Abus de position dominante : voilà ce qu’il faut savoir pour comprendre ce que la Commission européenne reproche à Google<!-- --> | Atlantico.fr
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Bruxelles a estimé "à titre préliminaire" que Google avait "abusé de sa position dominante" dans les technologies d'affichage publicitaire en ligne, menaçant le groupe de devoir céder "une partie de ses services".
Bruxelles a estimé "à titre préliminaire" que Google avait "abusé de sa position dominante" dans les technologies d'affichage publicitaire en ligne, menaçant le groupe de devoir céder "une partie de ses services".
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

GAFAM

La Commission européenne accuse Google d'avoir abusé de sa position dominante dans le domaine de la publicité en ligne. Les investigations menées par Bruxelles doivent permettre d'évaluer si Google va devoir se séparer d'une partie de ses services.

Julien Pillot

Julien Pillot

Julien Pillot est Enseignant-Chercheur en économie (Inseec Grande Ecole) / Chercheur associé CNRS.

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Atlantico : « Google contrôle les deux côtés du marché de la Ad tech : vendre et acheter. Nous craignons qu'il n'ait abusé de sa position dominante pour favoriser sa propre plateforme AdX. Si cela se confirme, c'est illégal. La Commission européenne pourrait exiger de Google qu'il cède une partie de ses services. » C’est ce qu’a déclaré la commissaire européenne chargée de la Concurrence ce mercredi. Que reproche la Commission à Google ?

Julien Pillot : Ce que la Commission européenne reproche actuellement à Google, c'est d'avoir possiblement abusé de sa position dominante, ce qui aurait eu pour effet de  distordre la concurrence en sa faveur et empêcher l'émergence d'une concurrence sérieuse sur un marché particulier, celui de la publicité sur internet.

 Que disent les textes ?  

Nous avons mis en place, au niveau européen, une réglementation en matière de concurrence, une politique de concurrence qui repose principalement sur deux articles importants du traité de fonctionnement de l'Union européenne, à savoir les articles 101 et 102. Ces articles constituent véritablement la pierre angulaire du traité, car ils ont permis la création de l'Union européenne en tant que marché intégré rendu possible par la création de conditions d'une concurrence libre et non faussée. Maintenant que cela est établi, intéressons-nous à l'article 102, qui est l'article qui prohibe les abus de position dominante. En vertu de cet article, la Commission européenne ou les autorités de concurrence nationales ont le pouvoir de sanctionner les entreprises dont les actions et les stratégies portent atteinte à la concurrence de manière suffisante pour causer un préjudice considérable à l'ensemble de l'écosystème, y compris aux concurrents, aux consommateurs et aux potentiels innovateurs.

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Que prévoient les textes en cas de violation des traités ?

Lorsqu'il y a violation de l'article 102 du traité de fonctionnement de l'Union européenne, toute une série de sanctions peut être envisagée. Cela va des sanctions financières aux mesures coercitives en passant par la mise en place de ce que l'on appelle des "remèdes comportementaux". Par exemple, une entreprise qui a fauté peut se voir imposer de cesser les comportements à l'origine de la distorsion de concurrence. Si cette entreprise ne respecte pas ses engagements, des mesures plus strictes pourront être prises à son encontre. Enfin, la mesure la plus redoutable est celle du démantèlement, qui consiste à demander aux entreprises de scinder juridiquement et capitalistiquement leurs activités complémentaires de manière à ce qu'elles ne puissent plus s'entendre et coordonner leurs stratégies, et renforcer ainsi leur compétitivité au détriment des autres acteurs du marché. Il s'agit de créer deux entités juridiquement distinctes qui ne pourront plus être suspectées de collusion pouvant impacter les consommateurs, les concurrents ou entraver l'apparition de nouveaux produits et services. Voilà pour le cadre général.

Comment fonctionne le marché de la publicité sur internet ?

En réalité, il existe plusieurs marchés dans ce domaine. Il y a un marché traditionnel où les annonceurs passent par des régies publicitaires, qui fixent les prix et les annonceurs décident s'ils acceptent ces prix ou non. C'est un fonctionnement assez classique. En parallèle de ce marché, avec l'émergence d'Internet et de la multiplication des espaces publicitaires qui peuvent être présents un peu partout, nous avons mis en place un marché appelé la publicité programmatique, aussi appelé adTech. C’est là que les choses se compliquent. Ce marché de la publicité programmatique est entièrement automatisé.

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Le marché où se déroulent ces échanges, on peut le comparer à une sorte de bourse centralisée. On appelle cela les Ad exchanges, qui sont en quelque sorte des bourses pour les encarts publicitaires. Sur ces bourses, de la même manière qu'une bourse traditionnelle, il y a des vendeurs d'espaces publicitaires d'un côté et des acheteurs de ces espaces de l'autre. Comme ce marché est entièrement automatisé, cela fonctionne globalement comme un processus d'enchères sans fin, où les espaces publicitaires sont automatiquement attribués à ceux qui sont prêts à payer le plus. Il y a plusieurs "bourses" en concurrence, mais celui qui dispose de la plus grande part de marché est Google, avec AdX.

Et ce marché est interfacé avec deux solutions techniques, qui sont autant d'autres sous-marchés. D'un côté, il y a le sous-marché des offreurs d'espaces publicitaires, qui comprend notamment l'ensemble des blogs, des médias, etc., qui souhaitent monétiser leurs activités en affichant de la publicité sur leurs sites web, sous forme de bannières publicitaires, par exemple. De l'autre côté, il y a le marché des acheteurs d'espaces publicitaires, c'est-à-dire les annonceurs. Commençons par le marché des annonceurs. Ce qu'ils veulent, en réalité, c'est diffuser leur message publicitaire au meilleur prix, c'est-à-dire sur des supports où se trouve leur public cible. Ils émettent donc des ordres sur ce marché en indiquant qu'ils souhaitent promouvoir tel produit ou service de telle manière, que ce soit sous forme de vidéos, de messages statiques ou d'autres formats publicitaires, et ils sont prêts à payer un certain montant. Ils ciblent donc un certain type de supports publicitaires, un certain type de sites avec une certaine sociologie de l'audience, et tous les annonceurs font la même chose. Ces offres sont centralisées sur un sous-marché de ces fameux Ad exchanges. Sur ce marché, Google est présent et dominant. Google dispose de deux services, Google Ads et DV 360, grâce auxquels il est quasiment omniprésent pour de nombreux annonceurs souhaitant faire de la publicité programmatique.

Du côté des éditeurs et des sites web, le principe est similaire. Tous les médias du monde qui utilisent la publicité programmatique déclarent combien de bannières publicitaires ils peuvent afficher par jour, leur durée, les formats acceptés, etc. De la même manière que les annonceurs, les éditeurs passent leurs ordres, et ces ordres sont centralisés sur un sous-marché des ad exchanges, qui est à son tour dominé par Google, avec DFP. Il est important de noter que Google ne possède pas de monopole sur l'ensemble de ces marchés, mais il est dominant sur chacun des sous-marchés mentionnés.

Et c’est donc ce qu’on reproche à Google ?

Pas exactement, puisque nous ne sanctionnons pas la position dominante en elle-même, mais des comportements abusifs. Depuis 2014, il y a des soupçons selon lesquels Google, en étant dominant sur tous ces marchés, favoriserait ses propres services au détriment de la concurrence. Cela signifie que, du fait de ces agissements, les annonceurs et les éditeurs placent d'abord - sciemment ou inconsciemment - leurs offres sur les services de Google plutôt que sur ceux des concurrents. Dans le détail, Google serait soupçonné de réserver les meilleures offres pour ses propres services, en priorité. Concrètement, cela se serait traduit, par exemple, par un avantage informationnel dont bénéficie AdX sur les plateformes concurrentes résultant du fait que DFP le tiendrait informé en priorité des meilleures offres des enchérisseurs. Ou, sur l'autre partie du marché, par le fait que DV360 ou Google Ads placent leurs enchères en priorité sur AdX. Ces pratiques ont fait l'objet d'une enquête de la Commission européenne, et selon la commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, qui a tenu une conférence de presse ce mercredi, il semble que Google soit dominant sur ces marchés et qu'il privilégie ses propres services.

L'enquête formelle a été lancée en 2021 et il semble donc que la Commission Européenne dispose désormais d'éléments suffisants pour s'auto-saisir et prouver le mécanisme que je viens de décrire. Il reviendra naturellement à Google de démontrer qu'il n'a pas abusé de sa position dominante, ou de tenter d'atténuer les effets économiques liée à cette pratique.

Et Google risque donc le démantèlement ?

Margrethe Vestager mentionne explicitement la possibilité d'un démantèlement dans son communiqué. C'est donc une possibilité, mais qui serait une décision d'ultime recours. Cela signifierait, en effet, que l’on jugerait qu’il n’y a pas d’autres manières de rectifier le marché que de faire en sorte qu'Alphabet (Google) ne possède plus l'ensemble des solutions dominantes de ce marché multiface, à savoir DFP, AdX, Google Ads et DV 360. En d'autres termes, il pourrait être demandé à Google de céder, par exemple, Google Ads et DV 360, de sorte que Google ne conserve une position dominante que sur l'une des deux faces du marché, plutôt que sur l'ensemble du marché. En agissant de la sorte, Google ne pourrait plus être suspecté de favoriser systématiquement ses propres services en orientant à la fois l'offre et la demande dans son propre intérêt.

Google n'a-t-il pas acquis cette position par ses performances technologiques ? En quoi cette affaire est si importante ?

C'est une affaire complexe et technique, mais extrêmement intéressante. On se trouve face à un cas d'école où une entreprise utiliserait stratégiquement ses solutions technologiques pour contrôler l'essentiel de l'offre et de la demande, avec pour finalité de renforcer ses propres services, affaiblir ses concurrents, et limiter les risques de nouveaux entrants. En Europe, la position dominante est acceptable si elle est acquise (et maintenue) par le mérite et que son exploitation n'est pas de nature à nuire à l'intérêt général. La Commission européenne semble affirmer aujourd'hui que Google a construit et maintenu sa position dominante dans la publicité programmatique en biaisant le marché. Cela lui a semble-t-il permis de réserver les meilleurs clients et annonceurs pour elle-même. Ainsi, si vous envisagez de créer une plateforme concurrente à celle de Google, il est peu probable que vous puissiez attirer les meilleurs clients et annonceurs, ce qui vous rendrait difficilement compétitif. Même au sein des deux sous-parties du marché, il est probable que les éditeurs et les annonceurs préfèrent les solutions de Google en raison de leur réputation de performance, bien que cette performance ne soit pas nécessairement basée uniquement sur le mérite, mais également sur le renforcement systématique de Google.

Au-delà de sa technicité, c'est une affaire capitale car, non seulement elle s'ancre dans un moment charnière de l'histoire où on cherche à mieux réglementer et réguler les activités des géants du numérique, mais aussi parce qu'elle ouvre la voie à un démantèlement. Rappelons qu'aucune autorité de concurrence n'a prononcé un tel remède depuis... 1982 quand il s'est avéré nécessaire, aux USA, de découper le géant des télécommunications AT&T de façon à réintroduire de la concurrence sur ce marché. Un démantèlement est tout sauf anodin. Il est prononcé en dernier recours, et face à des distorsions de concurrence particulièrement graves. Nul doute que les répercussions d'une telle sanction, si elle devait advenir, s'étendront bien au-delà du terrain économique.

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