Réforme des retraites : les fausses évidences de l’appréciation de la pénibilité<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Des manifestants mobilisés contre la réforme des retraites en décembre 2019, à Paris.
Des manifestants mobilisés contre la réforme des retraites en décembre 2019, à Paris.
©AFP / ALAIN JOCARD

Vision trop naïve ?

Le gouvernement a présenté cette semaine son projet de réforme des retraites. Parmi les sujets sensibles pour les syndicats figure la pénibilité au travail. Elisabeth Borne a assuré vouloir "prendre en considération l'usure professionnelle liée aux conditions d'exercice de certains métiers hier et aujourd'hui".

Arnaud Lacan

Arnaud Lacan

Arnaud Lacan est Docteur en Sciences Économiques et diplômé de Sciences politiques, Professeur à KEDGE et chercheur associé à l’Aix-Marseille School of Economics ainsi qu’au Centre d’Expertise RSE de KEDGE.

Voir la bio »
Virginie Martin

Virginie Martin

Virginie Martin est Docteure en sciences politiques, habilitée à Diriger des Recherches en sciences de gestion, politiste, professeure à KEDGE Business School, co-responsable du comité scientifique de la Revue Politique et Parlementaire.

Voir la bio »

Atlantico : Alors que le gouvernement présente sa réforme des retraites, revient souvent la notion de "pénibilité". On renvoie souvent, sous ce terme, à la pénibilité physique. Est-ce dans l’état actuel de notre économie, une vision trop naïve de ce qu’est la pénibilité ?

Arnaud Lacan : Cette vision est en effet naïve car elle est datée et nous vient du vieux modèle de travail industriel posté. La pénibilité au travail est aujourd’hui définie par l'exposition à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels liés à des contraintes physiques, un environnement physique agressif ou à des rythmes de travail susceptibles de laisser des traces durables et irréversibles sur la santé du collaborateur. Les éléments qui constituent cette pénibilité sont précisés (les contraintes physiques comme les charges lourdes ou les postures pénible, l’environnement agressif comme le bruit ou les températures, les rythmes élevés de travail ou le travail de nuit) mais ne concernent que l’impact physique de conditions environnementales. Cette vision rate toute la dimension psychologique de la pénibilité du travail qui impacte pourtant fortement certains collaborateurs. Le système de représentation du travail a changé et les collaborateurs attendent aujourd’hui des conditions psychologiques favorables. C’est l’enjeu du bien-être au travail et de la qualité de vie au travail qui émerge. Peut-on considérer qu’une collaboratrice ou un collaborateur travaillant pendant 20 ans dans des conditions de travail dégradées du point de vue de ces variables échappe à la pénibilité parce que sa souffrance n'est pas physique ?

À Lire Aussi

5 questions gênantes pour comprendre à combien nous reviendrait une réforme des retraites

Virginie Martin : C’est aussi une forme un peu artificielle de séparer de façon caricaturale des métiers dits manuels et d’autres dit intellectuels. Les uns étant supposés être potentiellement soumis à de la pénibilité, quand les autres ne seraient pas concernés.

La pénibilité des emplois non manuels est un point aveugle, elle n’est pas prise en compte, pire sur les plateaux de télévision, les journalises s’amusent à ironiser : « nous, nous pouvons rester en activité très tard » donnant l’impression que, l’ensemble des métiers « intellectuels » sont forcément faciles à exercer.

Pourtant, nous avons aujourd’hui des données qui éclairent avec précision la souffrance des employés et des cadres au travail : burn out, bore out, sont aujourd’hui le quotidien des enjeux auxquels les DRH doivent faire face.

Pourtant, les risques psycho sociaux – stress, détresse psychologique charge mentale... - ne sont toujours pas rentrés dans les critères de pénibilité. Ces derniers restant catonnés à des enjeux physiques comme Arnaud Lacan le rappelle : postures pénibles, vibrations mécaniques, agents chimiques dangereux …

Le management d’aujourd’hui, la pression, les objectifs élevés, les sollicitation permanentes, l’explosion des heures de travail par semaine sont autant de facteurs de pénibilité. A cela s’ajoutent bien sur les troubles muscolo-squelettiques, les postures prolongées, la vision qui s’abime en accéléré : l’ordinateur n’étant pas sans effet sur le physique.

Quels problèmes pose la restriction de la pénibilité aux métiers manuels ?

À Lire Aussi

Réforme des retraites : une obsession technocratique bien éloignée des véritables défis que doit relever la France

Virginie Martin : Cette restriction ne permet pas d’évaluer correctement le travail dans ses multiples souffrances possibles. C’est une vision qui ne s’actualise pas ; non pas pour dire que les métiers manuels et physiques ne sont pas pénibles car aidés aujourd’hui par une forte robotique comme le suggèrent certains… mais pour ajouter à ces catégories totalement légitimes, des souffrances que le management contemporain a fait naître.

Cette séparation manuel / non manuel est aussi un problème dans l’opinion publique et divise les catégories au regard des revendications sociales : les employés de bureau, les cadres etc… apparaissent comme des privilégiés - ce qui n’est pourtant plus le cas depuis longtemps. Ne pas reconnaître des formes contemporaines de pénibilité est un angle mort politique tout à fait dommageable.

Arnaud Lacan : Le problème principal réside dans la sous-estimation des effets pénibles des métiers non manuels qui nécessitent un engagement psychologique important. Le fait de ne pas être exposé à une pénibilité physique ne doit pas faire oublier l’enjeu du bien-être au travail qui passe nécessairement par des conditions de travail favorables du point de vue de l’ambiance au travail (demande très forte des jeunes générations) mais aussi de la qualité du management.

Le pouvoir hiérarchique exercé avec excès ou malveillance peut mettre les collaboratrices ou collaborateurs de l’entreprise en vrai souffrance. Une bonne partie des arrêts maladies concerne des situations de malaise psychologiques et pas toujours des douleurs physiques.  

Comment sortir de cette vision naïve et datée du sujet ?

À Lire Aussi

Mal-être au travail : y a-t-il ou non un problème spécifiquement français ?

Virginie Martin : Les politiques doivent mettre à jour leur logiciel, lors de la campagne présidentielle de 2017, le concept de burn out a été largement mis à l’honneur, notamment par Benoît Hamon. Les piètres résultats du candidat socialiste semblent avoir englouti l’enjeu autour du bien être au travail et de ces fameux burn out qui menant parfois au suicide, ne l’oublions pas. La qualité de travail dégradée coûte cher en arrêt maladie, en démissions, en suivi psychologique… et peut aboutir à des conséquences bien physiques. Un corps en hyper stress ne va plus résister à rien.

Arnaud Lacan : Les études en sciences de gestion et en RH sont aussi très claires sur ce sujet et ne laissent aucune place au doute. Il faut que les dirigeants politiques écoutent les sachants sur ce sujet, c’est-à-dire les experts en management et en ressources humaines. Cette même écoute doit concerner les grands dirigeants des entreprises qui peuvent être parfois un peu loin des réalités de leur base et du monde réel dans lequel ils ne vivent pas.

Par ailleurs, les managers qui jouent eux aussi un rôle majeur dans la mise en place des conditions d’émergence du bien-être au travail doivent former aux nouvelles pratiques managériales, aux innovations managériales qui font la part belle à la recherche de conditions de travail les meilleures possibles. De la qualité de l’environnement, à la qualité de la régulation interpersonnelle par le management en passant par l’adaptation des modes de travail aux désirs des collaboratrices et des collaborateurs (temps partiels, télétravail, slashing, intrapreneuriat…), il faut opérer une révision conceptuelle de la relation du management au travail. Pour cela les écoles de management ont un rôle clé dans leur activité de formation continue. 

Que savons-nous de l’état de la pénibilité au travail aujourd’hui. Est-ce quantifiable ? 

Virginie Martin : Même si certaines études montrent que 60 % des cadres disent souffrir de risques psycho sociaux, il n’est n’est pas toujours facile de quantifier l’état de pénibilité dans l’instant ; et la statistique permet essentiellement de donner des éléments à moyen ou long terme.

Quelques données sont tout de même à apprécier ; après la période Covid, le nombre d’arrêt maladie chez les managers ont explosé : au mois de mai 2021, 23 % des managers ont déposé au moins un arrêt de travail… contre 13 % des non-managers. Selon l’étude de Malakoff Humanis, cet écart – pourtant quasi inexistant début 2020 – ne cesserait de grandir. 

Et, déjà, dès 2019, les travaux de l’IFOP (SFL-Ifop) montraient que les cadres et managers se sentaient sous de fortes tensions : messageries instantanées, centaines de mails, réunions, exigence de la maîtrise de l’anglais, rémunération considérée comme compensant à peine cet investissement… les risques psycho sociaux / la pénibilité des métiers non manuels sont bel et bien là. 

Arnaud Lacan : Il existe aussi un indice qui permet de donner une idée de la pénibilité voire de la dangerosité du travail : l’espérance de vie en fonction des CSP, même si, bien sûr, cette donnée ne concerne pas que le travail.

Les données sur l’espérance de vie sont évidemment aussi largement corrélées au confort pécuniaire. Celui-ci permettant de mieux se nourrir, mieux se loger, mieux se soigner. Ce qui n’est pas un moindre sujet.

Donc c’est vrai, on sait que l’espérance de vie d’un homme âgé de 35 ans aujourd’hui s’élève à 84 ans pour un cadre contre 77,6, ans pour un ouvrier et que cet écart est encore plus important si l’on compare avec une femme cadre du même âge, qui peut espérer atteindre 88 ans en moyenne. Mais derrière ces chiffres de nombreuses variables sont à prendre en compte bien au-delà du travail.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !