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Alerte sur la démocratie libérale (et les fauteurs de trouble ne sont pas des terroristes)
©BERTRAND GUAY / AFP

Tournant

Peu à peu, la recherche de l’unité nationale et du consensus supplantent le désir d’un débat contradictoire et ouvert sur les orientations à suivre.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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On sait depuis assez longtemps que la démocratie libérale ne se porte pas bien dans le monde, et plus encore en Europe, et tout spécialement en France où une pensée unique, affinitaire, pour ainsi dire tribale, pétrie de bienveillance et d’altruisme prétend supplanter la liberté de penser – comme si celle-ci était devenue obsolète, ou inutile face à l’océan de bonté dans lequel il nous est suggéré quotidiennement de nous baigner. Puisqu’il existe la tribu du Bien que nos gouvernements incarnent (ou qu’ils sont intimés de représenter publiquement), pourquoi maintenir des divergences d’expression, d’appréciations, d’avis ou même de simples opinions? Remettons-en nous au gouvernement qui décide à notre place et contentons-nous seulement de traquer les méchants, les réactionnaires, les fachos, et autres fous qui n’admettent pas la loi d’une majorité aussi vertueuse et aussi aimante.
La disparition de la démocratie libérale à laquelle il nous est demandé d’acquiescer ne procède donc pas par coup d’État, comme on avait pu le voir en Amérique Latine dans les années 70. Elle ne procède pas par la violence. Elle s’instille seulement par la culpabilisation, à des degrés plus ou moins directs, de ceux qui auraient le mauvais goût de ne pas épouser les opinions dominantes dans la tribu du Bien et d’abdiquer tout esprit critique par rapport aux politiques officielles ou au mainstream des grands médias subventionnés. 
En ce sens, elle annonce très probablement l’avénement d’un régime totalitaire d’un esprit nouveau, où, au nom de la protection des individus par le groupe, il s’agira de les déposséder plus ou moins rigoureusement de leur trop dangereuse liberté de pensée et de s’exprimer. Protéger et libérer, comme aime à le répéter Emmanuel Macron. 
Semaine tragique pour la démocratie libérale
La semaine qui vient de s’écouler fait partie de ces rares moments dans l’Histoire où plusieurs séries se rencontrent et donnent un sens remarquable à une époque, pour peu qu’on prenne le temps de reconstituer le puzzle d’événements décousus et parfois sans liens évidents entre eux. 
La mise en perspective de ces moments différents éclaire soudain le sens de notre monde avec une lumière extrêmement nette. L’exercice qui est proposé ici est de « faire parler » ensemble cinq actualités disparates: l’hommage national rendu à Arnaud Beltrame, le lieutenant-colonel de gendarmerie sacrifié à Trèbes, près de Carcassonne, les sanctions contre ceux qui ont fait l’apologie du terrorisme, l’expulsion de diplomates russes, la proposition de loi contre les fake news, et l’affaire de Tarnac. 
L’affaire de Tarnac, ou comment la police fabrique des coupables
Personnellement, je n’ai aucune sympathie pour Julien Coupat et ses idées toxiques. Je suis par ailleurs assez convaincu que Julien Coupat n’a guère de sympathie pour la démocratie libérale. Néanmoins, c’est un citoyen et, à ce titre, il importe que nos institutions protègent ses libertés individuelles. 
Le procès de Tarnac qui s’est déroulé cette semaine a montré clairement comment la police a utilisé le secret que les procédures anti-terroristes autorisent pour bafouer ouvertement ces libertés. Dans une démocratie libérale ordinaire, les « dysfonctionnements » qui sont apparus au grand jour lors de l’audience vaudraient au minimum une commission parlementaire d’enquête. Mais dans le régime autoritaire que nous connaissons de fait, ces graves anomalies sont totalement banalisées. 
Par exemple, les policiers chargés de l’enquête ont versé à l’instruction deux procès-verbaux totalement contradictoires d’un même témoin. Et inversement, ils reconnaissent avoir commis quelques « imprécisions » dans un procès-verbal de filature qui a permis d’incriminer les prévenus du chef de terrorisme. En particulier, l’un des policiers présents n’a pas remarqué que Julien Coupat et sa compère étaient descendus de leur voiture pour saboter une ligne de TGV durant la nuit. Mais ce sabotage a justifié la mise en accusation des deux prévenus. 
Durant l’audience, le procureur Christen, qui était chef de la section antiterroriste du Parquet a simplement déclaré: 
Le « groupe de Tarnac » n’existe pas, c’est une construction policière 
Tiens! voilà un magistrat chargé d’une enquête en matière de terrorisme qui explique que la police judiciaire est capable d’inventer des menaces contre la démocratie et des coupables de terrorisme imaginaire. Cette seule affirmation devrait produire un véritable effet de souffle sur nos institutions. Ce serait d’autant plus salutaire qu’une grande partie de l’instruction fut menée avec le concours d’agents anonymes des services secrets, dont il n’est toujours pas possible de connaître l’identité. 
Comme l’a fait remarquer la Présidente du Tribunal:
quelle valeur probante peut-on accorder à la constatation d’un officier qui note ce que lui a dit un fonctionnaire dont on ne pourra savoir ni l’identité ni où il se trouvait au moment des faits, parce qu’il est couvert par le secret défense ?
C’est pourtant cette mécanique d’anonymat que les différentes lois de lutte contre le terrorisme adoptées ces derniers mois ont généralisée… Voilà qui pose un sacré problème pour nos valeurs démocratiques.
En réalité, la lutte contre le terrorisme est un élément du puzzle qui permet à l’État de renforcer son emprise sans contrepouvoir sur les esprits. Coupat est un ennemi de l’État, et rien n’a été trop beau pour justifier sa mise en rétention. Y compris la forgerie policière, sans aucune sanction.
L’hommage à Arnaud Beltrame et ses tabous anxiogènes
Pendant que le tribunal dégonflait la baudruche de Tarnac, les institutions républicaines se lançaient dans un hommage grandiloquent à Arnaud Beltrame, l’officier supérieur de gendarmerie qui s’est sacrifié à Trèbes, près de Carcassonne. 
Qu’il s’agisse d’Emmanuel Macron, d’Édouard Philippe ou de Jean-Luc Mélenchon, tous ont rendu hommage à l’altruisme du gendarme Beltrame. La phrase est particulièrement nette dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon. Elle apparaît de façon plus diffuse dans celle du Président de la République. On retrouvera ici quelques-unes des phrases de son discours prononcé aux Invalides:
Droit, lucide, et brave, il faisait face à l’agression islamiste, face à la haine, face à la folie meurtrière, et avec lui surgissait du cœur du pays l’esprit français de résistance, par la bravoure d’un seul entraînant la Nation à sa suite. (…) 
Et je dis à cette jeunesse de France, qui cherche sa voie et sa place, qui redoute l’avenir, et se désespère de trouver en notre temps de quoi rassasier la faim d’absolu, qui est celle de toute jeunesse : l’absolu est là, devant nous.
Mais il n’est pas dans les errances fanatiques, où veulent vous entraîner des adeptes du néant, il n’est pas dans le relativisme morne que certains autres proposent. Il est dans le service, dans le don de soi, dans le secours porté aux autres, dans l’engagement pour autrui, qui rend utile, qui rend meilleur, qui fait grandir et avancer.
Nous voici donc invités, pour lutter contre le terrorisme islamiste, à faire don de nous-mêmes, à nous engager pour autrui. Beltrame était un altruiste appartenant au seul monde doté de chair et d’os (celui des gens de bien), et le combat à mener aujourd’hui est celui des altruistes face à la haine et à la folie meurtrière de ceux qui occupent « le néant ».  
Cette sémantique illustre bien la transformation de la démocratie libérale en dictature vertueuse. Il ne s’agit plus vraiment, ou plus forcément, de défendre la patrie contre un ennemi mortel. Il ne s’agit plus totalement de défendre la démocratie contre le totalitarisme. Il ne s’agit pas (ces mots n’ont été employés à aucun moment) de défendre la laïcité contre l’intolérance religieuse. Il s’agit de promouvoir l’absolu de l’altruisme, le don de soi, contre les adeptes du néant.
La communauté de l’Être Suprême remplace la démocratie libérale
Si Emmanuel Macron a pris la peine de mettre un nom sur les ennemis qu’il faut combattre (évitant toutefois, répétons-le, d’invoquer la laïcité), on notera quand même l’extrême prudence, pour ne pas dire plus, et en même temps l’extrême emphase, avec laquelle ces choses-là sont dites: 
Non, ce ne sont pas seulement les organisations terroristes, les armées de Daesh, les imams de haine et de mort que nous combattons. Ce que nous combattons, c’est aussi cet islamisme souterrain, qui progresse par les réseaux sociaux, qui accomplit son œuvre de manière invisible, qui agit clandestinement, sur des esprits faibles ou instables, trahissant ceux-là mêmes dont il se réclame, qui, sur notre sol, endoctrine par proximité et corrompt au quotidien. C’est un ennemi insidieux, qui exige de chaque citoyen, de chacun d’entre nous, un regain de vigilance et de civisme.
L’islamisme que nous sommes supposés combattre serait « souterrain », « invisible », « clandestin ». Il ferait des victimes chez les « esprits faibles ou instables ». On ne pouvait utiliser de vocabulaire mieux choisi pour minimiser l’ampleur de l’ennemi.
On peut se demander dans quelle mesure, alors que depuis le 11 Septembre 2001, le terrorisme salafiste frappe régulièrement partout dans le monde, alors qu’il a massivement tué en France depuis l’attentat contre Charlie Hebdo, le déni de sa réalité visible n’est pas devenu maladif dans nos pays.
À moins, bien entendu, que nous ne procédions collectivement par réalité reconstituée, sublimée: là où des mouvements salafistes, financés de manière plus ou moins régulière par nos alliés arabiques, agissent de façon quasi-ouverte contre l’Occident, recrutant notamment sur des réseaux sociaux hantés par les polices de toutes sortes, nous nous persuadons qu’il s’agit plutôt d’une lutte métaphysique entre le clan des altruistes désincarnés dans un Être suprême et le clan des esprits obscurs sans racine dans le monde réel – ceux du Néant.
Emmanuel Macron a réussi ici à retrouver, en enjambant quelques siècles et quelques thématiques, le discours de Robespierre. L’hommage à Arnaud Beltrame a glissé vers une célébration de l’Être Suprême, dans un consentement général. On sait où cette idée a mené.
Menace salafiste, menace russe: deux poids deux mesures
Dans son discours devant l’Assemblée Nationale, Édouard Philippe a écarté deux mesures demandées par l’opposition: la rétention des fichés S les plus dangereux et l’interdiction du salafisme. Pour justifier cette prudence, il a notamment invoqué le besoin de respecter le droit et les libertés de ces suspects. C’est le paradoxe de la lutte contre le terrorisme, qui conduit à limiter les libertés de tous pour protéger celles de quelques éléments ennemis de la démocratie. 
On ne redira pas ici que, pour respecter ces libertés, les gouvernements qui se succèdent adoptent des lois anti-terroristes depuis 2015 dont le principal effet est de renforcer le secret policier qui conduit à inquiéter des gens qui ne sont ni salafistes, ni fichés S. On mettra simplement cette prudence vis-à-vis du terrorisme qui frappe sur notre sol en abîme avec l’extrême fermeté de la réaction occidentale vis-à-vis de la Russie dans l’affaire Skripal.
La différence entre les deux affaires est frappante.
D’un côté, des mouvements terroristes nourris plus ou moins directement par des « alliés » de l’Occident, à qui Donald Trump avait rappelé, lors de son premier voyage à l’étranger, qu’ils devaient se désolidariser ouvertement du terrorisme, mais dont l’Occident tient à ménager les droits. 
De l’autre, des activités de contre-espionnage russe sur notre sol, qui visent des agents doubles impliqués dans des affaires internationales. Dans ce dernier cas, l’Occident n’hésite pas à frapper vite et fort pour défendre ses « intérêts ». 
On ne peut que s’interroger sur la duplicité de l’attitude française. Que la Russie soit sanctionnée pour ses violations du droit international est tout à fait audible et naturel. Personne ne peut défendre l’assassinat d’un opposant politique sur un sol étranger. Ce qui est curieux, c’est que les sanctions brutales des Occidentaux soient annoncées la semaine même où les suspects bien plus menaçants d’actes terroristes semblent étrangement ménagés par le pouvoir en place. 
Dans le même ordre d’idées, la France ne semble pas décidée à expulser massivement des diplomates turcs, alors que le Président Erdogan vient de lancer la menace à peine voilée d’y soutenir des actions terroristes, dans l’hypothèse d’un soutien aux Kurdes. 
Peu à peu, l’Être Suprême, obsédé par l’unité du corps social en phase de trouble, dévoile sa capacité au deux poids deux mesures. C’est précisément ce qui gêne dans son appel régulier au « don de soi » pour le groupe. Le don est un peu moins aveugle et désintéressé qu’il n’y paraît. Des impératifs géostratégiques semblent lui dicter des affinités très électives.  
Emmanuel Macron et la question des fake news
Dans un même ordre d’idées, l’interdiction du salafisme fait l’objet d’une étrange polémique. Comme l’a dit Édouard Philippe, on ne peut pas interdire une idée. Interdire le salafisme n’aurait donc pas de sens et serait une mesure totalement démagogique ou populiste.  
Pourquoi pas, diront les libéraux… qui veulent bien oublier, pour la circonstance, que le pouvoir exécutif s’est en son temps montré plus allant pour interdire toutes les phobies du temps (homophobie, xénophobie, islamophobie, et autres maladies contemporaines). Mais, dans le même temps, Richard Ferrand, président du groupe parlementaire de la République En Marche, a déposé sa proposition de loi sur les fake news qui prévoit toute une série d’interdictions en urgence contre des sites qui propageraient de fausses nouvelles en période électorale. 
D’un côté, des actions expéditives en urgence, sans avis préalable du Conseil d’État (puisque c’est une proposition de loi) pour interdire certaines publications jugées dangereuses pour la démocratie. De l’autre, une inaction assumée vis-à-vis d’une doctrine à l’origine du terrorisme et largement répandue dans notre pays. Pourquoi cette différence de traitement?
De l’aveu même du pouvoir (à mots couverts il est vrai), le problème est simple. Les fake news sont le fait de la Russie qui interfère dans nos élections. Il faut donc pouvoir agir contre les sites à la solde de Moscou qui les propagent. Le salafisme n’est rien d’autre qu’une émanation de l’Arabie Saoudite, dont nous considérons avoir besoin dans le nouvel ordre mondial qui se met en place. Donc, on ne peut l’interdire…
Là encore, on voit bien comment nous sommes en train de glisser, insensiblement, de logique de protection de la démocratie, vers une logique affinitaire où la menace qui pèse sur le groupe est instrumentalisée dans un conflit bien plus large que celui de notre horizon national. Car, qu’on le veuille ou non, c’est par l’intervention militaire directe de la Russie que Daesh a été défait en Syrie. C’est probablement avec le soutien initial et plus ou moins direct de l’Arabie Saoudite que Daesh a pu se développer. 
Si l’enjeu du temps consistait à défendre l’Occident contre le terrorisme, le gouvernement inverserait donc sa stratégie…
L’apologie du terrorisme et son sale temps pour les libertés publiques
Pendant que le salafisme continue à bénéficier d’un sauf-conduit assez étrange, l’apologie du terrorisme fait elle l’objet d’une lutte particulièrement active, dont les excès ne manquent pas, là aussi, d’interroger et d’inquiéter.
Stéphane Poussier, gauchiste de la France Insoumise, candidat de ce parti aux précédentes élections législatives, a écopé d’un an de prison avec sursis, en comparution immédiate, pour un Tweet scélérat. Un pauvre hère qui a eu la mauvaise idée de le relayer sur Facebook, en prenant des distances relatives, a écopé de 8 mois de prison ferme. Une militante végane a écopé de 7 mois de prison avec sursis pour avoir écrit sur Facebook: « « Ben quoi, ça vous choque un assassin qui se fait tuer par un terroriste ? pas moi, j’ai zéro compassion pour lui, il y a quand même une justice », après a mort du boucher du Super U de Trèbes dans l’attentat.
Tout le monde est bien entendu d’accord pour disqualifier ces messages honteux. La difficulté est de comprendre la rupture entre la relative mansuétude vis-à-vis des jeunes Musulmans qui ont ouvertement soutenu le terroriste dans leur cité et l’extrême sévérité vis-à-vis des auteurs de ces propos.
Pourquoi recourir à la prison dans un cas et garantir l’impunité dans l’autre? On voit bien que le régime qui s’installe par à-coups, en France, n’est plus soucieux de rendre la justice et ne s’embarrasse pas de détails. Il agit de façon utilitaire avec une seule visée: protéger la cohésion d’un système qui ne supporte plus guère la contradiction en interne.
Que des jeunes d’une cité perdue près de Carcassonne vivent dans l’apologie du terrorisme salafiste ne met en péril immédiat l’Être Suprême. Après tout, la probabilité qu’ils s’arment et sortent un jour de leur cité pour combattre le reste de la société est perçu comme faible et maîtrisable. Qu’en revanche, des militants végans rejoignent la cause du terrorisme contre l’Être Suprême en plein deuil est un danger bien plus grand. La cohésion majoritaire se fissure, en effet, et il importe de la colmater rapidement.
Le lent glissement vers la dictature de l’Être
On se souvient qu’André Laignel, en 1982, avait déclaré à l’Assemblée Nationale, à l’adresse d’un député de droite: « Vous avez juridiquement tort, parce que vous êtes politiquement minoritaire. » La phrase avait fait scandale. Elle portait en elle-même la fin de l’État de droit, où les libertés sont garanties y compris aux minorités, et où la règle de droit s’applique de façon impartiale. 
Près de quarante ans plus tard, nous y sommes pour ainsi dire, à ce régime où le droit est une simple arme entre les mains de la décision publique. La règle est tordue et mise en oeuvre selon le fait du prince, qui prétend incarner l’Être face au Néant.
En son temps, André Laignel pensait que cet Être serait le fait de la majorité. Nous ne sommes pas bien sûrs aujourd’hui que le pouvoir exécutif incarne réellement la majorité du pays. Compte tenu du fort taux d’abstention aux élections, il est même permis d’en douter. 
La certitude qui vient, en tout cas, est celle de la fin consommée de la démocratie libérale. Ce vieux système où le droit garantissait la libre expression des citoyens, y compris lorsqu’ils appartenaient à l’opposition, se meurt d’épuisement, à la façon de maître Yoda dans la Guerre des Étoiles. Ce n’est pas une mort brutale par un coup de force. C’est une agonie lente, pour ainsi dire paisible, où la nécessité de préserver le droit de chacun à ne pas être d’accord avec la majorité est progressivement présenté comme une faute vis-à-vis de l’unité de l’Être qui nous gouverne. Il fut un temps où développer l’esprit critique du citoyen était au coeur du projet républicain. Le temps qui vient repose sur l’envie inverse: celle d’un grand tout consensuel où la différence de pensée équivaudra à une remise en cause de l’amour universel auquel nous nous devons. 
2005, année du reflux démocratique?
Cette inversion démocratique est une vieille tendance. Mais il est assez nouveau qu’elle s’exprime sous les oriflammes de la vertu. On ne demande plus de remplacer la liberté par l’autorité brutale d’un chef. On invite fortement les citoyens libres à renoncer à leur autonomie réelle pour se fondre dans la masse indistincte d’une bienveillance policée qui entend pourvoir à notre bonheur sans que nous ne soucions plus clairement d’en comprendre le sens ni les tenants et aboutissants. 
On peut sans témérité excessive fixer symboliquement à 2005 l’année où la démocratie libérale a commencé à se dérober sous nos pieds au profit d’une tribu suprême unie autour de l’amour intemporel de la vertu. Cette année-là, le Président Chirac avait organisé un referendum emblématique sur un hypothétique traité européen dont les Français ne voulurent pas. Dès 2007, le traité de Lisbonne permit de neutraliser l’opposition des Français (et de quelques autres) à cette construction forcée, en injectant les dispositions de la Constitution européenne, rejetée par referendum, dans les textes fondateurs de l’Union sans consulter les peuples. 
À l’époque, Valéry Giscard d’Estaing avait signé une tribune particulièrement limpide sur ce mécanisme de substitution. Il s’en félicitait en ces termes:
Le jour où des femmes et des hommes, animés de grandes ambitions pour l’Europe, décideront de s’en servir, ils pourront réveiller, sous la cendre qui le recouvre aujourd’hui, le rêve ardent de l’Europe unie.
On retrouve sous la plume de cet ancien président de la République, promoteur inlassable de l’Europe, le discours qui justifie ce coup de force contre la démocratie libérale: l’Europe unie, l’Europe garante de la paix, l’Europe, construction bonne par essence. Au nom du bien, il faut neutraliser les peuples obscurantistes. Pour protéger les démocraties libérales d’elles-mêmes, il faut les dissoudre dans un amour universel qui les dépasse et auquel l’État, ciment de la tribu, pourvoit à leur place.
Sous la plume de Giscard, on retrouve déjà tous  les thèmes qui font florès depuis: l’union de l’Europe, les grandes ambitions seulement possibles par cette unité, la nécessité de diluer le destin français dans un grand tout continental porteur de paix, de lumière, d’amour. On n’entendra pas autre chose dans le concert de réprobations qui a suivi le Brexit. 
Ainsi passe la rationalité des Lumières. Ainsi s’installe l’amour tribal.

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