Arabie saoudite : ces 3 fronts sur lesquels MBS n’a aucune chance de réussir<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Mohammed ben Salmane Arabie saoudite
Mohammed ben Salmane Arabie saoudite
©FETHI BELAID / AFP

Prince héritier

Selon de nombreux observateurs, Mohammed ben Salmane est le nouvel homme fort du Moyen-Orient. Il rencontre des difficultés néanmoins avec le conflit au Yémen. L'arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche et le rôle du Qatar sur le plan économique pourraient bien freiner les ambitions et les projets de l'Arabie saoudite et de MBS.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

Voir la bio »

Atlantico.fr : Si le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane est présenté comme le nouvel homme fort du Moyen-Orient, celui-ci rencontre néanmoins des difficultés sur la scène internationale, et notamment au Yémen. S’est-il enlisé dans une guerre qui ne lui apporte rien de bon ?

Alain Rodier : Il convient de souligner que Mohammed ben Salmane ben Abdelaziz Al Saoud dit MBS a vraiment révolutionné l'Arabie saoudite de l'intérieur représentant une jeune génération dynamique et désireuse d'avancer pour préparer l'avenir qui sera de moins en moins financé par la rente pétrolière. Pour cela, il a heurté de front la classe politique et religieuse avec le soutien de son père, le roi Salmane ben Abdelaziz Al Saoud qui lui a fait une totale confiance et pourtant, il risquait sa tête au propre comme au figuré.

Face à cette situation porteuse de conflits, MBS a choisi d’employer la manière forte vis-à-vis de la nomenklatura saoudienne totalement installée dans ses privilèges. En résumé, fin 2017 - début 2018, il lui a fait peur en arrêtant plus de 300 de ses membres, l'a rançonné et rejeté dans ses palais plus confortables que des culs-de-basse-fosse, voire pire. Il n'a pas fait non plus dans la dentelle avec les opposants dont le journaliste Jamal Khashoggi a été la victime exemplaire au consulat général d'Arabie saoudite d'Istanbul le 2 octobre 2018.

Par ailleurs, il a développé un programme de développement économique ambitieux "Vision 2030" qui devrait sortir le royaume du "tout pétrole".

Même si toute contestation audible a été enfouie, des frémissements se font sentir, surtout au moment où l'administration américaine traverse une période de vide en attendant l'investiture du nouveau président à la Maison-Blanche. Ainsi, au début décembre, le célèbre Turki bin Faisal bin Abdulaziz Al Saud, directeur général des redoutables services secrets saoudiens al Mukhabarat al'Ammah de 1979 à 2001 (c'est lui qui a recruté et traité Oussama Ben Laden) puis ambassadeur en Grande-Bretagne puis aux États-Unis a qualifié Israël (alors que les accords Abraham régularisant la situation entre l'État hébreu et les Émirats Arabes Unis puis le Bahreïn venaient d'être conclus) de "puissance occidentale colonisatrice [...] emprisonnant les Palestiniens dans des camps de concentration et assassinant qui bon lui semble"...  Sur ce sujet, Turki bin Faisal est en opposition directe avec MBS qui, heureusement, pour lui est soutenu par une autre personnalité de premier plan, le prince Bandar ben Sultan ben Abdelaziz Al Saoud, ambassadeur aux USA de 1983 à 2005 puis secrétaire général du Conseil de sécurité nationale avant d'être directeur des services de renseignement de 2012 à 2014. Ce dernier critique l'autorité palestinienne qui refuse la normalisation des relations étatiques entre Israël et les EAU et le Bahreïn. Quant au rapprochement (discret) de l'État hébreu et de l'Arabie saoudite, il date de l'époque où Ehud Olmert était Premier ministre et Meir Dagan directeur du Mossad. Ces deux pays ont un puissant ennemi commun, l'Iran sans oublier un adversaire influent : la Turquie.

Quant au Yémen, l'intervention de 2015 suite à la conquête de la capitale Sanaa par les rebelles Houthis l’année précédente, elle constitue un échec cuisant car l'armée saoudienne ne pouvait pas maîtriser la situation. Encore une erreur faite par de jeunes stratèges militaires qui pensent qu'une guerre peut être gagnée par les airs. En dehors de l'exemple japonais, mais à quel prix, aucun conflit n'a été gagné sans que des fantassins aillent sortir l'ennemi de son trou pour l'obliger à capituler.

De plus, la belle coopération Arabie saoudite - Émirats Arabes Unis a subi des conséquences néfastes dont les résultats ne sont pas mesurables aujourd'hui. En effet, les deux principaux membres de la coalition anti-Houthis ne soutiennent plus les mêmes acteurs ; Riyad, le président Abdrabbo Mansour Hadi légalement reconnu par la communauté internationale et les EAU le Conseil de transition du Sud (en gros, les séparatistes sudistes qui contrôlent Aden et l’île de Socotra)…

Cinq ans après, les tirs de missiles et de drones lancés par les Houthis à l'intérieur même du Royaume sont une véritable humiliation pour MBS qui pensait régler le problème en quelques semaines. Si ces tirs sont relativement sporadiques, les bombardements des positions houthies sont quasi-journaliers et contribuent au désastre humanitaire que connaît ce pays.

Sur le plan économique, MBS parvient-il à imposer ses vues ? Le boycott du Qatar, notamment, ne semble pas porter ses fruits…

Le boycott du Qatar est le deuxième échec cuisant de MBS. Il reprochait à Doha plusieurs choses :

. le soutien aux Frères musulmans qui ont été décrétés "ennemis" des Saoud depuis 2014 (après les avoir accueillis pendant près d'un demi-siècle)

. la politique de coopération menée par le Qatar avec l’Iran, intérêts économiques obligent car les deux États partagent le "North Dome/South Pars", le champ de gaz offshore le plus important au monde appartenant pour les deux tiers au Qatar et un tiers à l’Iran.

MBS a totalement sous-estimé les alliances du Qatar qui lui ont permis de contourner l'embargo qui devait le faire s'effondrer en quelques mois. Sa plus grosse erreur a été de ne pas voir que Washington n'abandonnerait pas Doha en raison de sa présence militaire stratégique sur la base d'Al-Udaid (10.000 militaires US). Des solutions alternatives étaient offertes au Pentagone mais déménager une telle infrastructure prend des années - qui dépassent largement un mandat présidentiel américain -. De même, MBS a sous-estimé le président turc Recep Tayyip Erdoğan qui a apporté son soutien plein et entier au Qatar car les deux États sont membres de la même organisation, celle des Frères musulmans. La Turquie qui a une économie beaucoup plus solide que les observateurs internationaux veulent lui reconnaître, a considérablement aidé le Qatar à briser l'embargo (dans la mesure où il a vraiment été efficace). Ainsi, le Qatar n'a jamais manqué de biens de première nécessité et même de luxe.

Il faut aussi remarquer qu’il a mis les clients du Qatar en porte-à-faux, ces derniers ne pouvant abandonner les marchés juteux proposés…

L'Iran s'est frotté les mains suite à cette rupture survenant dans le monde arabo-sunnite et a tout fait pour aider le Qatar uniquement pour nuire à son ennemi saoudien. Il ne faut pas avoir peur des mots, ces deux pays sont des "ennemis" même s'ils ne sont pas "en guerre" uniquement faute de moyens suffisants.

Aux dernières nouvelles, des tractations seraient en bonne voie via Oman et le Koweït pour mettre fin à cette situation ubuesque.

MBS s’est également présenté comme un modernisateur sur le plan des droits de l’homme, avec plusieurs mesures en faveur des femmes notamment. Pourtant, des femmes demeurent emprisonnées pour avoir revendiqué des droits civiques. Est-ce la preuve des limites de son action sociétale ?

Il est possible qu’il soit sincère bien que l'auteur en doute. À la différence de nombreux responsables saoudiens, il n'a connu que l'Arabie saoudite et ses traditions. En conséquence, son système de pensée - et de valeurs - n'est pas imprégné d'occidentalisme.

En homme intelligent, il s'est rendu compte que la jeunesse saoudienne ne faisait que vivre de ses rentes sans travailler. Son problème n'a pas été d'établir une "égalité hommes-femmes" mais de mettre la jeunesse oisive au travail... C'est là la vraie révolution. Le reste, ce n'est que de la poudre aux yeux lancée pour faire plaisir aux Occidentaux et à ce qu'il considère comme des lubies droit-de-l'hommiste. Il s'est obligé à faire quelques concessions pour tenter de se faire bien voir de l'intelligentsia occidentale (surtout que son image de marque avait été sérieusement ternie avec le meurtre de Khashoggi). Avec les hommes d'affaires, il rencontre moins de problèmes ; il suffit de leur acheter rubis sur l'ongle des matériels dont Riyad n'a pas vraiment besoin. Et puis tout le monde sait que l’Égypte, partenaire incontournable pou l’Europe sur le Continent africain et en Méditerranée orientale est totalement financée par l’Arabie saoudite.

MBS avait de bonnes relations avec Donald Trump. Alors que Joe Biden arrive à la Maison Blanche, ces difficultés pourraient-elles s’aggraver ?

Là aussi, il faut rester prudent. Le "vilain Trump" qui a tout de même réussi les accords d'Abraham alors que rien ne bougeait depuis des dizaines d'années, qui est le seul président US récent qui n'a pas débuté une guerre - mais qui s'est évertué à faire rentrer les boys à la maison (1) - ne va pas être remplacé par un Joe Biden, chef de file des Droits de l'Homme. Biden est le prisonnier des lobbies militaro-industriels et du renseignement même si lui-même n'est pas (encore) un néoconservateur comme l'était Hillary Clinton. Son objectif - comme celui de Trump - est simple et tout à fait louable (certains chefs d'États devraient en prendre de la graine), défendre les intérêts immédiats des citoyens américains même si cela fait de la casse chez les "alliés". Il a été élu par des Américains et pas par des Européens (qui l'auraient sans aucun doute fait). La seule chose, c'est que Biden va revenir à une diplomatie plus traditionnelle excluant les tweets vengeurs. Il est plus "présentable"... Quant à sa politique vis-à-vis de MBS, elle sera théoriquement moins cordiale mais l’Arabie saoudite comme Israël sont deux atouts indispensables aux intérêts américains dans cette région du monde.

(1). Quand les Américains sont trop interventionnistes, les Européens les accusent de vouloir jouer les "gendarmes du monde". Quand ils se retirent (comme cela est prévu en partie d'Allemagne), ils pleurent le "parapluie" US...

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !