Alerte rouge : l’Etat se met en tête de donner des leçons aux patrons sur les rémunérations… en ne comprenant RIEN au problème de fond <!-- --> | Atlantico.fr
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L'exécutif souhaite que les dirigeants d'entreprise fassent un geste envers leurs salariés sur la question de la rémunération.
L'exécutif souhaite que les dirigeants d'entreprise fassent un geste envers leurs salariés sur la question de la rémunération.
©Philippe Huguen AFP

Hausse des salaires

Gérald Darmanin estime qu’il y a "un problème de salaires" en France. Selon le ministre de l'Intérieur, "il est temps de dire aux forces du capital d'augmenter les salaires".

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : "Il est temps de dire aux forces du capital d'augmenter les salaires", a estimé Gérald Darmanin sur LCI. Mais l’Etat employeur a-t-il vraiment une légitimité pour donner des leçons au secteur privé, au regard de la manière dont sont traités les fonctionnaires ?

Pierre Bentata : Quand on regarde la manière dont l’Etat gère ses propres agents, on voit bien que c’est un échec. Que ce soit dans l’Education nationale ou dans la santé, on a parmi les fonctionnaires les moins bien payés des pays développés. On a aussi une crise de vocation dans ces métiers clés, alors que c’est parce que ce sont des métiers clés qu’on les a sortis du marché. L’Etat fait preuve d’un cynisme assez important.

Mais au-delà de ça, l'État semble vouloir faire porter le fardeau de ses propres erreurs sur le privé. Pourquoi on demande aujourd’hui aux entreprises des augmentations de salaire ? A cause de l’inflation. Mais on ne peut pas tenir les entreprises pour responsables. L’inflation vient des décisions prises pendant la crise sanitaire, de la planche à billets que les BCE ont fait tourner, etc. Demander aux entreprises d’augmenter les salaires dès qu’il y a  de l’inflation, c’est pour l’Etat une manière de se déresponsabiliser.

Burn out, rémunération faible, travailleurs non-déclarés, contrats courts à la chaîne et retards de paiement, à quel point l’Etat est-il un mauvais patron ?

C’est assez clair dans l’Education nationale. Il y a une difficulté à recruter, à trouver des remplaçants dans les différentes académies, etc. A la dernière rentrée, il n’y avait pas suffisamment de candidats pour remplir les postes, en mathématiques et en allemand notamment. Cela veut dire qu’il y a un problème soit de conditions de travail, soit de salaire, mais en tout cas, cela témoigne d’un dysfonctionnement. Et les familles qui ont les moyens se tournent vers le privé pour ces raisons. Même dans des professions supposément plus valorisées, comme l’enseignement supérieur, on constate de plus en plus une perte de reconnaissance sociale. L’Etat employeur n’est pas une garantie de la qualité de l’emploi, de sa valorisation ou de salaires décents. Il n’y a rien qui nous laisse penser que l’Etat est un meilleur employeur, ou est mieux placé, pour répondre aux attentes de ses employés.

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En 2015, un scandale avait éclaté sur les travailleurs non déclarés du ministère de la Justice. Y-a-t-il une forme d’impunité par rapport au code du travail de la part de l’Etat parce qu’il est l’Etat ?

Ce n’est pas parce qu’il est l’Etat qu’il se le permet, mais parce que l’Etat, en tant qu’employeur enclenche, en cascade, une chaîne de responsabilités qui fait que tout devient compliqué à gérer. Dans l’enseignement supérieur, c’est l’Etat qui vous emploi, mais le budget est gravé dans le marbre et ce sont les universités qui, ensuite, doivent se débrouiller avec ce dernier. Donc puisqu’ils ne peuvent pas réduire la masse salariale, ils vont recruter via des contrats à durée déterminée, pour éviter une entrée dans le fonctionnariat. Ces contrats vont ensuite être renouvelés en permanence, bien au-delà de la limite de deux renouvellements autorisés. La longueur de la chaîne fait que chacun finit par échapper à ses responsabilités. Ce qui n’est pas le cas des entreprises, notamment lorsqu’il y a des partenaires sociaux qui sont là. Les syndicats, d’ailleurs, ont une force de négociation qui n’existe pas au niveau de l’Etat.

Comment se fixent réellement les rémunérations, quels en sont les déterminants, macro et micro ? Au niveau collectif comme individuel ? 

C’est un équilibre entre la rareté et les compétences, la difficulté pour les entreprises à trouver un profil adéquat à leur besoin et la fréquence à laquelle ils en ont besoin. Il y a aussi un effet de diplôme, comme signal de productivité. Il y a aussi un facteur sectoriel dépendant du consentement à payer des consommateurs auxquels l’entreprise fait face.  Dans un secteur très industrialisé dans lequel on a un vrai mélange de capital et de travail, où l’on peut avoir une vraie concurrence, il y aura un vrai esprit d’offre et de demande, qui offrira une rémunération à peu près au niveau de la productivité des employés (minorée du fardeau fiscal). Là où, dans les services, les salaires peuvent être beaucoup plus fluctuants. Quand Gérald Darmanin dit qu’on va devoir demander aux entreprises d’augmenter les salaires alors qu’on a dans le même temps une pénurie d’emploi et du chômage, c’est qu’il y a un vrai dérèglement sur le marché du travail. La pandémie a contribué à dérégler la situation car un certain nombre d’employés se sont habitués à d’autres conditions de travail qui sont, parfois, impossibles à mettre en place de manière viable.

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Au niveau macroéconomique, comment se forment les salaires ?

Au niveau global, même s’il n’y a pas de corrélation absolue, les salaires demeurent corrélés à la productivité. Et quand, comme ça a été le cas en France pendant un long moment, on a une productivité horaire, parmi les plus hautes du monde, qui se met à chuter, cela fait nécessairement pression sur les salaires. L’un des autres déterminants va être l'inflation, qui va amener à faire pression sur les salaires. L’autre facteur, c’est la fiscalité. Les salaires nets en France sont relativement faibles, par rapport à d’autres pays, mais les salaires en super brut, eux, sont élevés. Sauf qu’il y a un troisième acteur, l’Etat, qui récupère une part importante du travail des employés. La fiscalité n’est pas neutre. Les impôts de production sont plus élevés en France qu’en Allemagne, et cela grève nécessairement les salaires puisque cela joue comme un impôt non sur les bénéfices mais sur l’activité elle-même.

Il y aussi une corrélation, plus ténue, entre la croissance et la croissance des salaires. Il y a une corrélation positive, avec un décalage entre les deux. Il faut de la croissance pour que les chefs d’entreprises se disent, il y a une augmentation de la demande, à laquelle il faut répondre en produisant plus donc embaucher et augmenter les salaires. Sans croissance ou perspective de croissance, il n’y aura pas d’augmentation des salaires.

Sur les dernières décennies, quels ont été les déterminants de l’évolution des salaires ?

Il y a un débat parmi les économistes sur la hiérarchie des facteurs. Certains estiment que c’est la concurrence des pays émergents, qui en grande partie, a joué, en ayant un effet sur les secteurs concurrencés. Il y a aussi l’inadéquation de la formation au marché du travail, ce que l’INSEE appelle inadéquation horizontale : la capacité pour quelqu’un à entrer dans un emploi qui requiert son niveau et type de diplôme. En France, l’inadéquation est de plus en plus forte. Et former quelqu’un c’est un coût pour l’entreprise. Et il y a aussi un effet de la fiscalité. La fiscalité sur les entreprises joue sur les salaires puisqu’elle joue sur la quantité des investissements en entreprises. Toutes ces causes sont à peu près acceptées, mais il y a un débat sur leur hiérarchie. De même, il commence à y avoir un consensus économique pour dire que les 35h ont eu un effet négatif, mais impossible de dire dans quelle mesure. Globalement, toutes les règles qui visent à répartir du travail plutôt qu’à créer des emplois, font baisser les salaires.

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Est-ce aussi une question de culture ?

Bien sûr, il y a des différences de cultures claires, par exemple, entre les pays anglo-saxons et nous. Nos emplois sont plus protégés, mais avec des salaires plus faibles. Plus le marché du travail est rigide, plus c’est un risque d’embaucher quelqu’un et de lui offrir un salaire important, car on pourra plus difficilement s’en débarrasser s’il ne convient pas.

Le problèmes des rémunérations a-t-il vraiment à voir avec la nécessité d’une « anorexie » salariale des patrons qui s’accapareraient les richesses pour eux et leurs actionnaires ?

Non. Les rapports de l’institut Molinari montrent, chaque année, que le partage de la valeur ajoutée est extrêmement favorable aux salariés. Le capital perçoit environ un tiers, le travail deux tiers (environ 60%) Donc les patrons sont en fait, déjà, proches de leur limite. C’est contre-intuitif car lorsqu’on dit patron, on pense au CAC 40, mais la majorité des patrons ne sont pas de cette catégorie. La rémunération des patrons est autour de 2000. Il est clair que si les salaires n’augmentent pas, ce n’est pas lié à la manière dont se rémunèrent les patrons. Et nous sommes parmi les pays dans lesquels la part de la VA récupérée par les salariés est la plus élevée. Considérer les patrons comme les coupables, c’est de l’idéologie qui n’est pas étayée par les faits.

En France, est-ce véritablement d’une augmentation de salaire dont les Français ont besoin ou d’une augmentation du pouvoir d’achat ?  

Les études de la Fondapol montrent que parmi les grands critères de décision pour choisir un emploi, il n’y a pas de salaire. C’est un bon signe, puisque cela veut dire que le pays est suffisamment riche pour que la majorité des gens, et notamment des jeunes diplômés, n'en soit pas le revenu. En revanche, il y a des critères très peu pris en compte, à commencer par le sens au travail. Mais derrière cela, il y a évidemment une question du bien vivre, où le pouvoir d’achat rentre en compte mais de manière limitée. Être situé dans un environnement agréable, ne pas avoir à systématiquement prendre la voiture, etc. Il y a des discours politiques sur le sujet, mais il n’y a rien de pensé concrètement pour que les entreprises puissent répondre à ces attentes.

Beaucoup de choses sont liées. Il y a un problème sur l’immobilier puisque les bassins d’emplois ne sont pas les endroits où les gens qui ont les moyens veulent vivre. Et en même temps, ce sont les lieux où il y a une tension très forte en raison d’une politique de création de HLM qui tend à faire exploser le marché. Cela explique, notamment, que les prix stagnent à Paris au lieu de baisser. Mais mon inquiétude principale porte sur l’éducation et la formation. Quand Gérald Darmanin dit qu’il faut que les entreprises augmentent les salaires, cela semble très peu en phase avec ce qui est en train de se passer. Le vrai problème aujourd’hui, c’est de savoir comment les gens vont continuer à avoir un emploi face à l’explosion de l’intelligence artificielle. Ceux qui ont déjà une productivité faible aujourd’hui seront, demain, hors du marché du travail si on ne fait rien.

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