-delà des clichés et postures idéologiques, quelle vision ont les salariés français de l’entreprise, et surtout ce qu’ils en attendent.

Et les résultats sont surprenants. Alors que les entreprises sont sommées de s’emparer de l’urgence climatique au Forum de Davos, et encouragées à se libérer de la pression des actionnaires par la loi Pacte, on constate que les salariés ont une vision strictement économique de l’entreprise, qui contraste avec celle que fantasment les politiques : ils ne sont que 12% à estimer que sa raison d’être est de « rendre le monde meilleur », et préfèrent lui assigner une mission plus classique comme « servir ses clients » (pour 35%) ou « faire du profit » (34)%. Pour autant, on constate que leurs attentes envers les entreprises sont néanmoins très fortes. 

Que signifie être heureux au travail ?

Anne-Sophie Moreau : C’est le chiffre le plus étonnant de cette étude : pas moins de 82 % des sondés estiment que l’entreprise est « responsable du bonheur de ses salariés ». Des termes forts, qu’il faut prendre au sérieux. Ils montrent que l’idéal de la work life balance a vécu : aujourd’hui, on cherche à s’épanouir dans son travail, et on en attend plus que d’un simple gagne-pain. Si la rémunération demeure importante (pour 60% des sondés), on note que 37 % des répondants citent parmi leurs motivations la « satisfaction du travail bien fait » ou encore la « reconnaissance de la valeur de leur travail » (à 30%). Le bonheur dont il est question ici ne saurait donc se réduire à un bien-être hédoniste : loin de rejeter l’effort, le salarié français entretient un rapport au travail finalement assez proche du sujet décrit par Hegel dans sa fameuse « dialectique du maître et de l’esclave » : c’est en se confrontant au monde extérieur, à résistance de la matière et au regard d’autrui que le travailleur, contrairement à son paresseux de maître, se libère et se réalise.

Comment expliquez vous la frustration ressentie par près de la moitié des salariés ? 

Anne-Sophie Moreau : Près d’un salarié sur deux dit être parfois infantilisé par sa hiérarchie, ou amené à agir contre ses valeurs : cet aveu est un véritable cri d’alarme adressé au management. Ces salariés souffrent d’être maintenus dans l’état de tutelle décisionnelle qui règne dans les structures très hiérarchisées de certaines entreprises, et sont frustrés de ne pas pouvoir exercer leur faculté de juger. Cette exigence est cruciale pour comprendre le rapport ambigu qu’ont les salariés vis-à-vis de l’éthique d’entreprise : autant ils rejettent les grands discours sur les valeurs et le paternalisme moral qui consiste à brandir des causes humanitaires sans revoir concrètement ses pratiques, autant ils croient en la responsabilité individuelle. Ainsi ils pensent pour 92 % d’entre eux qu’une entreprise véritablement éthique « fait en sorte que ses employés agissent avec discernement en fonction de la situation ».

Autrement dit, les salariés français semblent avoir fait leur la devise d’Emmanuel Kant : Sapere aude, ose te servir de ton propre entendement ; ils exigent qu’on leur fasse confiance pour exercer leur jugement, et se montrent prêts à exercer leur vie active avec la maturité et l’autonomie d’un citoyen éclairé.

Les salariés interrogés expriment à travers l'étude une volonté de démocratie au sein de l'entreprise, est-ce souhaitable ? 

Anne-Sophie Moreau : L’homme, disait Aristote, est un « animal social » : il ne peut vivre heureux qu’en société. Son épanouissement passe par sa participation aux décisions collectives, et surtout par l’exercice de sa faculté de délibération, sans laquelle il retomberait dans la condition d’esclave. On retrouve ce besoin fondamental dans les déclarations des sondés : pour 77% d’entre eux, « l’entreprise devrait fonctionner comme une réelle démocratie pour les salariés, qui devraient être pleinement associés aux décisions stratégiques. » Il y a là de quoi effrayer plus d’un PDG, en particulier le patronat français qui, s’ils se montre prompt à accorder le droit de vote à leurs salariés pour décider du montant des tickets restaurants, renâcle depuis des décennies à mettre en place un système de gouvernance permettant, tel la Mitbestimmung allemande, leur véritable participation aux décisions stratégiques.

Pour déterminer si cette démocratisation de l’entreprise est souhaitable, il faudrait d’abord en dessiner des contours plus précis. Comment hiérarchiser les voix des différentes parties prenantes (actionnaires, salariés, clients … ) ? Peut-on décider du bien commun par le seul vote, ou bien doit-on privilégier la voie du consensus par la délibération, selon la conception de la démocratie que défend le philosophe Jürgen Habermas ? Choisir la bonne gouvernance d’entreprise est aussi complexe que de définir le régime politique idéal.

Trouver un sens à son travail, est-ce la clef du bonheur ? 

Anne-Sophie Moreau : Encore faut-il définir cette notion de « sens ». Si l’on suit la typologie du travail esquissée par Hannah Arendt, on constate que 28% des salariés français sont pris dans ce que la philosophe aurait appelé le « labeur », ce flux de tâches répétitives dont on ne perçoit pas la finalité. Ils sont cependant nombreux (58%) à pouvoir se définir comme des homo faber, c’est-à-dire qu’ils produisent une œuvre, qu’ils voient le résultat de leur travail et peuvent soigner sa réalisation comme le fait un artisan. C’est une source de satisfaction non négligeable, et qui suffit sans doute à justifier leurs efforts.

Cependant, il me semble qu’on devrait s’inquiéter du faible nombre de répondants (14%) qui jugent « contribuer par leur travail à l’invention d’un futur meilleur ». Les Français semblent être pour leur majorité privés du sentiment de pouvoir agir au sens noble qu’Arendt donne à la vita activa, à savoir initier un changement qui implique soi-même et les autres dans la construction d’un avenir commun. C’est sans doute là que la demande d’épanouissement au travail se heurte à la réalité de la subordination : les salariés peuvent être considérés comme de bons techniciens ou de bons exécutants, et bénéficier dans un cadre donné des moyens de mener à bien leur mission, mais ils sont encore trop peu à se sentir impliqués dans la réflexion sur l’avenir de notre société, ou du moins de leur entreprise. Ils sont d’ailleurs 45% à juger qu’il faudrait « impliquer davantage les salariés pour débattre sur le sens de leur activité ». 

Loin de la tyrannie du fun imposé par les Chief happiness officers, le bonheur auquel aspirent les salariés est résolument aristotélicien : ancré dans la cité, porté par la délibération collective en vue du bien commun. C’est sans doute là que l’entreprise a un véritable rôle à jouer – non pas en leur offrant un baby-foot, mais en leur donnant les moyens de leur ambition éthique.

Comment expliquer l'attachement des Français à leur entreprise ? 

Anne-Sophie Moreau : Malgré leurs frustrations, les salariés français font preuve d’une forte loyauté envers leur employeur : 58% se sentent liés à leur entreprise au-delà du simple contrat de travail. Plus qu’au projet ou à la culture de leur organisation, qui ne constitue leur motivation première que pour 2% d’entre eux, les Français sont attachés au collectif dans lequel ils inscrivent leur action : 29% citent la convivialité et la qualité des relations avec leurs collègues parmi leurs motivations principales à travailler. A croire que c’est dans le collectif qu’on s’épanouit – d’où l’exigence de délibération commune.

Voici le lien pour retrouver l'étude de l'IFOP pour Philonomist : ICI

Xavier Camby répond aux propos d'Anne-Sophie Moreau, rédactrice en chef de Philonomist, et aux résultats de cette étude de l'IFOP pour Philonomist. 

Quel est l’intérêt de faire une telle étude ? Que valent ses résultats ? 

Xavier Camby : Cette étude ne manque pas d'intérêt. Mais la vraie difficulté demeure dans l'interprétation sémantique de ses résultats. Que peuvent bien révéler ces déclarations, fondées sur des interprétations et/ou des perceptions ? Le premier trouvera son bonheur dans une perception de la sécurité... Un second, dans une impression de sécurité... Le troisième dans la conviction d'une vraie latitude créative !

Alors cette affirmation que l'entreprise ou l'employeur, par 85% des sondés, est responsable de leur bonheur me semble plutôt constituer un grave et déplorable symptôme d'immaturité ! D'autant que la moitié des sondés déclarent accepter de travailler à l'encontre de leurs valeurs. Ils ne se respectent pas eux-mêmes et voudraient que les autres les respectent ?

J'ai infiniment de compassion et d'amitié pour celles et ceux qui se sentent obligés, pour vivre matériellement, d'accepter de mourir moralement et psychiquement. Je fus jadis des leurs.

Les salariés interrogés expriment à travers l'étude une volonté de démocratie au sein de l'entreprise, est-ce souhaitable ? 

Xavier Camby : C'est un fantasme plein d'immaturité pareillement. La "démocratie" athénienne disposait que chaque électeur -homme libre- devait avoir environ 5'000 esclaves à sa dévotion et à son service. Pareillement pour le patriciens romains. On voit beaucoup d'entreprises, fardée d'humanité prétendue et/ou de bienveillance déclarée, opérer de même ! Le pouvoir et la décision appartiendraient donc à celles et ceux qui inféodent le plus de travailleurs dépendants... A leurs volontés... Etonnante ressemblance avec notre capitalisme -faussement- réputé libéral.

Les illusions "démocratiques" en entreprise, qu'elles se flattent elles-mêmes de nom sémillants : holacratie, sociocratie, haddocratie... achoppent toutes sur une même réalité : s'il est nécessaire de faire participer chacun à l'organisation de son travail et de chacune de ses interactions avec les autres producteurs de richesses, il est en revanche nécessaire et indispensable de coordonner et d'intégrer les efforts de tous. C'est le rôle exact  d'un management responsable, non pas autocratique, mais au service et authentiquement bienveillant (voulant le bien des autres, celles et ceux qui leurs sont confiés)

Trouver un sens à son travail, est-ce la clef du bonheur ? 

Xavier Camby : Le communisme autant que le nazisme agirent beaucoup, en leur temps, pour promouvoir le bonheur au travail ou le bonheur par le travail ! Un travail qui ressemblait de plus en plus à de l'esclave, menant à la destruction de la personnalité. Peut-être serait-il judicieux d'en parler avec tous les chief happiness officer auto-proclamés, dont il est à craindre qu'ils finissent en garde-chiourmes mentaux et psychiques.

Le vrai sens, la clé de la satisfaction réelle au travail, consiste en la CONTRIBUTION. C'est à dire la perception claire et solide d'avoir apporté une pierre consistante à l'édifice d'un bien commun. D'une augmentation concrète et réelle d'un mieux vivre, individuel ou communautaire. D'un supplément d'être partagé.

C'est d'ailleurs là le vrai bonheur, le vrai sens de chaque effort. Faire que celles et ceux que j'aime vivent à chaque seconde, dans un environnement plus favorable. Le seul vrai sens du travail de tous et chacun est cette perception, qui, nous pouvons l'espérer. est aussi réelle que possible...

Que signifie être heureux au travail ?   

Xavier Camby : Rien. Sauf à avoir une claire et limpide certitude de travailler pour le Bien. Pour un Mieux. Collectif. Non pas celui d'un actionnaire distant ou arrogant. Mais pour un bien commun et/ou personnel, dans mon environnement particulier, dans mon écosystème propre. 
Tous le reste n'est qu'illusion, fantasme ou mensonge.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !