Agriculture : le bal des hypocrites, des aveugles… et des bras cassés<!-- --> | Atlantico.fr
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Des agriculteurs bloquent l'autoroute A6 avec des tracteurs lors d'une manifestation organisée par le syndicat agricole français FDSEA à Nitry, dans le centre-est de la France, le 25 janvier 2024.
Des agriculteurs bloquent l'autoroute A6 avec des tracteurs lors d'une manifestation organisée par le syndicat agricole français FDSEA à Nitry, dans le centre-est de la France, le 25 janvier 2024.
©ARNAUD FINISTRE / AFP

Concurrence déloyale

Parmi leurs nombreuses revendications, les agriculteurs dénoncent l'importation de produits alimentaires qui ne respecteraient pas les normes hexagonales. Quelle est la responsabilité des pouvoirs publics en matière d’importation des denrées alimentaires ?

Sylvie Brunel

Sylvie Brunel

Sylvie Brunel, Geographe, Ecrivain, spécialiste des questions agricoles, a notamment publié "Nourrir, cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre" (Buchet-Chastel), grand prix du livre eco 2023. Et "Sa Majesté le Maïs" (le Rocher) parution le 14 février 2024. 

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Atlantico : Les agriculteurs français sont en colère. Ils s’agacent de l’importation de nombreux produits alimentaires qui ne respecteraient pas les normes hexagonales. Peut-on dire, en l’état actuel des choses, que leurs griefs sont fondés ?

Sylvie Brunel : Rappelons, pour commencer, que tout producteur français – qu’il travaille sous le label bio ou de façon conventionnelle – doit répondre à un cahier des charges précis, exigé soit par les coopératives dont il dépend, soit par les négociants (c’est-à-dire les structures auprès de qui il vendra ses produits). Ces cahiers des charges sont extrêmement exigeants sur nombre de domaines. Il faut par exemple, des pommes de terre belles comme des oeufs ou une certaine teneur en protéines pour les céréales, de même que des critères de tailles pour les légumes et, évidemment, des critères relevant de la sécurité sanitaire. 

Ce dernier point n’a rien d’étonnant, quand on sait que près d’un quart des récoltes mondiales sont contaminées par le plus grave agent cancérogène naturel : les mycotoxines. Il s’agit de moisissures qui, une fois ingérées, attaquent le foie, les reins notamment. J’ai pu les voir à l’action quand je travaillais dans l’humanitaire, en Afrique de l’Est notamment. Un nombre important d’enfants mourraient parce qu’ils avaient consommé des céréales contaminées. C’est pourquoi, ces normes sanitaires s’appliquent.

Il s’agit de préserver la santé des consommateurs, ce qui coûte cher : cela demande des produits, de la main-d’oeuvre, des machines efficaces. A cet égard, il est assez surprenant d’employer le mot pesticide alors qu’il ne s’agit fondamentalement que d’un médicament destiné aux plantes ou aux animaux, en vue d’un usage préventif ou curatif. Nous n’hésitons pas à nous soigner nous mais l’agriculteur, lui, devrait laisser faire la nature ; quand bien même cela implique de faibles récoltes, contaminées ! 

Certains exemples illustrent bien le caractère absurde des normes que l’on impose aujourd’hui à nos agriculteurs. Les cerises, pour ne citer qu’elles, sont attaquées par une petite guêpe, qui répond au nom de Drosophila suzukii. Celle-ci pond à l’intérieur des fruits à noyaux, ce qui les rend absolument inconsommables puisqu’ils pourissent très rapidement, même si en apparence ils ont l’air tout à fait normaux. Le produit utilisé pour les combattre, le diméthoate, a été interdit en France en 2016. De nombreux agriculteurs, notamment dans le Ventoux, ont été confrontés à des invasions massives sur leurs cerisiers, les contraignant à arracher des dizaines, sinon des centaines d’hectares de vergers de cerisiers. Désormais, nous importons une bonne partie de nos cerises d’autres pays comme la Turquie… lesquelles sont justement traitées au diméthoate. Sous prétexte de protéger le consommateur français, nous avons en fait tué l’arboriculteur français et nous n’avons pas empêché la consommation du produit que nous souhaitions interdire. Autre exemple efficace : celui des poulets cages. Il va de soi que nous voulons tous des poules élevées en liberté… mais si nous avons choisi de les mettre en cage dans les années 1960, c’était pour répondre à un problème de salmonellose, première cause de contamination alimentaire mortelle chez les personnes âgées à l'époque. Dorénavant, nous militons pour les poules plein air, parce que nous avons oublié la réalité des cas de salmonellose, alors même que cela se ressent mécaniquement sur les prix de vente. N’oublions pas que les agriculteurs avaient dû s'adapter à de nouvelles normes en 2012, ils ont dû changer la taille de leurs cages ce qui a engendré d’importantes dépenses. Une poule plein air, de plus, coûte plus cher en aliments, pond moins et est plus vulnérable à la prédation. C’est pourquoi la restauration publique et privée continue d’acheter des volailles batterie en provenance d’Ukraine ou du Brésil, beaucoup moins chères ! 

La raquette est-elle trouée, en matière d’importations alimentaires ? Les produits qui arrivent sur le sol français respectent-ils les normes que nous nous fixons ?

Le sénateur Laurent Duplomb, qui vient initialement du secteur agricole, a déjà fait deux rapports à ce sujet. Le premier a été publié en 2019, le second date de 2023. Les deux montrent que les importations ne cessent de croître en France et que, pour partie, les produits qui passent nos frontières ne respectent pas nos normes. Nos agriculteurs essaient de faire au mieux, mais sont complètement enserrés dans un corset de contraintes, d’amendes et de contrôles. C’est pourquoi, quand ils se rendent dans des magasins de grande distribution, ils sont à ce point agacés : ils voient vendre des produits certes moins chers, mais qui ne répondent pas aux mêmes normes de production. Qu’ils n’ont donc pas le droit de produire de la sorte – et qu’ils ne souhaitent de toute façon plus produire ainsi,car ils sont engagés dans une révolution agricole, la troisième, où il faut produire plus vert. 

C’est particulièrement vrai du côté des fruits et légumes, et notamment des pommes, des abricots, des pêches… Ce sont des produits fragiles, qui attirent beaucoup d’insectes. Le métier d'arboriculteur demande une grande technicité, en raison notamment d’une très forte pression parasitaire. Or, aujourd’hui, près de 70% de nos fruits et légumes viennent de l’étranger, et parfois de pays très proches comme l’Espagne. Cela joue évidemment sur le sentiment des agriculteurs qui ont l’impression que plus ils en font, plus leur coûts augmentent, plus la France importe. Ils pourraient théoriquement compenser les interdictions d’utilisation de produits de traitements en désherbant et nettoyant les parcelles  manuellement, mais cela suppose soit de recruter une main d'œuvre qui ne veut pas venir travailler dans les champs, soit de faire appel à des travailleurs étrangers avec toutes les questions que cela soulève dans le contexte français actuel. Bien sûr, il est aussi possible de faire appel à des machines, qui coûtent cher en gas-oil et émettent des gaz à effet de serre… ce qui pose d’autres problèmes. 

Tout ceci explique, sans surprise, le raz-le-bol qu’éprouvent les agriculteurs. C’est un métier de plus en plus difficile, de plus en plus épuisant. Nous assistons aujourd’hui à une explosion qui couve depuis plus de quinze ans.

Notons d’ailleurs que nous importons aussi des sojas et des maïs génétiquement modifiés en France, alors même que ces semences sont interdites d’utilisation pour nos agriculteurs. Ce n’est pas le cas en Espagne ainsi qu’au Portugal ou le recours au Mon810 (pour Monsanto 810, un maïs Bt résistant après des nouvelles intégrations à son génome) a permis de réduire d’un tiers la consommation de produits de traitement par rapport à la France.. où le maïs est déjà là plante la plus vertueuse !

Au Brésil, 27 des 32 principes actifs utilisés pour traiter les cultures sont interdites en France. Nous n’avons pas les moyens de contrôler efficacement leur utilisation au moment de l’importation. L’inflation de normes et de décrets qui se manifeste sur notre sol ne permet pas de vérifier la bonne application de ce que nous exigeons, sauf parfois sur quelques opérations coup de poing. Le problème vient du fait qu’il y a une demande à laquelle nous ne pouvons pas ne pas répondre : il faut bien nourrir les 68 millions de Français sur notre sol.

Où se situe la responsabilité des pouvoirs publics en matière d’importation (et tout particulièrement alimentaire) ? 

La responsabilité des pouvoirs publics est assez évidente : ils ont exigé toujours plus de nos agriculteurs, leur ont demandé de monter en gamme et de produire sous signe de qualité, tout en exigeant l’application de principes contraignants au nom de la transition écologique du green deal ou de la loi Agec, notamment. Celle-ci bannit les emballages plastiques pour les fruits et légumes, entre autres choses. C’est un problème plus insidieux qu’il n’y paraît, puisque sans emballage plastique, les produits sont moins protégés et apparaissent moins sains ou moins bien conservés ; ce qui pousse les consommateurs à ne pas les acheter au final. Les produits issus de l’étranger ne répondent pas systématiquement à ces normes.

Un certain nombre de figures politiques, y compris à droite, martèlent l’idée qu’il faudrait empêcher les produits n’étant pas aux normes d’arriver en France. Que répondre à de tels arguments ?

Il est très difficile d’accepter de ne plus importer certaines des denrées dont il est question. Devons-nous vraiment nous passer de café, de thé de cacao, d’oranges, de bananes qui sont, rappelons-le, des denrées tropicales. Une partie conséquente de notre alimentation repose sur des denrées que nous ne produisons pas nous-mêmes et c’est vrai également pour les autres nations qui importent des produits provenant de France notamment. Dans ces pays, il y a un besoin considérable de blé, de maïs, de lait par exemple, pour lesquels ils sont structurellement déficitaires. C’est la réalité de la sécurité alimentaire, qui repose sur les échanges internationaux. Les cultures alimentaires sont aujourd’hui mondialisées et cosmopolites. L’idée d’une alimentation basée sur la seule agriculture franco-française n’est simplement pas applicable. N’oublions pas qu’au Maghreb ou en Afrique subsaharienne, nos exportations conditionnent la paix sociale. Nous ne pouvons tout simplement pas fermer nos frontières de la sorte.

Sylvie Brunel, Geographe, Ecrivain, spécialiste des questions agricoles, a notamment publié "Nourrir, cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre" (Buchet-Chastel), grand prix du livre eco 2023. Et "Sa Majesté le Maïs" (le Rocher) parution le 14 février 2024.

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