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Après l’économie en 2008, la science prend une claque dans l’opinion en 2020 : quel avenir pour la connaissance ?
©Thomas COEX / AFP

Boom du complotisme

A l’occasion de la crise sanitaire du Covid-19, sommes-nous toujours autant rationnels ? La crise sanitaire peut-elle provoquer une crise de confiance globale en ce que nous sommes ?

Jean-Michel Besnier

Jean-Michel Besnier

Jean-Michel Besnier est professeur d'Université à Paris-Sorbonne, auteur de Demain les posthumains (2009) et de L'homme simplifié (2012) aux éditions Fayard.

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Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Emmanuel Rivière

Emmanuel Rivière est Directeur Monde pour les Etudes internationales et le Conseil Politique de Kantar Public. Il préside le Centre Kantar sur le Futur de l’Europe

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Atlantico.fr : Dans la culture moderne qui est la nôtre et qui repose sur la raison, nous nous efforçons d’être rationnel. A l’occasion de la crise sanitaire que nous traversons, le sommes nous autant que nous pensons l’être ? La crise sanitaire peut-elle provoquer une crise de confiance globale en ce que nous sommes ?

Jean-Michel Besnier : Les phénomènes complexes auxquels nous sommes confrontés nous ont obligés à en rabattre sur nos prétentions à être rationnels. L’idéal scientifique de la raison a longtemps été associé à la découverte du déterminisme qui régit toutes choses. Etre capable d’identifier la cause des phénomènes, afin de les prévoir, ou bien de rendre compte des mobiles qui régissent nos comportements - cette ambition a tourné court, avec les développements de la science, au début du vingtième siècle, et cela n’a cessé de se confirmer. Etre rationnel, aujourd’hui, c’est être disposé à penser toutes choses comme étant en relation multiple avec un environnement ou un contexte opaque. Cela suppose qu’on recoure à des instruments nouveaux : la théorie des systèmes dynamiques, par exemple, les statistiques ou les approches systémiques.

Quand le professeur Didier Raoult déclare que les virus sont compliqués à éradiquer parce qu’ils procèdent toujours d’éco-systèmes enchevêtrés, il pointe la complexité de l’infection qui ne se laisse pas traquer comme une cause unique expliquant la maladie. Il y a un très grand nombre de variables cachées dans ce que nous cherchons à comprendre, qui interdisent l’application de la méthode cartésienne destinée à dégager le simple par décomposition analytique des problèmes. Bachelard disait, en 1937, qu’il faut promouvoir « une épistémologie non-cartésienne », on mesure combien il avait raison. Et qu’un prix Nobel d’économie comme Khaneman nous invite à consentir à l’irrationnel qui sous-tend la plupart du temps nos décisions, cela ne peut plus être perçu comme une démission de la raison mais comme le résultat de la mutation que les phénomènes complexes exigent d’elle. Il est vrai que les gens ignorent les transformations épistémologiques dont nous sommes issus.

C’est la raison pour laquelle ils se montrent intolérants et suspicieux à l’égard des errements de la science et des approximations auxquelles elles sont contraintes. Comme, de leur côté, les scientifiques invités à s’exprimer publiquement résistent souvent à avouer leurs incertitudes, la confiance s’émousse et la tentation du public est de crier à l’imposture ou même de rallier les premières fake news venues. 

Bertrand Vergely : Le religieux est un domaine riche et complexe. Dans le cas qui nous occupe, appelons le religieux au sens large une attitude de croyance que d’aucuns appellent superstition. Ceci est simplificateur, mais cela permettra de se repérer dans la confusion ambiante. 

Dans les cultures dites traditionnelles où le religieux est encore fort, la crise sanitaire que nous traversons est perçue comme une punition divine à cause des fautes que les hommes ont commises et la conversion religieuse apparaît comme un moyen de protection face à la pandémie. L’humanité ayant perdu sa pureté, elle est punie. Si elle se purifie à nouveau, elle cessera d’être punie. 

Notre monde reposant sur liberté de croyance et non plus sur une croyance collective, tout nous oppose à cette vision religieuse et traditionnelle. Comme nous ne voulons pas interférer dans les croyances de chacun, quand nous interprétons ce qui se passe, nous le faisons sur des bases matérielles et humaines sans nullement faire référence à une dimension divine transcendante. Ainsi, quand il est question du Covid 19, nous ne pensons nullement qu’il s’agit là d’une punition divine  et nous ne pensons nullement qu’en nous convertissant à une religion nous allons nous protéger. Et pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, nos comportements montrent que nous sommes bien plus « religieux » que nous ne le pensons. Notre rapport à l’écologie le prouve. 

Quand il s’agit d’expliquer l’origine de la pandémie, la majorité d’entre nous pense que le non respect de la nature en est la cause. Nous avons beau penser que celle-ci n’est pas une punition divine, nous avons tendance à croire qu’elle est une punition de la nature. Quand on ne la respecte pas, celle-ci se venge. « Dieu pardonne toujours. Les hommes pardonnent parfois. La nature ne pardonne jamais », dit-on. Nous ne sommes pas loin de penser que ce que nous vivons aujourd’hui est une punition implacable mais juste en raison de nos fautes. Du moins les écologistes le pensent. Trop d’êtres humains entassés dans les villes, trop de pollution, trop de transports, trop de voitures, trop d’avions,  trop de communications mondiales, trop de mélanges entre hommes et animaux, trop de consommation, trop de déchets à cause de la consommation,  tous ces « trop » signes d’excès et de transgressions font qu’aujourd’hui le monde est là où il en est, pense-t-on. 

Dans les sociétés religieuses, c’est Dieu qui envoie des punitions aux hommes pour manifester sa colère  et le sommer de se repentir. Dans notre monde, c’est la nature qui est en colère et qui nous punit à travers la pandémie en nous sommant de changer de mode de vie. Dans les sociétés religieuses, face à la colère de Dieu on se convertit à la religion pour se protéger. Pour nous protéger, nous, nous sommes en train de nous convertir  à un ordre sanitaire qui, il faut le dire, a tendance à être un ordre écologiquement hygiénique, puritain et intégriste au nom de la préservation de nos vies et de notre santé. Un  communiqué de presse récent commençait par ces mots : la santé, priorité numéro un des Français. Nous ne sommes pas loin d’avoir à  l’égard de celle-ci un rapport de type sacré. N’oublions pas que, dans son Discours de la méthode, Descartes appelle salut la santé et fait de la médecine ce qui va assurer notre salut.. Ce qui laisse songeur. 

La santé soit, mais la santé pour faire quoi ? On mange pour vivre. On ne vit pas pour manger. Certes, le gourmet vit pour manger. Mais il ne mange pas, il savoure. Qui vit pour manger ne savoure pas. Il est malade. Avec la santé, il en va de même. On a besoin d’avoir une santé pour vivre et non de vivre pour la santé. Certes, il y a le bonheur d’être en forme. Mais qui vit le bonheur d’être en forme vit pour le bonheur, pas pour la santé et la forme. Quand il ne vit que pour cela, il devient ridicule. Quand il est ridicule, il n’est plus en pleine santé et en forme. Fou de santé et de forme, c’est un malade imaginaire. 

L'économie, la médecine, le pouvoir politique semblaient avoir pris le pas sur nos anciens cultes, mais finalement sommes-nous réellement débarrassés de nos croyances ? Notre culture se présente comme affranchie de toute croyance. Est-ce le cas ? 

Jean-Michel Besnier : En se plaçant sous le signe de la science et de la technique, nos sociétés espéraient éliminer l’obscurantisme qu’on imputait au Moyen-Age. Condorcet fut le héraut de cette espérance qui trouva à s’exprimer dans l’idéologie de l’instruction au cours de la troisième République et qui se trouve encore au fondement des idéaux contemporains de laïcité. Inutile de faire la chasse aux intégrismes religieux, se disait-on, la seule communication d’un savoir scientifique suffira à dissiper les croyances irrationnelles. Le positivisme d’Auguste Comte repose tout entier sur cette conviction : l’âge scientifique chasse l’âge théologique ainsi que l’âge métaphysique. Mais l’histoire a eu raison de cette marche du progrès, et l’irrationnel a largement trouvé à se manifester tout du long du siècle dernier. Il a fallu affronter l’absurde, la violence, le désenchantement, l’incertitude et la démesure. Pour cela, toute réserve de sens s’est révélée bonne à exploiter. Retour des sagesses à l’ancienne, retour du religieux, déferlement des fondamentalismes, redécouverte de pratiques archaïques au service du bien-être et de la santé…

Le paysage mental de nos sociétés fait flèche de tout bois et la croyance paraît comme le viatique dont nous avons besoin. Cette croyance se porte naturellement sur les objets de la religion, mais aussi sur ceux des prophéties hyperboliques que les transhumanistes égrènent. Celles-ci « prennent » dans la tête de ceux qui veulent imaginer que les innovations technoscientifiques vont réaliser toutes les aspirations humaines. Les grands Récits religieux et politiques qui brandissaient la représentation d’une fin de l’histoire – sous la forme d’une eschatologie ou d’une vision d’un communisme éternel – se sont effacés devant la promesse d’une rupture prochaine d’où émergerait un posthumain. La croyance s’installe avec la caution de certains scientifiques et politiques trop satisfaits d’offrir ainsi la visée d’un idéal, et aussi avec l’investissement de l’industrie et des financiers trop heureux de paraître servir des objectifs philanthropiques.

Bertrand Vergely : Officiellement, au nom de la laïcité, notre culture laisse à chacun le soin de se déterminer à ce sujet. De ce fait, officiellement, c’est la raison et non la foi qui guide notre rapport au mode en nous servant de base pour acquérir un  discernement. En réalité, notre monde qui se fonde sur la raison se fonde aussi sur la croyance. La raison n’en est pas idéologique mais matérielle. Pour penser avec rigueur, nous avons besoin de raison. Pour vivre, nous avons besoin de croyance et même de foi. La croyance et la foi étant ce qui fait le lien en faisant adhérer à, rien ne peut se faire sans croyance ni foi. Ainsi pour être nous-mêmes, nous avons besoin de croire en nous-mêmes. Pour vivre avec les autres, nous avons besoin de leur faire confiance et de croire en eux. Pour nous projeter dans l’avenir, nous avons besoin de croire en l’avenir et de lui faire confiance. Plus de croyance et de foi au sens matériel et courant du terme ? Plus de vie possible avec nous-mêmes, avec les autres et avec l’avenir. Dans notre monde, la croyance est de ce fait capitale. 

Notre société est gouvernée par la raison, la science, l’économie, la politique, la culture, l’éducation et la médecine. Tout cela existe parce que nous y croyons. Que demain, la confiance dans les marchés et les banques vienne à s’écouler ? L’économie s’écroule. Que demain, plus personne n’ayant confiance dans la politique, on cesse d’aller voter ? La démocratie s’écroule. La culture existe parce que nous croyons. Nous envoyons nos enfants à l’école parce que nous y croyons. Enfin, nous faisons confiance à la médecine pour nous soigner et nous guider en temps de Covid parce que nous y croyons.  Que demain, plus personne ne fasse confiance à la médecine ? Tout ce que nous avons mis en place depuis trois mois s’écroule. Les religions qui croient que Dieu va les sauver nous paraissent naïves. Mais nous, quand nous attendons avec impatience qu’un vaccin soit fabriqué pour lutter contre le Covid, que faisons nous sinon croire dans un vaccin afin de nous sauver comme d’autres croient en Dieu ? 

Depuis longtemps déjà, la médecine et les médecins sont revêtus d’une aura sacrée. Cette aura s’était quelque peu atténuée du fait d’une politique libérale invitant à penser le médecin comme un prestataire de services et le malade comme un client. Aujourd’hui, la médecine a retrouvé son aura sacrée  tandis que le modèle libéral du prestataire de services et du client a été rangé au placard.

Le corps médical est devenu le héros de notre monde confiné en étant ovationné tous les soirs à 20h sur les balcons comme jadis les foules romaines portaient en triomphe les généraux revenus vainqueurs des champs de bataille. Le Français d’habitude si rebelle et si rétif à l’autorité a obéi aux directives gouvernementales avec une discipline digne de l’obéissance des foules de jadis aux sorciers et aux prêtres. 

Au XIXème siècle, quand il s’est agi de prendre congé de la religion, Auguste Comte a eu l’intelligence de comprendre que la meilleure façon de se débarrasser de celle-ci était de ne surtout pas s’en débarrasser. On peut ne pas croire en Dieu, mais on ne peut pas se passer d’une religion au sens matériel du terme. Religion voulant dire relier, croire voulant dire adhérer, ritualiser voulant dire célébrer, prier voulant dire désirer, communier voulant dire s’unir, impossible de faire vivre une humanité sans relation, sans adhésion, sans célébration, sans désir et sans unité. Aussi notre monde entendant la leçon d’Auguste Comte n’a-t-il pas supprimé la religion mais sécularisé celle-ci en faisant de l’humanisme républicain, positiviste et laïque la religion du monde moderne. 

Durant le confinement, à travers tout ce que nous avons fait, spontanément, nous avons donné raison à Auguste Comte. Nous avons cru dans la médecine et la politique. Les médecins sont devenus nos sorciers et nos dieux. À 20h chaque soir, nous avons rituellement béni le corps médical et tous les acteurs de la vie quotidienne qui nous ont aidé à vivre. Nous avons fait monter les hymnes de notre humanité vers le ciel en nous servant de nos casseroles comme les anges du paradis louent la vie céleste au son de leurs cymbales. 

Emmanuel Rivière : Cela fait de nombreuses années que les Français traversent une crise de confiance vis-à-vis de leurs élites. Il y a trois ans, nous avions mesuré que comparativement à d’autres pays et notamment la Grande-Bretagne, la France détenait le record du pourcentage de la population estimant ses élites en faillite. Lorsque l’on est dans un modèle démocratique qui est délégataire, n’avoir confiance ni à ceux à qui on délègue ce pouvoir, les élus, ni en ce sur lesquels se fondent les décisions les élites de savoir, dites technocratiques, ni en ce qui mettent en scène ces décisions c’est-à-dire les journalistes. Sur le rapport aux scientifiques, il existe un paradoxe. Nous sommes en train de nous demander ce qui est en train de se passer quand un sujet scientifique, notamment la pertinence ou non d’un traitement, devient politique. Les gens qui croient en Didier Raoult et sa chloroquine sont les personnes qui, et on le voit dans les enquêtes, votent pour les extrêmes. À l’inverse, ceux qui se réfèrent à d’autres ou qui sont simplement sceptiques vis-vis du professeur marseillais se situent plutôt au centre de l’échiquier politique. C’est assez étrange donc de voir cette politisation de quelque chose qui devrait être tranchée par l’expertise ou la science devenir l’objet d’un débat politique. Cela étant, nous venons de rendre public un sondage pour la fondation Arc qui montre que les gens souhaitent massivement (70 %) que les médecins et les chercheurs scientifiques jouent un rôle primordial dans la société de demain. Il y a une demande d’expertise scientifique et là, je pense qu’il ne faut pas se tromper, ce qui est en cause ce n’est pas tant l'expert scientifique et la recherche médical, mais le soupçon que d’autres intérêts politiques ou financiers pourraient y introduire de la perversion voire que des médias pourraient fausser les lectures. Cela a pour effet, non pas de faire perdre la croyance dans la recherche et la science, mais d’aller chercher le scientifique ou le chercheur pur, authentique et non perverti, en rejetant ceux qui utilisent et/ou mettent en scène leur science.

Il y a d’une part le phénomène de gens qui vont chercher des informations dans leur sphère de proximité, dans des formes de relais directs, une sorte de confirmation de ce qu’ils pensent. Au-delà des médias sociaux la consommation même des médias en ligne créée un système de boucle dans laquelle on ne partage que les contenus qui correspondent à nos centres d’intérêts et à notre vision du monde. Ce que l’on néglige dans tout cela, c’est que ce phénomène s’accompagne d’une montée en compétence de la population. Sans nier l’impact des rumeurs et de ce qu’elles impliquent de fausses certitudes et de perceptions biaisées, mais il est à relativiser deux manières. La première c’est qu’il n’est pas nouveau, peut-être plus puissant et palpable qu’avant, mais avant les réseaux sociaux, lorsque l’on demandait aux gens si ils croyaient à une rumeur disait que l’on avait détourné l’eau de la seine vers la somme afin d’éviter une inondation de Paris, alors qu’un comité décisionnaire pour les JO de 2012 devait s’y rendre, et ainsi provoquée la submersion d’Abeville, près d’un tiers des habitants de la Somme croyaient en cette rumeur. Ce n’est donc pas vraiment nouveau. Il faut donc également prendre en compte le niveau de compétences des gens et en conclure qu’il ne faut pas leur raconter des salades. Une partie de ce qui se paye dans le discrédit des élites, c’est le nombre excessif de fois où sous couverts de discours experts avec des arguments d’autorités, on a tenté de se débarrasser de difficultés politiques en tenant des argumentations qui ne tenaient pas la route mais qui arrangeaient bien. Ces exemples d’infantilisation de la population, nous en voyons un peu en permanence. Le dernier exemple en date est bien sur celui des masques. Le deuxième élément est donc celui-là, les gens sont de plus en plus capables de décrypter, de décortiquer et perdent de la confiance lorsqu’ils se rendent compte que les élites se sont jouées d’eux. Il y a un schéma d’horizontalisation que l’on peut voir d’une manière dramatique, car les gens se racontent entre eux des histoires fausses, mais il faut aussi en tirer les conséquences, c’est-à-dire arrêter des les embobiner. C’est cela qui alimente le plus les fake news, le fait que les autorités se permettent des vérités un peu trop arrangées.

Qu’est devenu l’esprit critique qui a fait la force de l'Occident au XXeme siècle ?

Jean-Michel Besnier : Nous avons perdu le sens commun, entend-on dire depuis quelques décennies. Par sens commun, il faut entendre : les valeurs qui nous sont communes et qui fondent notre vivre-ensemble, mais aussi, plus directement, les intuitions qui nous permettent de vivre dans un monde perturbé. Fini, le sens commun, donc ! Nous vivons sur un mode dispersé et en profitons pour nous replier sur nos individualités frileuses. Place à l’ère du consommateur tous azimuts ! Nous sommes disposés à nous laisser traiter comme de simples supports de Data qui permettront aux méga-machines appelées GAFAM ou BATX de cibler nos prétendues attentes de consommation. Avec le sens commun qui permettrait de résister à cet assujettissement, c’est l’esprit critique qui déclare forfait. Celui-ci exigerait que nous soyons capables de prendre des distances, alors que toutes nos technologies ambitionnent de nous maintenir dans l’immédiat des besoins, dans le temps réel de la satisfaction. La mise en perspective qu’exige l’esprit critique devient impossible avec la culture du virtuel qui impose ses formats et ses injonctions à être réactifs. Nous ruinons de plus en plus la dimension symbolique de nos existences que permettaient le langage, la résistance intelligente aux automatismes et les activités désintéressées. Il n’est peut-être plus temps de solliciter les vertus du monde d’hier. Mais rien n’interdit d’encourager à renouer avec l’esprit de résistance d’où a émergé l’humanisme occidental.

Bertrand Vergely : L’esprit critique qui forme le fond de l’âme occidentale ne peut pas disparaître comme cela. Aujourd’hui la philosophie, la littérature, l’art, le cinéma, le théâtre mais aussi les medias et les  journaux s’emploient à le faire vivre à travers toutes sortes de tribunes et de débats. Constatons le : ils y parviennent plutôt bien. Enfin, durant le confinement, il y a eu beaucoup d’humour et beaucoup de belles vidéos qui ont circulé. Néanmoins, faire preuve d’esprit critique consiste à ne pas se reposer sur ses lauriers mais à avoir présent à l’esprit que la réalité est tellement extraordinaire que nous sommes encore loin d’avoir un véritable esprit critique. 

Depuis trois mois ce que l’on entend, à savoir le commentaire minute par minute de la pandémie, est fort ennuyeux et face à ce qui se passe nous faisons preuve d’une grande léthargie. L’esprit va certainement reprendre ses droits, mais pour l’instant il est bien étouffé. Notre pragmatisme utilitariste en est la cause. 

À force de ne plus parler que du pratico-pratique, on ne parle plus de rien. Pire, on a le sentiment de vivre dans un monde de propagande qui infantilise et non plus dans un monde intelligent et adulte. Dans le monde d’avant, l’esprit critique était mis à mal par la confusion entre démolir et critiquer, surveiller et être éveillé, s’engager et invectiver. Résultat : on n’osait plus rien dire, tant on avait peur d’être démoli,  surveillé et soumis à l’invective. 

Aujourd’hui la peur ligote les esprits et les intelligences. On veut à tout prix et tout de suite que le confinement que nous venons de vivre ait du sens, qu’il soit positif, qu’il ait changé le monde en le rendant   meilleur. Être critique, c’est avoir le courage de dire que nous n’en savons rien parce qu’il est trop tôt pour le dire. Il se peut que l’on ressorte plus fort et plus intelligent à l’occasion de ce qui vient de se passer. Mais il se peut aussi que cela ne soit pas le cas. Il faudra alors avoir le courage de le dire. Ce courage existera-t-il ? L’aura-t-on ? Y aura-t-il une conscience pour l’avoir ? Nous verrons… 

Qu’est-ce qu’une société qui ne croit plus en ses élites ? 

Emmanuel Rivière : C’est une société extrêmement compliquée, de délégitimation du bien public, donc une société de conflit et d’inefficacité. Inefficacité d’une décision de lutte de la mortalité sur les routes par exemple, « les 80km/h, on ne prend pas ». Nous pouvons nous estimer heureux que les gens aient accepté la nécessité de se confiner. Une société ayant perdu totalement foi dans ses élites pourrait dire « ils repasseront avant de m’intimer l’ordre de restreindre mes libertés ». Cette fois-ci, il y a eu suffisamment d’appropriation d’une vérité que les gens n’expérimentaient pas, car dans la plupart des régions de France, les gens ne mourraient pas en grand nombre ! Une société qui n’a pas confiance en ses élites aurait donc pu ressembler à cela. Les politiques publiques ne seraient plus efficaces, en matière de santé ou de sécurité routière par exemple puisque ces domaines reposent sur l’acquiescement des populations. Ce que l’on observe également, pour terminer sur une note optimiste, c’est que lorsque les gens sont confrontés directement à des experts lors des travaux par exemple du Conseil Économique Social et Environnemental, ils changent d’état d’esprit. Dans ces cas-là, les interactions se passent très bien ! Les gens sont contents d’acquérir du savoir, contents d’être en situation de challenger les experts et ces derniers sont ravis de comprendre pourquoi parfois ce qu’ils disent ne passe pas. Une société qui arrive à jouer les choses de cette manière-là est un peu le contraire que celle que nous avons décrite précédemment. C’est une société qui prend acte de la montée en compétence des citoyens et qui les met en situation de participer aux décisions. Dans ces cas-là, et c'est un schéma de confiance réciproque, les choses se passent beaucoup mieux. Nous sommes en train de l’expérimenter, mais je pense que c’est cette voie dans laquelle il faut s’engager au contraire de la voie de la méfiance mutuelle.  

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