Benoît Rayski : "Marguerite Duras, sans doute l’entretien le plus réussi de ma carrière"<!-- --> | Atlantico.fr
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Marguerite Duras littérature journalisme interview entretien Benoît Rayski Instantanés Globe Hebdo
Marguerite Duras littérature journalisme interview entretien Benoît Rayski Instantanés Globe Hebdo
©PLATIAU / AFP

Bonnes feuilles

Benoît Rayski publie "Instantanés" aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Souvent une photo dit mieux les choses qu’un long discours. Benoît Rayski dévoile ces portraits sur le vif de grandes personnalités qui ont façonné un demi-siècle de l'Histoire contemporaine. Un témoignage souvent satirique parfois féroce par un journaliste de haute volée. Extrait 2/2.

Benoît Rayski

Benoît Rayski

Benoît Rayski est historien, écrivain et journaliste. Il vient de publier Le gauchisme, maladie sénile du communisme avec Atlantico Editions et Eyrolles E-books.

Il est également l'auteur de Là où vont les cigognes (Ramsay), L'affiche rouge (Denoël), ou encore de L'homme que vous aimez haïr (Grasset) qui dénonce l' "anti-sarkozysme primaire" ambiant.

Il a travaillé comme journaliste pour France Soir, L'Événement du jeudi, Le Matin de Paris ou Globe.

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L’immeuble détonne. Une masse imposante prolongée vers le haut par deux tours qu’on dirait décapitées. Pourquoi? Manque d’argent ? Manque de temps ? Un architecte sans envergure ? Les  tours auraient-elles été finies que ce rectangle amputé serait venu rejoindre la famille des hôtels 1900 posés au flanc des Alpes suisses ou autrichiennes.

L’immeuble porte un beau nom: les Roches Noires. Il est situé au bord de la mer. Pour s’y rendre, il faut longer la route escarpée qui mène de Trouville à Honfleur. Je suis devant. Mais pas de mon plein gré.

J’étais dans un journal qui appartenait à Pierre Bergé, millionnaire de gauche et homosexuel. Il aimait les hommes. Avec Yves Saint Laurent c’était de l’amour. Avec François Mitterrand, une vénération sans borne. Le président de la République se plaignait des journaux qu’il trouvait acrimonieux à son égard. Globe Hebdo, où je travaillais, avait été fondé pour satisfaire son ego.

Un jour, le patron du journal vint me trouver: «Benoît, il faudrait que vous alliez interviewer Marguerite Duras. » Je fronçai les sourcils, fis une grimace affreuse pour montrer ma réprobation.

J’objectai que Duras n’était plus rien après avoir été. Tout Paris savait que la grande romancière cumulait Alzheimer et Parkinson. Et que les litres d’alcool qu’elle ingurgitait tous les jours la rendaient éthylique. Mission impossible donc. «Benoît, Tonton le demande. Et vous savez très bien que nous ne pouvons rien lui refuser. » Tonton c’était Mitterrand pour ses gardes du corps et pour sa cour.

De la part de Mitterrand, il y avait là bien plus qu’un caprice princier. Il avait tous les défauts du monde. Mais quand même une qualité : il était fidèle en amitié. Jeunes, ils s’étaient connus lui et Marguerite Duras dans la Résistance en 1943. Cinquante ans étaient passés. Le lien était resté intact.

François voulait faire un cadeau à Marguerite. Comme elle n’écrivait plus, en étant incapable, les médias s’étaient détournés d’elle. Une interview dans un journal avec une photo de Duras quand elle était jeune et belle était supposée lui faire plaisir.

Le patron du journal me donna un numéro de téléphone : «C’est celui de Yann Andréa : il attend votre appel. » Ce nom ne m’était pas inconnu. C’était celui de son compagnon, selon le mot élégamment choisi par la presse pour le désigner. Il était de quarante ans plus jeune qu’elle ! Dans les années trente, quand on appelait encore les choses par leur nom, on aurait dit son gigolo.

J’appelai. On me dit: «Marguerite vous attend demain à 16heures. » Voilà pourquoi j’étais devant les Roches Noires. Je sonnai. Yann Andréa m’ouvrit. «Marguerite est au salon. »

Elle était posée sur un canapé aussi âgé qu’elle. Enveloppée dans un plaid. Les yeux mi-clos. Devant elle, sur une table basse, un seau à glace où surnageait une bouteille de rosé presque vide. J’avais devant moi l’auteur de L’Amant et d’Hiroshima mon amour.

Elle ouvrit les yeux, sortit quelques billets de son sac et les tendit à Yann Andréa : «Va faire les courses. » Il sortit. Je bredouillais pour dire à quel point j’étais honoré de la rencontrer. Me voyait-elle? M’entendait-elle?

J’ouvris mon enregistreur et allai poser une première question. Je n’en ai pas eu le temps. C’est Marguerite Duras qui m’interrogea : «Monsieur, aimez-vous les footballeurs? » «Euh, euh... » Alors, elle se lança. Je sus tout sur leurs mollets musclés et leurs torses puissants. Rien ne pouvait plus l’arrêter. Je fermai mon enregistreur. À  quoi bon... J’appris qu’après une coupe de France, elle avait demandé une faveur à François. Elle voulait aller voir les joueurs dans les vestiaires après la douche. Cela ne lui fut pas refusé. Ah, ils étaient splendides les footballeurs! Virils et puissants. Des corps de statues grecques.

Un sursaut de vitalité, et sans doute de désir, animait Marguerite Duras. Elle aimait les hommes.

Yann Andréa revint avec deux bouteilles de scotch et des sandwiches. Il me fit comprendre que l’entretien était terminé.

Je m’installai dans un hôtel et j’écrivis, ou plutôt j’inventai, l’interview. J’en savais suffisamment pour la faire parler de sa jeunesse indochinoise et de ses années de résistance. Ses livres furent évoqués dans mon texte avec talent je crois: j’en avais un peu. Avec pour conclure un portrait amoureux et passionné de François.

Le texte fut publié quelques jours plus tard avec une photo des années cinquante. Marguerite Duras jeune et belle. Un coup de téléphone du service de presse de l’Élysée me fit connaître la satisfaction du président de la République. Puis, Yann Andréa m’appela : «Marguerite est très heureuse. » Ce fut sans doute l’entretien le plus réussi de ma carrière.

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Extrait du livre de Benoît Rayski, "Instantanés", publié aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.

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