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Après Canal Plus, Ubisoft : Vincent Bolloré casse l’image et le rêve d’entrepreneur français qu’il incarnait
©Reuters

L'édito de Jean-Marc Sylvestre

Vincent Bolloré a perdu une bataille contre Ubisoft. Il n’a peut-être pas perdu la guerre, mais il a sérieusement abîmé son image de modèle du capitalisme français.

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre a été en charge de l'information économique sur TF1 et LCI jusqu'en 2010 puis sur i>TÉLÉ.

Aujourd'hui éditorialiste sur Atlantico.fr, il présente également une émission sur la chaîne BFM Business.

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Vincent Bolloré a été un modèle pour toute une génération d’entrepreneurs et d’étudiants. Mais ça, c’était avant !

Comment celui qu’on appelait dans les années 1980 le petit prince du cash flow, celui qui bousculait les vieux barbons du capitalisme, qui dépoussiérait le système, qui bougeait les lignes, qui faisait rêver toute une génération de jeunes étudiants en montrant l’exemple d’une réussite possible dans un pays asphyxié par les traditions, comment celui qui a gagné la confiance de beaucoup d’actionnaires a-t-il aujourd’hui perdu l'affection de beaucoup de salariés et l’admiration d'une génération qui avait, pourtant, soif de gagner... ? Comment peut-il depuis quelques années trahir autant de confiance, décourager autant d’intelligences, accumuler autant de maladresses, susciter autant de méfiance (sinon de rejet) de la part des jeunes notamment ?

La réalité, c'est que Vincent Bolloré ne fait plus rêver.

Pour lui, la semaine s’est terminée par un échec. Alors n’exagérons rien, cet échec n’est pas catastrophique, mais il annonce sûrement la fin d’un monde ou d’un mode de fonctionnement du capitalisme français. Un cygne noir sur un parcours qu’on aurait voulu sans faute. Il annonce très sûrement la dégradation d’une image personnelle qui était exceptionnelle et trouble l’expression d’une stratégie qui n’était déjà pas très claire. Encore plus sûrement, cela peut marquer la fin d’un statut de "modèle d’entrepreneur". Les modèles d’entrepreneurs sont ailleurs aujourd’hui.

Les faits, d’abord. La semaine dernière, Vincent Bolloré a renoncé à demander à rentrer au conseil d’administration d'Ubisoft. Il pouvait le faire : il était devenu le premier actionnaire, avec 22,8 %du capital. Il l’avait d'ailleurs annoncé à toute la planète financière. Lors de l'assemblée générale d’actionnaires, il s’est contenté de ne pas voter les résolutions, empêchant l’adoption notamment de celles qui devaient attribuer des actions gratuites au personnel.

Bonjour l’ambiance, dans un groupe où les salariés créatifs sont plus motivés par le capital et la reconnaissance que par du salaire.

On n’est pas dans une entreprise comme les autres.

Vincent Bolloré a donc reculé d’un pas devant la réaction de la famille Guillemot, fondatrice d’Ubisoft, devant l’opposition grandissante aussi des salariés. Il a eu raison de ne pas mettre le feu aux poudres mais il ne baissera pas les armes pour si peu. Mais tout cela montre qu’il s’est passé quelque chose de très important depuis trois mois, la méthode Bolloré en a sans doute pris un coup.

La méthode Bolloré consistait à acheter des actions au capital d’une entreprise jusqu'à environ 20 ou 25%, devenant ainsi l’actionnaire le plus important, ce qui lui permettait d’arriver au conseil et de prendre le pouvoir. Dans ces conditions, il n’a pas à déclencher une OPA sur l'ensemble du capital et il n’a pas à payer le prix fort. C’est donc tout bénéfice.

Bernard Arnault ou François Pinault ont pratiqué des équations identiques pour construire leurs empires.

Le groupe Bolloré a toujours fonctionné de cette façon et avec succès, parce qu'il s’attaquait à des vieilles entreprises un peu sclérosées,au capital très éclaté, qu‘il a ensuite remises sur pied avec des process, des organisations, des jeunes et en dégageant des synergies qui lui permettaient d’amortir le coût de son investissement. Il faisait de "la destruction créatrice" sans le dire.

Ces dernières années, c’est ce qu’il a fait pour prendre le contrôle d’Havas, puis de Vivendi, ou le téléphone italien, Telecom-Italia. Alors les opérations ne s’inscrivent pas toujours dans le registre de la séduction douce, ce cheminement n’a pas toujours été un long fleuve tranquille, mais il est parvenu à ses fins. Il parvient toujours à ses fins. Et dans le business vu par Bolloré, la fin justifie les moyens, à condition que les résultats soient au rendez-vous.

Avec Canal Plus et surtout avec Ubisoft, les opérations sont vites sapparues beaucoup plus délicates. Le résultat probable beaucoup moins évident. D’abord parce qu’il ne s’agit pas de vieilles entreprises, chefs-d’œuvre en péril tenus par des vieilles familles...>Mais aussi parce que le succès et le potentiel de prospérité de ces entreprises sont fondés sur l'intelligence des hommes qui y travaillent, leur imagination, leur talent. Le talent des hommes et des femmes : le cœur du réacteur.

Du coup, si un prédateur capitaliste s’approche, il peut entrer dans le système, mais si le modèle qu’il porte ne correspond pas à l‘ADN, si la perspective qu‘il propose (ou impose) ne correspond pas dans ses modalités à celles qui ont permis aux talents de s’exprimer et de fabriquer le succès, les talents se révoltent contre l'envahisseur. On se croirait presque dans un jeu vidéo. Mais c’est la réalité du scénario que Vincent Bolloré n’a pas voulu lire.

Il y a, dans les entreprises modernes à haute valeur ajoutée, une structure de pouvoir capitaliste avec une logique capitaliste mais qui doit absolument cohabiter avec une structure humaine, un capital de talents et d’intelligence.

Et c’est exactement ce qui se passe chez Ubisoft où plus de 8000 créatifs ont signé la semaine dernière une pétition pour s'opposer aux méthodes et aux projets de Vincent Bolloré en menaçant de quitter l’entreprise si Ubisoft était intégrée. Ils peuvent très bien traverser la rue et créer une nature usine de jeu vidéo. L'intelligence des hommes est à l'actif de l’entreprise, mais si les actionnaires ne sont pas assez malins pour la fidéliser, cette intelligence peut leur filer entre les doigts. C’est la fragilité d’une entreprise de services. C’est la puissance de ceux qui y travaillent.

Cette pétition digitale a été reprise sur les réseaux sociaux dans le monde entier. Quand, en plus, des stars mondiales auteurs de jeux vidéo donnent aussi de la voix, ça n’est pas banal.

Les gens de Vivendi ont peu de mémoire, et Vincent Bolloré connaît mal ses archives. Mais quand Jean-Marie Messier, au temps de sa splendeur arrogante, avait voulu débarquer à Hollywood avec l’ambition de prendre les studios, il s’était fait raccompagner à l’avion très vite. 

La vraie richesse des entreprises, ce sont ses cerveaux. C’est bien ce qu’avaient montré les dirigeants des studios. Leur richesse, c’était et ça reste les talents.  C’est bien ce qu'ont compris les dirigeants de Google ou de Facebook.

C’est aussi ce qu’a très bien compris un homme comme Bernard Arnault, le président de LVMH qui est devenu le numéro un mondial du luxe avec et grâce à des créatifs. Auxquels il a d’ailleurs offert un monument avec la fondation Vuitton.

Bizarre que Vincent Bolloré n'ait jamais voulu comprendre cette évidence moderne. Et pourtant, il est passé par là. Sa force n'était pas son argent au départ, sa force était son talent.

Vincent Bolloré n’a écouté personne. Le résultat : il a pris le risque de voir sa pépite Ubisoft se vider de tous ceux qui ne lui doivent rien et qui ont fait la fortune de l’entreprise.

A ce moment-là, les actionnaires qui étaient prêts à le suivre lèvent les yeux pour lui demander des explications.  

C’est un peu ce qui s’est passé aussi à Canal, qu’il fallait sans doute rénover, mais dont il fallait aussi écouter battre le cœur du système pour lui proposer une stratégie rénovant et respectant la culture, l’ADN d’origine.

C’est ce qui s’était passé chez Activision, qu’il a dû revendre peu de temps après l’avoir non pas conquise, mais prise de force.

Partout, Vincent Bolloré a eu la patience de convaincre des actionnaires de le suivre. Mais jamais il n’a fait l’effort d’expliquer la cohérence globale de sa stratégie. Du coup, il paie désormais son déficit de pédagogie. Dire où on va, et aller là où on a dit qu’on irait, c’est pourtant le B-A-BA du management.

Il a mis 30 ans à construire une image extraordinairement crédible, il risque de la démolir en beaucoup moins de temps.

Alors Vincent Bolloré n’a sans doute pas perdu la guerre qu’il mène pour conquérir Ubisoft. Il va s'installer dans une guerre de tranchées, il aime cela mais cela va être douloureux pour tout le monde. Elle peut néanmoins être stimulante pour les créatifs.

Ce qui étonnant, c’est que Vincent Bolloré n’a pas compris que le monde avait changé. La révolution digitale redonne du pouvoir aux hommes (et aux femmes) qui font marcher le système.  

Autrefois, on l’appelait le petit prince du cash flow, il avait été capable de dépoussiérer une partie du système français... et de bousculer les habitudes.

Mais ça, c’était avant... Avant que cette mutation globale ne bouscule ses habitudes à lui.

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