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A quoi sert d’aller à Colombey si c’est pour trahir de Gaulle le lendemain?
©VINCENT KESSLER / POOL / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraëli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 
Le 7 octobre 2018 

Mon cher ami,

Cette rumeur insistante sur l’intention de la France de partager son siège au Conseil de sécurité avec l’Allemagne

Votre président est sidérant. Il s’apprête à faire, si j’en crois la rumeur, ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé. On parle de plus en plus, dans les couloirs bruxellois et dans les enceintes diplomatiques de la disposition de la France à partager son siège au Conseil de sécurité avec l’Allemagne. J’avoue avoir du mal à comprendre pourquoi Emmanuel Macron est allé se recueillir à Colombey-les-deux-Eglises dans ce cas. Ou bien a-t-il à ce point conscience de l’énormité de ce qu’il s’apprête à commettre qu’il vienne chercher les faveurs d’un dieu dont il redoute le courroux? 
Rien n’oblige Emmanuel Macron à décider d’un tel abandon. Que dis-je? Tout se conjugue pour l’en détourner: 
- Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, le président français n’a cessé de réclamer à l’Allemagne une réforme de la zone euro. Angela Merkel, dont le pouvoir s’amenuise, n’a cessé de faire la sourde oreille. Et même, alors qu’elle s’apprêtait à ne quasiment rien concéder au président en le recevant à Meseberg, le 19 juin, concernant la zone euro, la Chancelière avait lancé, dès le 6 juin, l’idée d’une « européanisation » du siège de la France au Conseil de sécurité. « Ce qui est à moi est à moi! Ce qui est à toi est négociable ». Je ne peux m’empêcher de soupçonner que, non seulement, Emmanuel Macron, à Meseberg, a accepté de ne rien obtenir sur la zone euro à quelques jours du sommet européen de juin mais qu’en plus il a accepté, secrètement, l’abandon du siège français au conseil de sécurité. Evidemment, ce n’est pas le genre de choses que l’on écrit dans les communiqués.
- Même dans le cas où l’Allemagne accepterait la donnant-donnant, j’avoue qu’il est difficile de croie que l’Union Européenne ait l’intention d’être une puissance à partir du moment où elle ne réclame pas un siège en plus de celui de la France et de la Grande-Bretagne au Conseil de sécurité. Emmanuel Macron est-il disposé à affaiblir la France sans pour autant renforcer l’Europe?  
- Mais surtout, revenons à la réalité. Est-il besoin de mentionner le point le plus important ? La France est une puissance militaire nucléaire. L’Allemagne ne l’est pas. La dissuasion ne se partage pas. Ou bien Emmanuel Macron s’apprête-t-il à partager avec Angela Merkel le code nucléaire?
Tout cela est bien sidérant. Et le contraire de la diplomatie. Souvenons-nous, il y a quinze ans: la France, pour s’opposer à la guerre en Irak, avait ressorti de sa boîte à outils le veto au Conseil de sécurité. Oh! il était un peu rouillé! Mais Jacques Chirac l’avait fourbi avant de rappeler avec panache que la souveraineté des nations a un sens. Dominique de Villepin avait prononcé dans l’enceinte du Conseil de sécurité un discours dont le monde se souvient. Il se trouve que l’Allemagne était alignée sur cette position: mais le chancelier s’appelait Schröder, tandis qu’Angela Merkel, à l’époque, s’était rendue à Washington pour dire qu’en tant que chef de l’opposition elle désapprouvait la position de son gouvernement. Si, demain, la France voulait, après avoir abandonné son droit de veto, défendre une position différente de l’Allemagne dans une grande crise internationale, elle ne le pourrait plus. 
Emmanuel Macron semble être allé à Colombey non pas pour se ressourcer mais pour vérifier que le Général était bien mort. C’est d’autant plus absurde au moment où toutes les puissances ambitieuses dans le monde réaffirment l’importance de la souveraineté. Et donnent raison au chef de la France Libre et sauveur de la République. 

Le successeur du Général de Gaulle n’est pas français, il est....russe!

Evidemment, je ne vous consolerai pas, mon cher ami, en vous disant qu’il reste bien au moins, en diplomatie, un disciple du Général de Gaulle sur cette planète, et c’est le président russe. Pourtant, prenons le temps d’observer sa politique, dans la durée, car elle nous emmène, loin des gribouilleries de l’UE, vers une perception réaliste des enjeux du monde. 
Le 19è sommet bilatéral annuel russo-indien s’est terminé vendredi. Prenez le temps de lire le communiqué sur mea.gov.in. Il nous indique en un peu moins de 70 paragraphes que la Russie mène une diplomatie complexe, digne du meilleur du concert européen des nations, au XVIIIè ou au XIXè siècle. N’en déplaise à tous les bien-pensants libéraux, on enseignera un jour la diplomatie de Vladimir Poutine dans les écoles de diplomatie, comme on enseigne celle de Bismarck ou de Richelieu. Imperturbablement, année après année, le président russe met la Russie au coeur du jeu diplomatique mondial. Et quel chemin parcouru, en deux décennies! Alors que vos présidents successifs depuis quarante ans abandonnent progressivement la méthode diplomatique gaullienne, le président russe, lui, la pratique avec assiduité. 
Lorsque le World Trade Center a été détruit et le Pentagone visé par le terrorisme islamiste, Vladimir Poutine n’avait pas d’autre choix que de se mettre du côté des Etats-Unis; d’abord parce que la Russie était - et reste aujourd’hui - une cible de l’islamisme au même titre que les Etats-Unis, l’Europe ou la Chine; ensuite parce que la puissance russe était, à l’époque, encore trop faible pour s’opposer à l’implantation militaire des Etats-Unis en Asie Centrale. 
Il a fallu la moitié d’une décennie pour que le président russe se sente suffisamment sûr de lui et dénonce les abus de puissances de l’Amérique.  C’était à la Conférence de Munich en février 2007. A cette époque, déjà, le président russe plaidait pour le rétablissement du multilatéralisme - au moment où l’Union Européenne, qui, par la bouche de Gerhard Schröder et Jacques Chirac, avait brièvement  protesté contre la guerre en Irak au printemps 2003, se ralliait au vainqueur américain. Poutine, lui, voyait plus loin; il craignait véritablement le déclenchement d’une guerre des Etats-Unis et d’Israël avec l’Iran. C’est la raison pour laquelle il intervint en Ossétie du Sud en août 2008: la Géorgie aurait pu être un porte-avion terrestre pour les Américains et les Israéliens d’où attaquer l’Iran; il s’agissait de bloquer cette possibilité. 
L’élection d’Obama, fin 2008, a changé la donne vis-à-vis de l’Iran mais vous remarquerez combien, globalement, elle s’est plutôt accompagnée d’une détérioration des relations entre les Etats-Unis et la Russie. Le président russe a jugé désastreuse la campagne occidentale de Syrie, contraire aux intérêts de son pays, puisqu’elle réinstallait le fondamentalisme musulman et ses bras armés dans une position géographique menaçante pour la Russie. Il est alors intervenu en comptant plus sur la diplomatie que sur la force armée. Et ceci au moment où l’Occident - l’Amérique d’Obama et l’Union européenne sous le leadership de Merkel - tentaient de faire basculer l’Ukraine dans l’UE et dans l’OTAN. Mais la nouvelle stratégie russe s’appuie suffisamment sur une économie de moyens pour qu’il ait été possible de se battre, d’abord diplomatiquement, sur deux fronts: Vladimir Poutine est devenu un maître de la dissuasion du faible au fort! Il a a bloqué le jeu occidental en Ukraine en s’emparant de la Crimée, territoire stratégique s’il en est, de même qu’en Syrie il a empêché la chute d’Assad et donné à ce dernier les moyens de sa stratégie militaire. Jusqu’à maintenant, il a réussi cet exploit diplomatique, alors qu’il est en Syrie, de continuer à parler à la fois à Israël et à l’Iran. 
Les sanctions américaines et européennes contre la Russie ont poussé cette dernière à se tourner beaucoup plus vers la Chine. Pour l’essentiel, le volume du commerce effectué avec l’Union Europénne a été transformé en commerce avec la Chine. Mais le président russe s’est efforcé aussi, depuis deux ans, d’amorcer une résolution du différend avec le Japon sur les Iles Kouriles et les relations économiques entre les deux pays se développent de manière accélérée. Et le sérieux avec lequel le Kremlin développe les relations avec l’Inde, relève de la même logique: ne pas dépendre outre mesure des relations avec la Chine au moment où l’Union Européenne se comporte, contre son intérêt et contre les leçons de l’histoire, en ennemie de la Russie. L’Inde, bien entendu, y voit son intérêt: ne pas dépendre entièrement des fournitures en armes américaines - elle va acquérir des S-400; disposer d’un contrepoids face aux pressions chinoises; créer des routes commerciales alternatives à la “Nouvelle Route de la Soie”; diversifier ses approvisionnements énergétiques; dynamiser son économie d’innovation. Il y a aussi, à l’inverse, des domaines où l’Inde a beaucoup à apporter à la Russie, par exemple dans la réorganisation de ses villes en smart cities. La croissance de l’Inde est plus lente que celle de la Chine - ses statistiques sont peut-être aussi moins....volontaristes. De Gaulle parle russe, aujourd’hui, et il sait bien qu’il y a peut-être plus de stabilité à long terme dans l’essor de la démocratie indienne, plus lente au démarrage mais plus libre de ses mouvements, que dans la Chine obsédée par la surveillance numérique de ses citoyens. 

Français, saisissez l’occasion de l’émancipation britannique, quand il est encore temps

Vous voici, vous autres pays de l’Union européenne au pied du mur. Vous êtes absorbés dans vos divisions internes, incapables de surmonter la querelle du Brexit, impuissants à maîtriser véritablement les flux migratoires venus de Méditerranée, effrayés par la disparition du monde libéral. 
Mais vous-même, mon cher ami, en qui vit encore la flamme de l’indépendance française et moi, qui tâche de porter dignement le nom de Benjamin Disraëli, ne savons-nous pas qu’il y urgence à repenser la politique étrangère de nos pays? N’y a-t-il pas urgence, pour votre pays, à vous défaire de ce mirage qu’est le « modèle allemand » et à retrouver les chemins d’une politique étrangère réaliste? Ne serait-il pas paradoxal que le président français livre sans contrepartie un attribut essentiel de la souveraineté française, le droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU, à une Chancelière allemande exsangue politiquement, dont tout donne à penser qu’elle ne gouvernera plus bien longtemps?  
Nous sommes loin, vous et moi, de pouvoir influencer nos gouvernements respectifs. Je vous propose pourtant de nous entendre sur les points suivants: 
- Nos deux pays sont porteurs, pour le meilleur de leur tradition, d’une contribution à l’équilibre des puissances. 
- Nos deux pays sont présents sur tous les océans. Cela leur donne une capacité d’intervention positive dans les affaires du monde. 
- En Asie, l’exigence d’équilibre, interdit de prendre position plutôt pour l’une des grandes puissances. Il faut que France et Grande-Bretagne restent à équidistance de l’Inde, de la Chine et du Japon. 
- On ajoutera que le poids économique de l’Asie et de la zone pacifique est en train de devenir tel qu’il est indispensable que nos deux pays à la manière dont l’Ancien Monde et les Etats-Unis peuvent ensemble faire contrepoids. 
- Il faut, bien entendu, profiter du tournant conservateur des Etats-Unis, qui abandonnent la stratégie impériale au profit d’une stratégie nationale, pour transformer et resserrer le lien transatlantique. Ensemble, les trois démocraties historiques de l’Occident doivent affirmer, face au reste du monde, qu’elles portent haut le flambeau de la tradition conservatrice démocratique: nos régimes ont plus d’avenir que les Etats dictatoriaux musulmans ou que la Chine semi-totalitaire. 
- Il faut simultanément, reconstruire un lien durable avec la Russie. 
Et vous voyez bien, au terme de cette liste, combien la France perdrait à s’aligner sur l’Allemagne. Berlin n’a jamais rien compris à l’équilibre des puissances, sauf, brièvement, sous Bismarck. L’Allemagne n’est pas une puissance mondiale mais une grande puissance européenne qui fait du commerce avec le monde entier. La République Fédérale se veut aujourd’hui la meilleure alliée de la Chine pour défendre le libre-échange mondial. Madame Merkel a publiquement, à plusieurs reprises, signifié son désir d’une prise de distance de l’Union Européenne vis-à-vis des Etats-Unis. Comme elle a mené, en même temps une politique passablement anti-russe, elle est largement responsable de la faiblesse actuelle de l’Europe. 

Une France gaullienne, aujourd’hui, mettrait toute son énergie à rapprocher les Etats-Unis et la Grande-Bretagne de la Russie

Une nouvelle alliance avec la Russie est la clé d’une diplomatie convergente franco-britannique. Oublions les déclarations folles de Boris Johnson - qui vit mal, apparemment, avec son prénom - ou le conformisme sentencieux du Foreign Office et du Quai d’Orsay. Rendons-nous compte qu’avoir la Russie aux côtés des Etats-Unis et d’une Europe revenue au principe de la souveraineté des nations, c’est créer un équilibre véritable du monde; c’est assurer la présence européenne au coeur des enjeux de l’Eurasie. C’est réaliser ce rapprochement que dicte la géographie: pourquoi la divergence entre les Etats-Unis et la Russie serait-elle plus large que le détroit de Bering? Pourquoi faudrait-il établir un nouveau rideau de fer en Europe orientale avec la Russie? 
Il faudrait, du point de vue européen, nous dépêcher d’ailleurs. Donald Trump confirme suffisamment son emprise sur la présidence pour que l’on puisse imaginer qu’il soit réélu dans deux ans et qu’il opère le rapprochement réaliste avec la Russie que les Démocrates ont tâché à tout prix d’empêcher depuis son élection. Et nous autres Européens nous sommes empêtrés dans les considérations lasses d’un chancelier allemand déclinant. Mais puisque Madame Merkel aura bientôt quitté le pouvoir (je pense qu’elle annoncera la date de son départ au congrès de la CDU en décembre), dépêchons-nous de dessiner le monde d’après. Celui d’un rapprochement entre l’Occident et la Russie; de la création d’une zone d’échanges et d’innovation économique qui aille de Washington à Moscou, de Londres à Tel-Aviv et de Madrid à Helsinki. Démographiquement, cette zone ne pèse pas aussi lourd que l’Asie. Mais elle est le creuset, historiquement, du basculement démocratique du monde; elle seule est capable de maintenir et même accroître les libertés politiques et sociales qui sont le complément indispensables, sur la durée, des progrès du capitalisme; cette zone possède encore la masse des meilleures universités du monde. 
Evidemment, cela veut dire que les gouvernements de l’Union reprennent la main sur les dérives de la Commission et du parlement européen. Cela veut dire aussi que Paris, non seulement, quitte sa tendance à abandonner toujours plus de sa souveraineté à l’Allemagne sans contrepartie et prend l’initiative d’une reconstruction de la plupart des outils européens.
Après tout, l’abandon par la France de son siège au Conseil de sécurité n’est encore qu’une rumeur, aussi insistante soit-elle. Il est encore temps, pour votre président, de la démentir.   
Je vous souhaite une bonne semaine. 
Bien fidèlement
Benjamin Disraëli

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