Europe : les 4 illusions funestes d’Emmanuel Macron<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron lors d'un discours au Parlement européen.
Emmanuel Macron lors d'un discours au Parlement européen.
©BERTRAND GUAY / POOL / AFP

Projets européens

La France comme le reste de l’UE font face à des défis majeurs si nous voulons sauver la phase de prospérité et de paix ouverte après 1945. Sauter comme un cabri en proclamant que l’Europe est en soi notre salut est aussi absurde que de le faire en proclamant qu’elle nous plombe. L’enjeu est de savoir, au bout de la logique, relever les défis que nous identifions.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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François Chauvancy

François Chauvancy

Le général François Chauvancy est consultant en géopolitique. Il est aussi l'auteur de « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d’influence, affrontement économique ».

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Damien Ernst

Damien Ernst

Damien Ernst est professeur titulaire à l'Université de Liège et à Télécom Paris. Il dirige des recherches dédiées aux réseaux électriques intelligents. Il intervient régulièrement dans les médias sur les sujets liés à l'énergie.

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Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Thibault Muzergues

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues est un politologue européen, Directeur des programmes de l’International Republican Institute pour l’Europe et l’Euro-Med, auteur de La Quadrature des classes (2018, Marque belge) et Europe Champ de Bataille (2021, Le Bord de l'Eau). 

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Le débat sur la souveraineté et donc la liberté de la France est souvent ramené à l’idée que l’union fait la force. Outre que cette idée est discutable selon les enjeux sur lesquels on la projette, elle présente surtout l’inconvénient de faire l’impasse sur des réflexions qui n’ont que peu à voir avec l’Europe elle-même tant les mêmes erreurs ou les mêmes aveuglements peuvent se projeter aussi bien au niveau de l’Europe qu’au niveau national.

- CROISSANCE

Atlantico : Le problème principal au coeur de l'UE n'est pas de savoir si nous serons plus fort avec ou sans l'Europe. Le problème qui se pose aux pays membres est qu’il y a 4 enjeux qu’il faudra traiter peu importe que la solution soit réglée au niveau européen ou national. Sur l’économie, nous n’osons pas nous poser les vraies questions. La croissance n’est plus liée au fait de faire partie d’une zone monétaire ou de libre échange commune même si y renoncer aurait un coût. Est-ce que l'enjeu finalement de la souveraineté européenne pour la croissance ne serait pas d'agir concrètement sur la politique monétaire et la politique de change pour la parité de l'euro ?

Don Diego De La Vega : Je plaide pour cette solution depuis des années. Mais plusieurs conditions sont nécessaires. Il faut se considérer comme actionnaires de la zone euro avant de considérer vraiment comme actionnaire de la BCE. Cela représente un important changement de logique. Ce sujet a été téléporté à Francfort. Toute ingérence, dans les affaires de Francfort est quasiment considéré comme populiste. Cela demande un énorme changement d'état d'esprit pour redevenir critique de Francfort. Être un actionnaire minoritaire et turbulent peut être sain pour une entreprise et pour l'euro. Il faut commencer par avoir cet état d'esprit d'actionnaire exigeant. Il faut réclamer cette responsabilité. L'indépendance vis-à-vis de la BCE implique d’être indépendant et de ne plus avoir de comptes à rendre.

Il faut s'armer sur le plan idéologique, institutionnel et intellectuel. Il faut notamment déjouer la langue de bois, les mesures et la méthode des économistes au sein du comité de la Banque centrale européenne. Il faut avoir son idée sur les taux d'intérêt d'équilibre, sur l’inflation. Nous sommes très loin de cette réalité dans les élites politiques et administratives françaises. Comme tout a été téléporté à Francfort depuis 25 ans, les dirigeants n'ont plus la moindre idée de ce qu'est une politique monétaire.

Il faut également être prêt à aller à l’affrontement. Il faut donc trouver des alliés et être patient. Il faudra se confronter à l'Allemagne mais cela suppose de connaître les défauts de la cuirasse allemande et de revisiter le passé de ces 20 dernières années pour voir à quel point les restes des pays de l’UE ont été floués. Cela nécessite un travail psychologique, intellectuel mais aussi politique et diplomatique.

Faudrait-il oser affronter les politiques de concurrence déloyale au cœur de l’Union européenne comme la situation de l'Irlande ou du Luxembourg sur les impôts ou taxer les sociétés par exemple en Allemagne ou par rapport à la Chine pour faciliter la prospérité et le regain de croissance en Europe ?

Don Diego De La Vega : La stratégie des petits pays comme l’Irlande ou les Pays-Bas est une stratégie de passager clandestin, de piratage ou d'exploitation des avantages comparatifs. L'Irlande a joué de sa position géographique et de l’anglais pour récupérer de nombreuses sociétés pharmaceutiques américaines. Les Luxembourgeois ont joué contre la haute fiscalité en attirant des Belges, des Français, des Allemands.

Il faudrait faire en sorte que cela soit mieux organisé et régulé. La concurrence européenne n'est pas un obstacle ou un problème en soir. Il pourrait même y en avoir davantage. Les projets d'harmonisation fiscale devraient plutôt susciter de la suspicion. L'Europe n'est jamais morte de la concurrence en son sein et de sa richesse par exemple par rapport à la Chine. Il y a justement eu cette notion de compétition entre les Italiens, entre l'Espagne, la France, l'Allemagne par opposition à quelque chose de plus centralisé, qui a l'air plus solide mais qui peut s'effondrer éventuellement du jour au lendemain, ou qui dépend d'une mauvaise décision.

En revanche, suivre la piste du protectionnisme contre la Chine serait une véritable catastrophe. Il faut se rendre compte à quel point la quasi-intégralité de nos gains en pouvoir d'achat en 25 ans sont tributaires des 2 milliards de travailleurs asiatiques. Cela serait un contre-sens total de pénaliser ce mouvement, en termes notamment de défense du pouvoir d'achat. Il ne faut pas laisser certains domaines à la Chine. Il faut essayer d'être stratège et développer des créneaux qu’ils ne pourront pas occuper. Cela suppose une formation de capital humain, d’être un Etat stratège. Le protectionnisme est toujours l'arme des faibles.

Les Chinois ont des moyens de représailles contre le protectionnisme. La France dépend très étroitement de l'UE et des revenus que peuvent générer les sociétés comme LVMH, L'Oréal, Pernod Ricard, Hermès, Chanel. Le protectionnisme contre la Chine serait contre-productif.  

La stratégie de Thierry Breton ou les derniers propos de Mario Draghi dans son rapport sur la compétitivité ont des accents très anti-chinois. Cela correspond à l'importation en Europe du modèle américain des quinze dernières années qui consistait à déployer une politique agressive vis-à-vis de la Chine à travers Huawei, la station spatiale internationale ou le yuan.

- DEMOCRATIE 

Atlantico : A l'heure du discours d'Emmanuel Macron sur l'Europe, pourquoi les dirigeants de l’Union européenne ne sont plus en mesure de se poser les vraies questions sur ce qui génère le malaise démocratique ? Quelles sont les principales raisons du malaise démocratique en Europe ?

Thibault Muzergues : Il y a effectivement une crise démocratique en Europe (et ailleurs). Mais ce n'est pas une crise de l'idée de la démocratie. Les citoyens soutiennent massivement le concept de démocratie, mais leur perception est que celle-ci ne fonctionne pas (ou mal) dans leur pays. Une vraie question se pose sur la perception de l'efficacité de l’action publique, et pas seulement pour l’UE. Cette défiance s’est étendue depuis la crise des années 2008 et elle est une clé de la montée des populismes de ces dernières années.

Christophe Bouillaud : Tout d’abord, il faut comprendre que ce malaise démocratique ne date pas d’hier et a sans doute commencé à bas bruit dès les années 1970 avec la fin de la forte croissance économique d’après-guerre, qui permettait en quelque sorte de tout faire à la fois : augmenter le niveau de vie des travailleurs et des inactifs, développer les services publics, distribuer largement des profits aux capitalistes, et investir pour développer encore plus à terme la production. Depuis lors, chaque nouvelle étape de la vie politique se constitue autour de la promesse d’une nouvelle croissance forte, également partagée en principe, étape à chaque fois source de déceptions de plus en plus évidentes. Le macronisme de 2017 était ainsi largement en France organisé autour d’une telle promesse. La « start-up nation » devait en effet ruisseler et profiter à tous. Ensuite, à cette donnée de base, s’ajoute, surtout pour les toutes dernières années, la contradiction latente entre la poursuite de la croissance économique et les limites environnementales que rencontre cette dernière. Enfin, il faut ajouter à ces données économiques la remontée en puissance de clivages culturels au sein de la population.

Pour ne rien arranger à ces données de fond, largement communes à toutes les démocraties, la France fait partie de ces pays de l’ouest européen où le partage entre gagnants et perdants a été particulièrement marqué, suite au « Grand Marché » européen de 1993, à l’élargissement de l’Union européenne aux anciens pays du bloc de l’Est en 2004 et 2007, et aussi à la mondialisation approfondie des échanges au sein de l’Organisation mondiale du commerce :  les ouvriers de l’industrie ont vu partir leurs usines et leurs emplois vers l’est européen ou bien la Chine, les cadres dirigeants et les financiers qui ont organisé ces délocalisations ont accumulé hauts salaires,  bonus et stock-options.

Face à ces mouvements de fond, les dirigeants politiques ont du mal à trouver les bonnes solutions qui contenteraient, sinon tout le monde, tout au moins « deux Français sur trois » comme l’aurait voulu le Président Valéry Giscard d’Estaing. Partout en Europe, le malaise démocratique se traduit par l’augmentation de la volatilité électorale, l’émergence de nouveaux partis, l’abstention, et surtout la division de plus en plus accentuée entre de multiples partis. Le cas néerlandais est sans doute le plus proche de ce qui pourrait illustrer le pays européen standard de ce point de vue.

Les institutions européennes peinent-elles à s’adapter face à ce malaise démocratique à l’ère des réseaux sociaux, des émotions et de l’instantanéité ?

Thibault Muzergues : Disons-le franchement : l'Union européenne a été un bouc émissaire commode pour les gouvernants nationaux – coupable désigné lorsque les choses vont mal, et absent des débats lorsque les choses vont bien. Pourtant, il est également vrai que l'Union européenne a commis des erreurs, que ce soit après la crise financière de 2008 et le sauve-qui-peut financier général, ou pendant la crise des migrants où les eurocrates ont mis du temps à ajuster leur logiciel. L’UE, en tant qu’entité technocratique, a une organisation très lourde, où les États (logiquement) gardent la main et cela explique en grande partie ces lenteurs.

Le vrai problème de l’UE aujourd’hui, c’est d’abord un problème de définition et de communication (comment mieux définir sa mission et son rôle, et le « vendre » auprès des citoyens). Or, ces dernières années, sous l’impulsion de la gauche, l’UE était un peu partout à la fois, s’immisçant dans de nombreux dossiers, mais pas toujours là quand il fallait, malgré certains succès forts comme le plan de relance post-COVID, qui a remis les économies européennes sur les rails.

Christophe Bouillaud : Poser la question des réseaux sociaux, des émotions ou de l’instantanéité, c’est un peu prendre les choses uniquement par les apparences les plus immédiates de la vie politique. Il faut rappeler que, depuis les années 1980, voire les années 1970, avec la relance de l’intégration européenne avec l’Acte Unique, le Traité de Maastricht, etc. la grande promesse liée à cette intégration accrue, c’est justement la relance de la croissance économique pour tous les pays européens. C’est une constante du discours pro-européen : il faut faire l’Europe pour avoir plus de croissance partout en Europe. Rappelons-nous les objectifs de la « stratégie de Lisbonne », fixés en 2000, qui devait soi-disant faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d'ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale » (sic).  Malgré son échec patent, elle est devenue ensuite « Europe 2020 ».  C’est d’ailleurs exactement le même discours que l’on retrouve actuellement aussi bien dans les propos de Mario Draghi ou dans le rapport Letta. Comment relancer une croissance forte partout dans l’Union européenne ? Il est à noter que certains pays européens, comme la Pologne, tirent bien leur jeu de la compétition intra-européenne. Le problème est que la croissance forte est loin d’être présente partout dans l’Union européenne.

Or, pour l’instant, les institutions européennes n’ont pas été capables de développer et de mettre en œuvre un politique économique de croissance réellement opératoire. L’approbation par une majorité du Parlement européen d’un nouveau « pacte budgétaire » qui va toujours obliger les Etats européens à maîtriser leur endettement n’augure rien de bon de ce point de vue, tout au moins tant que l’Union elle-même ne se dotera pas d’un vrai budget fédéral. Nous sommes encore à mille lieux de stratégies à l’américaine, à la japonaise ou à la chinoise, via l’arme de l’endettement public et du crédit, pour doper la croissance de l’Union européenne.

Certains sujets majeurs au sein de la politique européenne comme l’immigration ou le mépris social des élites ont-ils eu un impact sur le malaise démocratique que traverse l'Union européenne actuellement ?

Thibault Muzergues : L'immigration a eu un impact indéniable dans tous les pays. Certains dirigeants ont considéré que l’Union européenne devait être pointée du doigt et servir de bouc émissaire dans le cadre de la politique migratoire. Mais la colère des citoyens a aussi visé les autorités nationales. La question de l’immigration préoccupe et fait parfois peur à la population. Or, les élites n'avaient absolument pas envie de parler de l’immigration car cette question était complexe, et considérée comme risquée. D’où la colère des citoyens qui considéraient à juste titre ne pas être entendue. Aujourd’hui les choses changent, et le vote du Pacte migration la semaine dernière par le parlement en est la preuve. Avec l’Italie et la Suède, et avant la France, l’UE se dirige elle aussi vers une sorte de post-populisme.

Christophe Bouillaud : Pour ce qui est de l’immigration, en dehors des périodes de crise migratoire, ce n’est pas une préoccupation centrale des Européens. Par contre, le déclassement économique, qu’il soit objectif ou subjectif, s’articule très bien pour une grande partie des électeurs avec le rejet de l’immigration. Les études s’enchainent pour essayer de déterminer la primauté du facteur économique ou du facteur culturel dans le rejet de l’immigration. Les classes sociales, les régions, les pays en déclin sont la plupart du temps des terrains d’excellence pour les partis nationalistes portant haut leur xénophobie. En Allemagne, les Lander ayant appartenu à la RDA sont pour la plupart marqué par les fortes performances de l’AfD.

Quant au mépris social, on objective plutôt en science politique le sentiment d’hostilité aux élites au sein de la population. Il joue un rôle important pour mesurer l’ampleur du populisme au sein des populations. En effet, autant pour l’immigration, il est relativement facile de l’objectiver : nombre d’immigrés arrivant dans un pays dans une année donnée, ou bien nombre d’articles de presse parlant d’immigration, par exemple, il est par contre difficile d’objectiver le mépris social des élites. On ne mesure, par des questions de sondage, que le ressenti des électeurs à l’égard de différentes catégories d’élites (politiciens, chefs d’entreprises, syndicalistes, etc.).

Toutefois, même si on mesure chez les électeurs ce populisme et s’il explique largement le vote pour des partis dits justement populistes, il ne me parait pas en lui-même une cause du malaise démocratique. Il en est l’expression. Les causes sont à rechercher dans l’incapacité des élites européennes à relancer la croissance et à gérer des sociétés devenues très diverses. 

Quels seraient les défis majeurs à relever sur le plan de la démocratie et sur le plan politique au sein de l'UE pour sauver la phase de prospérité et de paix dans laquelle nous vivons depuis 1945 ?

Thibault Muzergues : La prospérité n’est pas garantie en Europe, il suffit de voir nos taux de croissance (et les comparer à ceux des États-Unis) pour s’en convaincre. Le vrai problème aujourd’hui est de retrouver le chemin de la croissance (prospérité) et de la défense (car les dangers extérieurs sont nombreux. Pour la défense, c’est assez simple, l’Europe doit se réarmer, et vite. Pour ce qui est de la croissance, il faut abandonner le chemin de la restriction et de la surrégulation pour soutenir la croissance. Aujourd’hui, nous bridons notre économie par des politiques de régulation punitive comme le Green Deal, alors même que nous sommes loin d’être les plus gros pollueurs.

Le problème n’est pas l'Europe en elle-même. Le problème concerne certaines politiques, très à gauche, qui sont implantées au sein de l'Union européenne. Avec un Parlement européen qui s'annonce comme beaucoup plus à droite à l’issue des élections de juin prochain, il faut espérer que l'on passe à des à des politiques qui soient moins centrées sur la régulation et le punitif, et plus focalisées sur la croissance et le bien-être des citoyens.

Christophe Bouillaud : A très court terme, il faut absolument contrer le sabotage de notre vie démocratique par la Russie de Poutine. Les actions de déstabilisation menée par la Russie doivent être contrées avec vigueur. Les liens de financement ou d’affinité de certains partis ou hommes politiques avec le pouvoir russe doivent être mis sur la place publique.

A court terme, il faut gagner la guerre en Ukraine. Les dirigeants russes doivent comprendre que les pays de l’Union européenne ont encore quelques ressources à la fois pour se réarmer eux-mêmes et pour appuyer un allié comme l’Ukraine. Pour les démocraties libérales de l’Union européenne, c’est d’autant plus vital de se réarmer qu’elles courent le risque d’avoir à faire sans une Amérique qui ramènerait Donald Trump au pouvoir. De ce point de vue, il faudrait peut-être, comme dans tout conflit majeur, arrêter de se préoccuper de l’endettement et miser sur la capacité à vaincre militairement l’ennemi. Cela a l’air idiot dit ainsi, mais, tout de même, les pays occidentaux auraient-ils gagné les deux guerres mondiales et la Guerre froide s’ils avaient priorisé le maintien d’un endettement raisonnable ?

A moyen terme, il faut retrouver une vie économique plus satisfaisante pour toutes les parties des populations européennes, aussi bien du point de vue social que géographique. Il faut arrêter la montée des inégalités, et ne pas rajouter encore de nouvelles inégalités, comme celles liées à l’introduction de l’intelligence artificielle dans tous les domaines. La justice fiscale me parait ainsi un objectif à avoir en tête, avec la fin des paradis fiscaux internes à l’Union européenne. Nous en sommes tout de même au stade où les manipulations liées à la fiscalité de certaines grandes entreprises multinationales sont devenues telles que le PIB de l’Irlande ne correspond plus à grand-chose et fausse les statistiques générales de l’Union.

Enfin, le point le plus difficile est sans doute de gérer démocratiquement la remontée de la diversité culturelle au sein des électorats des différents pays européens. Cette diversité conflictuelle a existé dans le passé, comme lorsque protestants et catholiques se disputaient la primauté dans l’Allemagne unifiée par Bismarck. Il faut retrouver le sens des réalités qui a fait par le passé qu’en démocratie libérale le pluralisme des valeurs n’empêche pas au final la vie en commun. Cette défense du pluralisme est un défi universel de notre temps, qui ne concerne pas seulement les pays européens.

- PUISSANCE MILITAIRE

Par rapport au projet européen concernant la puissance militaire, beaucoup de pays se projettent dans une vision plus intégrée de l'Europe ou dans une vision plus souverainiste. Ne faudrait-il pas faire face à des enjeux qui ont autant à voir avec le fait d'être capables d'identifier ensemble les mêmes menaces et de vouloir y apporter les mêmes réponses ? Est-ce qu'il ne faudrait pas élargir le projet européen en termes de puissance militaire et s’attaquer frontalement au problème ? Pourquoi ne sommes-nous plus en mesure de nous poser les vraies questions sur les enjeux liés à la puissance militaire européenne et à ses objectifs ?

François Chauvancy : Les menaces communes sont identifiées à travers le concept stratégique de l'OTAN régulièrement mis à jour et validé par les chefs d’état de l’Alliance. Il est donc le résultat d’un compromis entre tous les États membres, tous unis dans cette vision stratégique. Ainsi le 29 juin 2022, les dirigeants des pays de l’OTAN ont approuvé le 8ème concept stratégique au sommet de Madrid, remplaçant celui de 2010. Prenant en considération l’agression russe, il fixe les priorités, les tâches fondamentales et les grandes orientations de l’Alliance pour les dix prochaines années.

Mais il y a forcément des divergences qui amènent à revenir sur la notion de menace nationale où chaque État, en fonction de son histoire ou en fonction du contexte, définit telle ou telle menace qui pourrait être en contradiction avec la menace collective identifiée par l'OTAN. Cela correspond à la prise en compte aussi de la souveraineté nationale pour une défense nationale exprimée comme étant existentielle. C’est pour cela que la plupart des États publie un livre blanc tous les quatre ou cinq ans en moyenne afin de définir les menaces spécifiques les concernant. Il intègre en même temps les approches otanienne, européenne et celles que le pays prend précisément en compte. Je pourrais dire que 80 % des menaces, chiffre certes arbitraire, sont communes aux pays membres de l’OTAN et de l’Union européenne. Les 20 % restants correspondent à la perception nationale de la (ou les) menace (s).

La stratégie déployée pour répondre à ces menaces soulève aussi des questions sur les moyens collectifs ou nationaux qui devront être utilisés. Lorsque vous concevez un avion, un char, cela répond souvent à la culture militaire du pays. Cela correspond à la capacité industrielle dans le domaine de l’armement mais aussi à la perception des intérêts nationaux. Cela peut déboucher sur des concurrences entre les Etats, entre industriels, entre les différentes conceptions et cultures militaires.

Cela soulève donc de nombreuses interrogations sur le plan de la défense européenne. Pourquoi les pays de l’UE n'ont-ils pas un char commun ? Pourquoi n’ont-ils pas un avion commun ? Pourquoi les différents membres de l’UE n'ont-ils pas acheté le Rafale et ont préféré le F-35 américain ?  Cela peut s’expliquer non seulement par le coût mais aussi par le fait, qu’acheter « américain » pour certains Etats leur donne l’impression aussi d’avoir acheté une certaine forme de sécurité.

Dans cette optique et face à ces illusions européennes qu'elles pourraient être les conséquences concrètes à tirer ? Les pays membres de l’UE seront-ils capables de construire de véritables armées capables de faire face aux nouvelles menaces et de répondre aux exigences d'une vraie économie de guerre ?

François Chauvancy : Bâtir une armée européenne est un projet complexe. Il faudrait que tous les soldats de l’UE aient les mêmes droits, les mêmes devoirs, utilisent la même langue de travail et les mêmes équipements, disposent du même type de formation militaire, des unités de combat aux structures identiques.

L'OTAN fonctionne avec des états-majors multinationaux qui comprennent des officiers de tous les Etats-membres, parlant tous anglais, dans des structures que nous avons acceptées, avec cependant un jeu subtil dans la répartition des responsabilités en fonction des forces de manœuvre accordées par chaque pays. En effet, les unités militaires restent nationales. Plus vous êtes capables de fournir des forces, plus vous pouvez prétendre aux postes de commandement. Cela n’exclut pas la possibilité pour les Etats d’imposer des caveats qui limitent l’emploi de leurs forces armées nationales par l’OTAN, par exemple en interdisant certaines missions. Il y a en principe un chef militaire national contrôlant le « bon » emploi des forces par le commandement multinational, une sorte d’équilibre des pouvoirs.

Concernant le projet d'économie de guerre, peut-il y avoir des efforts concrets, notamment par rapport à l'industrie européenne? Y a-t-il des espoirs dans ce domaine ?

François Chauvancy : Un effort a déjà été fait à travers l'OTAN, par exemple via la standardisation des munitions. Les obus de 155 mm peuvent être employés dans la plupart des canons européen ou américain. Cet effort de standardisation munitionnaire est un élément qui participe à cette convergence.

La construction d’une industrie commune au niveau européen pose en revanche d’autres difficultés. L’illusion de la fin des guerres en Europe a entrainé la mise en place de multiples normes que je qualifierai « du temps de paix à titre définitif » et destinées aussi à entraver le fonctionnement des armées considérées comme des entités inutiles à terme.

Ainsi la production de poudre militaire a été abandonnée en France à cause des normes environnementales. Nous avons donc fait le choix de ne plus en produire chez nous. La question du financement de l’industrie de défense a aussi été redécouverte alors que la tendance juridique s’orientait vers sa « diabolisation », l’industrie d’armement n’aurait pas été en phase avec l’éthique européenne et nos valeurs.

Il est donc important de revoir les normes pour l'Europe de la défense en termes de droits et d'écologie. La guerre ne sera pas « écologique ». Nous devons retrouver des capacités industrielles européennes et nationales qui ne soient pas entravée par des lois ou des règlements peu adaptés à la réalité internationale et donc à la préparation d’une défense efficace.

La défense est donc une dimension importante de notre sécurité. Elle se prépare dès le temps de paix mais ce temps de paix ne doit pas entraver la recherche de l’efficacité, la capacité finalement à dissuader toute agression. Or, le manque de connaissances des questions militaires de beaucoup, l’idéologie aussi, sinon un pacifisme bien utopique ont déconstruit l’esprit de défense et affaibli les capacités notamment industrielles à disposer des moyens nécessaires pour le rendre concret et crédible.

Il faut donc recréer le cadre, y compris par la réappropriation de ce qu’est le rapport de force, qui permettra à une Europe de la défense de se développer afin de remplir son rôle : protéger les européens de toute agression. 

- ENVIRONNEMENT  

L’un des problèmes qui se posent à l’Europe concerne l’enjeu de l’environnement qu’il faudra traiter à l’échelle européenne ou nationale. A l'heure du discours d'Emmanuel Macron sur l'Europe, pourquoi les dirigeants de l’Union européenne ne sont plus en mesure de se poser les vraies questions sur la protection de l’environnement ? Face aux adeptes de la décroissance, n'y a-t-il pas une erreur stratégique de politique environnementale et énergétique de la part des pays européens ?

Damien Ernst : Le combat et les engagements d’Emmanuel Macron pour la politique environnementale en Europe et en France sont tout à fait louables. Mais cela ne peut masquer une véritable problématique à l’échelle internationale. L'Union européenne semble bien seule à prendre autant d’engagements et de normes pour mener ce combat pour le climat. Mais les autres pays du monde s'essuient plus ou moins les pieds sur la cause environnementale et sur la lutte pour le climat. Cela a des conséquences sur l'influence de l'Europe, sur sa politique énergétique pour le climat. L’influence de l’UE est quasi nulle car il s’agit d’un problème global. Ce problème ne peut être résolu seul par l'Europe. Une énergie verte carbonée coûte moins cher qu'une énergie décarbonée, surtout lorsque du charbon très bon marché est utilisé, notamment par l'Inde et la Chine. A cause de cela, le tissu industriel européen est en train de mourir et subit un désavantage compétitif significatif. Et il meurt d'autant plus que, il y a encore quelques années, il était possible de bénéficier d'un gaz russe bon marché. L'industrie européenne est en train de mourir et personne n'a encore trouvé la manière de concilier nos aspirations pour la lutte pour le climat avec notre capacité à développer une industrie européenne forte.

La politique environnementale européenne, utilisée à bon escient, pourrait-elle être un atout de croissance fort ? Ne faudrait-il pas mettre plus d'accent sur sur la croissance en Europe ?

Damien Ernst : Il est absolument crucial, pour la nouvelle Commission et le nouveau Parlement européen qui vont se mettre en place, de reconnaître qu’une énergie bon marché est nécessaire pour nos industries pour garantir la croissance et pour faire en sorte que cette industrie puisse bénéficier d'énergie bon marché, que ce soit en subsidiant l'énergie ou en faisant un appel massif au nucléaire. Une autre solution pourrait être de détaxer les combustibles fossiles. Cela n'a aucun sens de dire que l’on souhaite décarboner notre industrie si cette dernière est tuée dans l’œuf dans le processus de décarbonation et qu'elle renaît dans d'autres pays. Cela ne sert à rien, mis à part fragiliser l'Europe et y créer de la misère. Cela ne permet pas d’obtenir des résultats concrets en termes d’émissions de CO2.

Beaucoup de militants environnementaux sont en réalité des anti-capitalistes persuadés que la croissance tue la planète. Que l’on se projette au niveau national ou au niveau européen, il faudra pourtant bien se décider. Voulons-nous être décroissants ou faut-il miser sur l’innovation ? L’UE a-t-elle les moyens de maintenir sa capacité à tirer le reste de la planète vers le haut en matière environnementale, en fournissant un modèle attractif qui permette aussi bien de préserver l’environnement que de sortir les gens de la pauvreté ?

Damien Ernst : Le gros problème avec la décarbonation de nos économies est que la majorité des militants dans ce secteur-là ne veulent pas décarboner l'économie. Ils veulent en réalité abattre le système capitaliste. Ces militants anticapitalistes utilisent la cause climatique comme une manière d’atteindre leur agenda politique. Mais ce ne sont pas des militants sincères pour le climat. Ils utilisent cela pour d'autres agendas politiques. Les voix les plus raisonnables qui veulent vraiment décarboner tout en assurant la prospérité de nos sociétés sont noyées par rapport à ces militants d'extrême gauche, souvent très anticapitalistes et très agressifs.

Pour s’attaquer réellement à la crise environnementale, ne faudrait-il pas plus de solidarité à l'échelle de l'Europe sur les stratégies à adopter ? A la différence des tensions sur le nucléaire entre la France et l'Allemagne, ne faudrait-il pas plus de projets ambitieux, répondant aux bonnes questions en matière d’environnement et de transition énergétique ?

Damien Ernst : Il est important de développer des projets communs avec des ambitions industrielles partagées. Il est vital d’agir et de ne plus faire de promesses. Il est donc important de revenir avec une industrie européenne du nucléaire très forte. L'Europe doit agir en profondeur. Le succès industriel d'Airbus est notamment un exemple majeur. Il est important de renforcer la filière nucléaire européenne. Les États européens doivent coopérer. Au niveau des technologies liées aux énergies renouvelables, que ce soit le photovoltaïque, l'éolien et les batteries, l'Europe doit créer une industrie forte. 

L’UE devrait imposer le fait que 50 % de la production des éoliennes, des panneaux photovoltaïques et des batteries soit localisée en Europe. Cela serait une manière de protéger et de ressusciter l’industrie de l’UE. Cet instant de courage politique au niveau du Parlement européen est essentiel. L'Europe doit aussi accélérer le développement de ses réseaux électriques et ses échanges d'électricité entre pays. Cette étape est cruciale afin d’avoir un renouvelable meilleur marché puisqu’en mutualisant en fait des surfaces de collectes du renouvelable, vous réglez aussi naturellement le problème de fluctuation du renouvelable qui coûte très cher.

L'Europe doit suivre ces mesures de manière solidaire pour se sortir du marasme lié à des politiques environnementales, énergétiques et industrielles décevantes.

Est-ce que les leçons ont été tirées par rapport à l'environnement suite à la crise énergétique ? Est-ce que les acteurs européens sont plus dans l'illusion ?

Damien Ernst : Les acteurs européens sont moins dans l'illusion, notamment sur le nucléaire. Mais l'influence des écologistes décroissants d'extrême gauche a été tellement forte en Europe que cela va encore prendre du temps pour que l'UE puisse tourner la page de ces 20 ans de politiques énergétiques et environnementales désastreuses pour repartir sur une transition écologique basée sur une industrie forte et sur une énergie bon marché.

Thibault Muzergues a publié « Post-populisme La nouvelle vague qui va secouer l'Occident » aux éditions de l’Observatoire

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