Allô docteur : comment survivre à la sortie du (très gros) mensonge ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Selon ses proches, Jérôme Cahuzac aurait déclaré "qu'il avait été à deux doigts de commettre l'irréparable".
Selon ses proches, Jérôme Cahuzac aurait déclaré "qu'il avait été à deux doigts de commettre l'irréparable".
©Reuters

Sur le divan

Selon ses proches, Jérôme Cahuzac, "dévasté" et "détruit", aurait déclaré "à deux reprises qu'il avait été à deux doigts de commettre l'irréparable".

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Dès notre naissance, nous vivons dans le double. Tout ce qui n’est pas nous vient nous fixer ses bornes. D’un côté, notre appétit insatiable, de l’autre un monde qui nous résiste : les objets et leur masse, les êtres vivants et leur volonté. Tant de choses en dehors de nous refusent de se plier à nos caprices, certaines pourtant essentielles à notre vie même… Très vite, il nous faut trouver un compromis entre avidité et nécessités. En même temps que se construit le dehors - l’espace des autres -, se développe un espace pour soi : le domaine privé. Et ce domaine sera défendu bec et ongle, à coup d’opposition conflictuelle, et s’il le faut, de mensonges. Question de survie de notre « moi ».

Les négociations entre monde public et monde privé commencent  ainsi très tôt. Elles dureront toute la vie. Pour faciliter la vie collective, des codes sont mis au point auxquels il faut souscrire. La politesse, par exemple, exige qu’on gratifie chacun d’un  « bonjour » qui, au fil du temps, a perdu sa signification : peu importe. En fait, nous ne sommes jamais complètement « nous-mêmes », et le plus souvent, nous respectons des convenances. Il s’agit  d’être admis dans la famille d’abord, puis plus tard, dans le groupe. Nous apprenons à tricher pour respecter le grand jeu collectif : notre « je » endosse le travestissement du jeu social. Le garçon de café joue son rôle de garçon de café, disait Sartre. Et en ce qui me concerne, j’attends que mes patients aient quitté la pièce pour mettre les pieds sur le bureau…

Petites tricheries sans conséquences, mais attestant du dédoublement inévitable entre personnage social et personne privée qui cohabitent chez chacun de nous. Dans la plupart des cas, le rôle social n’est pas écrasant : il n’impose pas une grande distance par rapport à la personne privée. Le garçon de café peut s’autoriser à ne pas plaisanter s’il n’est  pas d’humeur ;  quant à moi, je ne renonce pas à une part importante de moi-même en gardant les pieds sous le bureau. Dans les deux cas, le personnage social fait simplement partie du décor : on  attend du serveur une consommation, et du médecin une prescription - laissant à tous deux le soin de s’accorder au contexte, pour ne pas perturber le bon déroulement de l’office.

Il peut arriver néanmoins que le personnage social, celui qui fait office de façade, soit au centre des transactions. L’exemple extrême est celui des acteurs, auxquels on demande précisément qu’ils ne soient pas eux-mêmes, mais qu’ils mettent leur talent au service de la représentation d’une autre personne. Leur sincérité – la sincérité de leur jeu - n’est jugée qu’à la façon dont ils parviennent à nous tromper.

Dans les métiers où le personnage social joue un rôle prépondérant, c’est-à-dire dans les activités où l’on dépend d’un public, il se crée une forte division entre « soi», la personne privée, et « lui » (ou « elle »),  la personne publique. La personne publique est un personnage auquel on participe, certes, mais elle est également le produit de l’imaginaire du public, nourri par les médias qui vivent de la curiosité publique. Aussi, lorsqu’on est devenu une « personnalité », c’est-à-dire une personne célébrée par un public, on en vient paradoxalement à se dépersonnaliser, prenant une certaine liberté envers son personnage social qui appartient au public autant qu’à soi-même, et peut être fort éloigné de sa personne privée. Les personnalités sont des acteurs en représentation permanente. Leur travail consiste principalement à ne pas décevoir leur public.

Les personnalités du spectacle ont pour fonction de faire rêver. Même si les mises en scène de leur vie privée sont fausses, on ne leur en tiendra pas rigueur : leur personne privée s’expose finalement peu. Elles n’ont pas à faire preuve de sincérité dans leurs opinions ou leur conduite. Elles ont avant tout à se rapprocher du mythe auxquelles elles participent.

Il n’en est pas de même pour les personnalités politiques. « Lui » ou « elle », la personne publique, est alors le porte-voix de la personne privée. Elle est présumée en exprimer les convictions. Elle demeure toutefois une construction à l’usage du public qui ne se nourrit que partiellement de la personne privée. A notre époque d’image, cette construction joue un rôle majeur et on la confie à des professionnels de la communication – c’est-à-dire de la mise en scène.

Les célébrités ont donc l’habitude d’un dédoublement entre personne privée et publique. Elles ne prêtent attention à ce qu’on dit de « lui » ou « elle »,  le personnage public, que du point de vue de l’efficacité du rôle. Les jugements que l’on porte à son propos ne les concernent pas directement. Par exemple, ils peuvent être traités de tricheurs, menteurs ou même violeurs  sans se sentir touchés comme des gens ordinaires : cela ne s’adresse pas à eux-mêmes, mais au personnage qu’ils interprètent.

Cette division n’est pas sans danger.  Vivre à côté d’une construction sur soi-même, c’est participer à une forme d’illusion. Il faut abandonner la notion de sincérité usuelle. La sincérité de l’acteur consiste à mettre sa sensibilité au service de la représentation d’une autre personne que lui-même. La sincérité de la personnalité politique consiste à participer à la mise en œuvre d’un personnage public qui lui permettra de réaliser au mieux les actions qu’il projette pour le bien public. Le mensonge ne compte pas s’il sert le bien public. De là à prendre l’habitude de mentir en toute circonstance… La tentation est grande.

L’homme politique public doit donc résister en permanence à la tentation de s’octroyer ce qu’il veut pour lui-même en se sentant à l’abri du qu’en dira-t-on – car celui dont on parle n’est pas lui – et en étant de plus doté d’un pouvoir considérable - un pouvoir qui permet de faire taire les gêneurs. Dans ces conditions,  la toute-puissance mégalomaniaque, celle du nourrisson qui sommeille en chacun, ne demande qu’à se réveiller. Il faut alors un grand sens des responsabilités pour poursuivre sa mission, celle de répondre aux attentes du public qui vous a amené là.

Car après tout n’est-ce pas finalement cette vertu-là – le sens des responsabilités - plutôt que toute autre vertu morale, qui doit être jugée face aux défaillances de ceux qui nous gouvernent ? L’erreur du dernier en date, Monsieur Cahuzac n’est pas d’avoir menti – le mensonge fait partie de sa vie quotidienne comme de celle de ses pairs – mais plutôt d’avoir cru qu’il pourrait échapper à la révélation de ses fautes, sans mesurer les conséquences dévastatrices d’un tel égarement. Certes, un chirurgien esthétique peut essayer de mettre ses profits à l’abri du fisc au prix de légers mensonges et au risque de sévères amendes. Mais un ministre, qui plus est ministre du Budget ayant à charge de traquer l’évasion fiscale ?... Il n’y a pas là mensonge, mais bien plus grave : imposture, escroquerie. Et mépris pour le public, dont le jugement compte peu, très peu, si peu qu’on se prépare, envers et contre tout, à poursuivre sa carrière de représentant du peuple à l’Assemblée !

Etrangement, les réactions du public à propos de ces formes d’escroquerie sont volontiers compassionnelles. On dénonce le harcèlement, on craint  « l’effondrement existentiel ». Mais le dédoublement protège ces personnes à part qui rebondissent toujours. Quand l’affaire prend un tour extrême, des psys de tous poils se relaient pour nous expliquer que ces tristes écarts cachent en fait des conduites suicidaires. La question de l’interprétation suicidaire de la prise de risque a toujours opposé deux catégories de psys. Ceux, très maternels, qui considèrent que les pilotes de formule 1 courent après la mort. Ceux, plus paternels, qui jugent qu’ils courent après une vie plus forte que la mort. Parions pour la seconde option. Quand on se lance dans le défi d’être plus fort que tout, il convient d’en assumer les risques. Ne nous laissons pas émouvoir outre mesure par les accidents de parcours de nos hommes politiques. Apitoyons-nous davantage sur les victimes : le public… Vous, moi, nous !

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