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"Je crois que je n’ai jamais vu autant de terreur dans les yeux d’un homme" : le poignant témoignage des soignants de l'attentat de Nice
©Reuters

Bonnes feuilles

Un an après, les héros du plan Blanc de Nice racontent : le 14 juillet 2016. Ils sont médecins, infirmiers, aides-soignants, pompiers, ambulanciers, brancardiers, secrétaires, pharmaciens, psychologues, personnels funéraires ; qu’ils aient été de garde, mobilisés, ou se soient trouvés dans la foule en civil ; qu’ils aient sauvé des vies, tenu des mains blessées ou compté des morts : la nuit du 14 juillet 2016 restera gravée dans leur mémoire à jamais. A travers les paroles de soignants, ce livre-mémoire raconte les forces et les fragilités d’hommes et de femmes, leur capacité à faire face à l’imprévu, aux drames, et à se relever pour continuer. Extrait de "Soigner : 14 juillet 2016, ils ont pansé les plaies de Nice" sous la direction du Dr Marc Magro, publié aux Editions First. 1/2

Dr Marc Magro

Dr Marc Magro

Marc Magro est urgentiste au CHU de Nice et au CH de Menton (Alpes-Maritimes). Il est déjà auteur de 10 ouvrages.
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22 h 46 – 23 h 14 : traversée de la Promenade d’ouest en est.
« Au début, nous ne savions rien sur l’étendue de la catastrophe, dit Jérôme, médecin urgentiste. Pas de retour non plus sur l’hypothèse d’un attentat. Une fusillade, une explosion, des blessés par arme à feu m’y auraient peut-être fait penser, mais là, un camion fou qui écrase des gens, ça ne m’a pas effleuré l’esprit. Faut dire que c’était un choc. De quoi être abasourdi, avoir un peu de mal à réfléchir. C’est seulement quand on a entendu sur notre fréquence radio qu’il y avait de possibles coups de feu dans le Vieux-Nice, que j’ai eu un doute… Par ailleurs, comme nous étions la première équipe médicale à l’ouest de la Prom’, l’organisation en était à ses balbutiements. En vue, trois ou quatre ambulances seulement et beaucoup plus de victimes que ce que j’avais imaginé. Je m’étais faussement rassuré… On n’avait pas non plus d’infos sur la décision de créer un poste médical avancé (PMA) ou un point de rassemblement des victimes (PRV) – c’est bien plus tard qu’on nous a dirigés vers le hall d’entrée du Palais de la Méditerranée… »
Laurent, son coéquipier, précise : « Nous étions comme des électrons libres, éloignés de tout, à faire ce qu’on pouvait. On s’est contentés d’avancer. »
« Devant l’ampleur du travail, à perte de vue devant moi, j’ai commencé par faire exactement le contraire de ce que j’avais prévu », explique Jérôme. « Au lieu d’évaluer la gravité des patients dans un rapide survol, je me suis arrêté à la première victime. Il s’agissait d’une femme d’une cinquantaine ou soixantaine d’années. Une des premières percutées par le camion. Elle était en arrêt cardiaque. Spontanément, je commence le massage et demande qu’on sorte le matériel pour l’intuber. Pourtant, je m’entends répéter dans la voiture : “Dès que j’arrive, je fais le tour des victimes.” Mais non, je me suis lancé dans l’opération comme si c’était un accident de la voie publique standard, avec une
victime au bord de la route.  C’était plus fort que moi : l’élan humain a pris le pas sur la raison.  Je ne sais plus si c’est Vanessa l’infirmière ou Laurent, le conducteur, qui est venu m’interpeller : “On a plein de victimes à côté, faut venir !” Là, effectivement, ça a fait tilt ! J’ai réalisé que ce n’était pas ce qu’il fallait faire. Elle était malheureusement morte et je ne pouvais rien. Personne n’aurait pu la sauver. J’ai dû dire deux trois mots à la famille, quelque chose comme : “C’est terminé, on est obligés de partir.” On ne dit jamais ça en temps normal. On explique, on accompagne. Là, c’était inhumain pour tous. »
Au point de ralliement Haliotis, vers l’aéroport, Chloé est montée dans une ambulance pour former un équipage avec un médecin et trois pompiers. Ils travailleront ensemble toute la nuit.
La traversée commence… Depuis l’arrivée de l’équipage de Jérôme, les effectifs de soignants se sont renforcés : « Sur le trajet, il y avait déjà beaucoup de véhicules pompiers », dit-elle. « La route était fermée à partir de l’hôpital Lenval. » Ce fut un choc : « Là, le temps s’est arrêté d’un coup. J’ai vu un nombre incalculable de corps qui jonchaient la Promenade. Des familles qui pleuraient et qui criaient. Des gens qui couraient et qui erraient. Tout le monde était un peu perdu.  Avec l’équipe, on s’est demandé ce qu’on était venus faire : “Est-ce qu’on s’arrête à chaque corps ?” »
La Prom’ ne ressemble à plus rien de connu. À rien qu’on puisse imaginer. C’est l’apocalypse. « Il y a un moment où on ne peut plus raisonner et agir comme on le pratique tous les jours », explique Laurent. L’urgence et le caractère exceptionnel de la situation demandent aux premiers secours sur place une grande capacité d’adaptation.
Quitte à perdre, un moment, ses repères…
Jérôme, médecin, confie : « Là encore, j’ai fait exactement le contraire de ce que j’avais prévu. Pour moi, fallait rester grouper, ne pas scinder l’équipe, mais vu la configuration c’était impossible. Bien que nous l’ayons fait au début, j’ai heureusement changé d’avis. J’aurais fait une bêtise de m’entêter. D’abord, l’amoncellement des corps nous a contraints à quitter le véhicule pour poursuivre à pied. Avec Vanessa, l’infirmière, on s’est dit à plusieurs reprises : “C’est quoi ce carnage ?” Puis on s’est séparés et on a agi chacun de notre côté. Ça s’est révélé être beaucoup plus efficace. Un sac de secours sur le dos, j’avançais, m’agenouillais, vérifiais le pouls, l’état des corps et continuais. Il y avait beaucoup de morts. J’entendais les cris, me faisais interpeller dans toutes les langues. De nombreux étrangers étaient là pour la fête. On ne cessait de me tirer par le bras pour que je prodigue des soins. »
Laurent ajoute : « Il fallait slalomer entre les corps, voir un maximum de victimes, dénicher la plus grave, parer au plus urgent et laisser de côté les morts. L’infirmière et moi trions chacun de notre côté. On faisait nos bilans secouristes et on les rapportait à Jérôme. Ensuite on décidait : Besoin d’ambulance ou pas ? Urgentissime ou non ? Lui, on le laisse sur place. Elle, pareil. On continue, on avance. Il fallait faire abstraction des douleurs, rester dans l’urgence vitale. Lorsqu’on tombait sur quelqu’un qui nous paraissait en détresse absolue, on cherchait une ambulance au milieu de ce champ de bataille pour évacuer la victime vers le bon hôpital... Quand on pouvait, on rassurait brièvement les personnes (blessées ou impliquées) dont la vie ne semblait pas en danger, on tentait de les faire patienter en leur annonçant du renfort. Mais le plus souvent, nous n’avions pas le temps de nettoyer les plaies, d’immobiliser quoi que ce soit, ni même de dire un petit mot aux familles… Dans ce genre de chantier, on finit par se convaincre : Ce n’est pas grave, le pronostic vital n’est pas en jeu. Ils sont en vie, c’est l’essentiel. »
S’arrêter ou non pour prendre en charge un patient oblige à des choix douloureux, comme en témoigne Chloé : « On a cédé plusieurs fois à la tentation d’aider les premières personnes qui nous interpellaient. On a dit au conducteur : “Arrête-toi, arrête-toi ! On a besoin de nous !” Forcément on s’est arrêtés au début, c’est humain. Mais nos possibilités de soins étaient très limitées. Nous n’avions que le matériel secouriste de l’ambulance. Pour être efficaces, il nous fallait rejoindre au plus vite le poste médical avancé (PMA), qui était en train de se monter à la discothèque High Club, à mi-chemin entre l’hôpital mère-enfant Lenval et la place Masséna. C’est là qu’on a rassemblé une partie des nombreux blessés et trouvé le matériel médical spécialisé. Après coup, on a réalisé que s’arrêter en chemin n’avait servi à rien : la plupart des personnes sollicitaient notre aide pour des personnes déjà mortes. »
Jérôme le sait bien : « En allant vers le Palais de la Méditerranée, j’ai été appelé par une équipe de soignants depuis une ambulance. À l’intérieur, les pompiers avaient pris en charge une gamine de 8 ans en arrêt cardiaque. Il y avait aussi un infirmier, qui avait réussi à poser une perfusion en intra-osseux. L’équipe massait depuis onze minutes. On me demande de continuer la prise en charge. Rapidement, j’observe chez l’enfant un gros traumatisme crânien et thoracique avec des côtes en morceaux. Pour moi, c’était clair : il n’y avait aucun espoir. Cela ne servait à rien de continuer. Je me souviens avoir dit à l’équipe : “On va arrêter là. Il y a encore d’autres victimes. L’enfant est mort…” L’infirmier m’a regardé comme si un monstre venait de lui parler. Je crois que je n’ai jamais vu autant de terreur dans les yeux d’un homme. Curieusement, je suis arrivé à lui dire ce que j’avais eu du mal à entendre quelques minutes plus tôt, ayant moi-même eu de la peine à arrêter la prise en charge de la première victime en arrêt cardiaque que j’avais rencontrée. Lui, non plus ne voulait pas entendre : “Mais pourquoi tu arrêtes ? Il y avait un signal sur le scope. Son cœur battait !” Et moi, de lui répondre : “Tu vois bien qu’il n’y a plus rien, c’était juste le massage cardiaque qui donnait ce signal, une fausse impression de vie.” On sait tous qu’il est rarissime de réchapper aux arrêts cardiaques sur gros traumatismes. Dans ces circonstances, mieux vaut s’occuper des vivants. Nous en avons reparlé plus tard, au calme. L’infirmier m’a expliqué qu’il avait très mal vécu ce moment : il s’est senti abandonné, seul. Comme jamais. Devoir arrêter ce qu’il avait entrepris, avoir à assumer l’annonce de la mort à la famille, au père qui attendait à l’extérieur de l’ambulance, était insupportable. 8 ans. Insupportable pour tous… »
Au même moment, séparée de Jérôme et Laurent, Vanessa travaille seule dans les escaliers qui mènent à la plage. Elle découvre un homme d’une quarantaine d’années en choc hémorragique, inconscient, gémissant, les deux jambes écrasées. Deux garrots ont été posés au-dessus des genoux avant qu’elle n’arrive. Probablement par des civils ou des pompiers. Au feutre noir, sur l’abdomen, on peut lire l’heure de la pose. Éclairée par la lumière du portable d’une dame, Vanessa cherche une veine pour perfuser le patient. Il est urgent de lui remonter la tension. Ce sera fatal, autrement. Malheureusement, rien n’est simple. Les veines sont plates, le patient a perdu énormément de sang. Au-dessus d’elle, Vanessa entend cette litanie incessante : « Comment il va ?... Est-ce qu’il va s’en sortir ? Hein ?... Dites-moi, madame… Est-ce qu’il va s’en sortir, comment il va ? Dites-moi… »
Elle n’ose relever la tête. Elle a besoin de se concentrer. Tout en elle bouillonne. Aucune veine n’est accessible. Elle doit rester calme. « Comment il va ?... » La litanie recommence. Elle exploserait peut-être, mais se retient. Lorsqu’elle lève la tête, elle découvre avec stupéfaction que la voix est celle d’un jeune ado de 11 ou 12 ans. « C’est mon papa », dit-il. L’agacement intérieur qu’elle éprouvait se transforme aussitôt en une force impressionnante et positive. Trouver cette veine. Elle baisse la tête, se concentre à nouveau et pique au milieu du bras : un reflux de sang, enfin ! C’est bon, elle y est parvenue. Petite victoire au milieu de cette hécatombe. Elle confie alors la perfusion à un jeune homme qui s’est présenté à elle comme interne en médecine. « Ton rôle maintenant, c’est d’arrêter une ambulance et de dire aux pompiers que tu as une urgence absolue. Monte avec le patient et file à l’hôpital. Moi je continue. » Quelque temps plus tard, Vanessa réussira à avoir des nouvelles de cet homme qui était de passage à Nice. Il a survécu. Il est retourné chez lui après plusieurs opérations. Elle gardera longtemps en tête la litanie désespérée du jeune garçon.
L’organisation inhabituelle entraîne parfois un sentiment d’impuissance, de culpabilité ou de honte chez les soignants… « Quand j’y repense, ce “mode tri” ne m’a pas convenu,
avoue Jérôme. Je me suis senti coincé. C’était complètement fou, surréaliste, que je puisse refuser l’aide qu’on me demandait. Priorité aux urgences absolues. Sur place, je ne pouvais rien faire. Alors, à chaque fois que j’entendais dans la foule, parmi les civils, quelqu’un me dire : “Je suis infirmier ou interne aux urgences”, je répondais : “Arrête la première ambulance qui passe, charge le patient et fonce directement aux urgences avec eux !” 
J’ai eu l’impression de faire un autre métier, mais pas mon métier. Même si ma hiérarchie médicale m’a fait comprendre par la suite qu’il n’y avait pas forcément grand-chose d’autre à faire, je suis resté longtemps avec l’idée que j’avais fait du mauvais boulot, que j’avais agi en dépit du bon sens.
Extrait de "Soigner : 14 juillet 2016, ils ont pansé les plaies de Nice" sous la direction du Dr Marc Magro, publié aux Editions First au moins de juin. Prix de vente 16,95€.

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