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"Feminicides" : quand le progressisme et le féminisme relancent un agenda sécuritaire qu’ils ont eux-mêmes longtemps récusé
©MARTIN BUREAU / AFP

Bilan 2019

A l'occasion de la fin d'année, Atlantico a demandé à ses contributeurs les plus fidèles de dresser un bilan de l'année. Vincent Tournier évoque la question du féminicide.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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S’il fallait retenir un mot de l’année 2019, ce serait assurément celui de féminicide. Le mot n’est certes pas nouveau, mais son usage a connu un succès considérable en 2019. Un simple décompte sur le site du journal Le Monde suffit à le vérifier. Avant 2015, le mot n’est jamais mentionné. En 2015, il est utilisé à deux reprises. Par la suite, la hausse est régulière (6 fois en 2016, 14 fois en 2017, 19 fois en 2018), souvent à propos d’un pays étranger. En 2019, c’est l’explosion : le mot est utilisé 77 fois, soit quatre fois plus qu’en 2018.

Le mot s’est donc diffusé et banalisé. Est-il appelé à rester ? Ce n’est pas certain car celui-ci n’est pas consensuel et soulève de sérieuses difficultés, notamment sur le plan juridique.  

Mais au-delà des débats sur la définition et l’intérêt du mot, la question est surtout de savoir pourquoi on a assisté à une telle hausse en 2019. Cette question est d’autant plus intrigante que, dans la période récente, on n’a pas assisté à une hausse du nombre de femmes tuées par leur conjoint. Les statistiques indiquent même le contraire : il y a plutôt eu une baisse depuis 2006, date de la première année pour laquelle il existe un décompte spécifique. Même si une augmentation des féminicides semble se dessiner pour l’année 2019, on ne peut donc pas dire que c’est l’évolution des actes qui a constitué le facteur décisif.

Pour comprendre le succès du mot, il faut procéder autrement. Il faut d’abord tenir compte de la mobilisation des associations féministes, lesquelles ont le vent en poupe depuis le phénomène #MeToo, déclenché à l’automne 2017 avec l’affaire Harvey Weinstein. Très actives, ces associations ont su dramatiser le sujet, notamment en utilisant diverses stratégies comme le comptage des victimes (l’extrême-droite n’a jamais eu l’idée de dénombrer les victimes de l’immigration) ou en organisant des mises en scènes spectaculaires, avec par exemple des femmes qui s’allongent sur le sol pour représenter les victimes.

Cet activisme associatif serait toutefois resté limité s’il n’avait pas trouvé un écho favorable du côté du gouvernement. Saisissant la balle au bond, celui-ci a lancé, en septembre dernier, le « Grenelle contre les violences faites aux femmes ». Cette intervention du gouvernement n’est pas le fruit du hasard : elle se produit à un moment où, après la crise des Gilets jaunes, le pouvoir est en manque de popularité et s’apprête à lancer une réforme délicate sur les retraites. Le gouvernement sait aussi que les élections municipales de mars 2020 s’annoncent difficiles. Bref, la protection des femmes est un moyen bien commode pour tenter d’obtenir un regain de légitimité.

Néanmoins, cette conjonction d’intérêts entre les associations et le gouvernement ne suffit pas à expliquer pourquoi le mot s’est imposé.

Pour comprendre ce qui se passe, il faut partir de l’idée qu’il existe effectivement une inquiétude dans l’opinion publique, notamment chez les femmes. Cette inquiétude découle de deux phénomènes en apparence contradictoires : d’un côté l’amélioration de la position des femmes dans la société, de l’autre la régression de leur situation dans l’espace public. Le premier aspect est incontestable : les femmes ont maintenant accès à toutes les professions dans des proportions souvent comparables à celles des hommes ; les écarts de salaire se sont réduits ; le taux de chômage des femmes est inférieur à celui des hommes ; les femmes accèdent plus souvent que les hommes aux études supérieures, et elles sont devenues majoritaires dans de nombreux secteurs comme l’enseignement, les médias ou la justice. Cette évolution s’accompagne d’une plus grande sensibilité pour la cause des femmes, notamment sur les questions de relations entre les sexes. Or, en même temps que se produisaient ces évolutions, on observe une régression de leur condition dans l’espace public comme en témoignent les fortes demandes concernant la lutte contre le harcèlement sexuel. La galanterie traditionnelle s’est visiblement effacée au profit d’interactions dégradées, où s’expriment la vulgarité et l’agressivité.

Le hic est que les causes de cette régression ne sont guère avouables. Elles se situent dans le registre du politiquement incorrect : le déclin de la morale, la dégradation des mœurs, l’éclatement des familles, l’effacement des pères, l’immigration, les clivages ethniques, le retour de la religion, l’assouplissement de la répression. C’est pourquoi les associations féministes préfèrent généralement rester silencieuses sur l’origine des problèmes : rares sont celles qui, par exemple, dénoncent l’accès des jeunes à la pornographie ou la pénalisation du recours à la prostitution. De fait, les cercles militants ne livrent aucune explication sur les raisons des violences contre les femmes, hormis un discours général (et injuste) sur l’éternelle domination masculine. Ce manque de réflexion explique le caractère absurde de certaines propositions comme celle qui consiste à exiger un milliard d’euros « pour financer des politiques publiques qui touchent l'ensemble de la population » . Un milliard c’est très bien, mais pour faire quoi ?

La polarisation sur le mot féminicide apparaît alors comme un subterfuge bien pratique. C’est une manière commode d’esquiver les sujets qui fâchent. Cachez ce débat que je ne saurais voir, précepte dont on a pu avoir une illustration très concrète lors de la manifestation du 23 novembre dernier, où des manifestantes ont refusé manu militari toute tentative de connexion avec l’immigration. La mise en avant des féminicides fait ainsi office de paravent fédérateur : chacun comprend le problème et peut l’approuver sans se poser de questions. Le mot est censé se suffire en lui-même ; il permet de remplacer tout débat par un mot d’ordre aussi simple qu’efficace : mobilisons-nous car l’heure est grave.

Cette stratégie d’évitement s’effectue cependant au prix d’une mystification car les féminicides ne sont pas forcément la bonne manière d’aborder les problèmes actuels. Les féminicides constituent en effet un cas très particulier de violences contre les femmes. Il s’agit de crimes qui se produisent au sein du couple, donc entre des adultes qui ont volontairement choisi de vivre ensemble. Ces couples ont connu l’amour et le bonheur, au moins une partie de leur vie. Le crime ne peut donc pas être envisagé sous le seul angle de l’agressivité et de la domination masculine : il est forcément le fruit d’une situation qui s’est dégradée au cours du temps, évoluant vers le conflit et le drame. Les féminicides concernent d’ailleurs souvent des couples âgés, et ils s’apparentent parfois à une forme d’euthanasie. Il arrive fréquemment que les auteurs se suicident après leur acte, ce qui montre bien que le désespoir était partagé.

Si le mot féminicide ne permet donc pas de décrire les difficultés que rencontrent les femmes dans la société contemporaine, le mot a pour vertu d’être consensuel et de couvrir d’un voile pudique les débats de fond. Pour autant, il faut lui reconnaître un effet inattendu : celui d’avoir ouvert la voie à une libération de la parole, voire à une certaine radicalisation, justement parce qu’il dramatise la situation (le mot ne fait-il pas penser à génocide ?). Puisque la cause est juste, tout est possible. On a ainsi vu fleurir des demandes allant dans le sens d’une répression pénale accrue, certains n’hésitant pas à suggérer de sanctionner tout comportement sur la base de simples présomptions, avant même tout procès. Des personnalités ont signé un appel pour exiger que soient écartés des listes municipales tout homme soupçonné d’attitudes sexistes, faisant fi des règles élémentaires de l’Etat de droit. Dans un avis de 2016, la Commission consultative des droits de l’homme (CNCDH) n’a pas hésité à recommander de revoir la législation sur la légitime défense. Pour sa part, Marlène Schiappa demande l’expulsion du territoire de tout étranger (elle parle curieusement de « tout citoyen étranger ») qui se rendrait coupable de violences envers les femmes. Autrement dit, à travers la question des féminicides, le féminisme réintroduit dans le débat public des propositions qui avaient jusqu’à présent été jugées inacceptables : tolérance zéro, répression, pénalisation, droit de se défendre, privation des droits civiques, expulsion. Se pourrait-il que, par une ruse dont l’histoire est coutumière, le progressisme finisse par faire disparaître les tabous que celui-ci a lui-même instaurés depuis 30 ans ?

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