Quel potentiel pour la fronde bretonne ? Les leçons des contestations sociales précédentes<!-- --> | Atlantico.fr
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"Le mouvement breton ne réussira à s'étendre réellement que s'il sort du cadre paysan pour aller vers une généralisation des luttes."
"Le mouvement breton ne réussira à s'étendre réellement que s'il sort du cadre paysan pour aller vers une généralisation des luttes."
©Reuters

Politico scanner

Depuis 1995, la plupart des mouvements sociaux sont soutenus par l'opinion publique, sans pour autant toujours obtenir gain de cause. Voici ce que les expériences passées peuvent dire de l'avenir de la contestation bretonne.

Atlantico : Retraites en 1995, CPE en 2005, Ecotaxe en 2013 : les mouvements d’opposition à ces mesures ont tous fait reculer le gouvernement en place. Certains de leurs éléments constitutifs peuvent-ils être rapprochés de ce qui se passe en Bretagne actuellement ? Les expériences passées laissent-elles entrevoir un mouvement des bonnets rouges qui soit durable et national ? Pourquoi ?

Dominique Andolfatto : On peut bien sûr penser que l’histoire se répète. Personnellement, je ne le crois pas. Chacun de ces mouvements avaient (ou a) des spécificités, les revendications ne se recoupent pas vraiment (tour à tour la défense des régimes spéciaux de retraites en 1995, des mobilisations contre un SMIC jeune en 2005, une révolte principalement anti-fiscale aujourd’hui) et les publics mobilisés ne sont pas les mêmes : cheminots et, plus largement, agents du secteur public en 1995, jeunes en 2005 (là il y a bien une récurrence, toutefois, puisqu’un mouvement assez comparable avait eu lieu, déjà, en 1994 contre le CIP voulu par Edouard Balladur), salariés menacés dans leur emploi, socio-professionnels (artisans, commerçants, petits chefs d’entreprise…), agriculteurs ces derniers jours en Bretagne.

Pour autant, ce dernier mouvement n’est pas sans rappeler, dans un autre genre, celui des Lorrains en lutte pour sauver la sidérurgie dans les années 1979-1984, qui a connu un énième rebondissement, plus récemment, avec l’arrêt des hauts-fourneaux de Florange…

Souhaitez-vous que le CPE soit …

 Approuvez-vous la décision du Premier ministre, Dominique de Villepin de maintenir le CPE ?

Mardi prochain aura lieu une manifestation nationale en faveur du retrait du CPE. A l'égard de ce mouvement de contestation du CPE, diriez-vous que vous êtes :

 Et comment voyez vous l'issue de la crise du CPE ?

Source : La perception par les Français de la crise du CPE, 26 mars 2006, Ipsos

Cela dit, il semble bien que le mouvement des bretons s’installe dans une certaine durée. Parce que le secteur agro-alimentaire est en crise et connaît – et va connaître encore – des fermetures d’entreprises. Et la crise sociale se double d’une véritable jacquerie anti-fiscale, après des hausses d’impôts récurrentes et le déficit de communication, sinon de perspective politique, de la part du gouvernement pour justifier ces hausses.

Mais le mouvement ne fait pas tâche d’huile actuellement. Sans doute présente-t-il trop une dimension régionale, voire quasi-identitaire. En outre, aucun des « entrepreneurs de mobilisation », partis ou syndicats, ne cherche vraiment à élargir le mouvement. Sans doute pour diverses raisons, la principale étant que ces « entrepreneurs de mobilisation » sont souvent proches de la gauche et ne veulent pas traditionnellement gêner les « camarades » au gouvernement. Joue donc un certain loyalisme. En Bretagne, le mouvement échappe aussi à ces organisations traditionnelles. D’une certaine manière les « bonnets rouges » bretons ne sont pas sans rappeler le mouvement des « indignés » espagnols (même si les textures sociales, les réseaux à l’œuvre et, partiellement, les revendications ne sont pas de même nature). Pour leur part, et plus globalement, les Français cherchent plutôt à faire le dos rond face à la crise. Ils n’en sont pas moins mécontents. Et les motifs sont nombreux. C’est ce que certains appellent la « résignation rageuse ». Les « bonnets rouges » annonceraient-ils un conflit plus ouvert ?

Christophe Bourseiller : Le mouvement des Bonnets rouges est structurellement différent des mouvements de 1995, 2005 ou 2010. Dans les cas précédents, la colère était portée par des fonctionnaires encadrés par les grands syndicats. Avec les Bonnets rouges, on assiste à la formation d'une structure autonome, tentant de fédérer les révoltes. Il y a là un pas significatif. Cela dit, le monde rural, et plus particulièrement la FNSEA, semblent à l'origine de l'initiative, qui prend alors le risque d'être marquée à droite. L'avenir des Bonnets rouges dépendra de leur capacité à rassembler toutes les couches de la population. Il est clair en tout cas que les fonctionnaires ne sont pas l'épine dorsale de ce mouvement social, ce qui est inédit, si on le compare aux autres épisodes de grande ampleur survenus ces trente dernières années .

On constate que depuis 1995 la plupart des mouvements sociaux obtiennent la sympathie des personnes sondées, à quelques exceptions près, notamment lorsque les transports sont bloqués : pilotes d’air France en 98, grève des cheminots en 98, 99 et 2004… Quant aux grèves dans les services publics ou l’enseignement, sans être décriées, elles ne suscitent jamais une large adhésion. Faut-il en déduire que l’approbation des Français en la matière est fortement influencée par le niveau de dérangement occasionné par le mouvement en question ?

Christophe Bourseiller : Les spectateurs des grèves se divisent généralement entre les ronchons et les enthousiastes. En 2010, plus de 70% des Français étaient toutefois favorables à la grève et aux blocages visant à lutter contre la réforme des retraites du gouvernement Fillon. Il y a une certaine radicalisation de l'opinion .

Dominique Andolfatto : Il est toujours difficile de comparer les enquêtes d’opinion. Leurs résultats dépendent beaucoup des méthodes mises en œuvre, des questions posées, des commanditaires. Mais on peut dire que face à tous ces mouvements, quels qu’ils soient, la population est souvent coupée en deux : ceux qui soutiennent les actions collectives, ceux qui les rejettent. Certes, les mouvements dans le secteur public, sont souvent moins populaires en raison de leur dimension très statutaire, sinon très corporatiste. Et certains dénoncent facilement des « nantis ». Inversement, les mouvements qui affectent différentes branches d’activité, avec une forte dimension régionale et humaine – hier en Lorraine, aujourd’hui en Bretagne – gagnent forcément en popularité. Enfin, l’une des spécificités des « bonnets rouges » est de voir se mobiliser, côte à côte, salariés et indépendants. C’est assez exceptionnel. On se retrouve au-delà des clivages habituels. C’est le signe aussi de la gravité de la situation. Peur, angoisse, colère ne connaissent plus les catégories sociales. C’est là aussi un terreau pour des formations populistes car tous les repères habituels sont brouillés.

 Attitude moyenne des Français à l’égard des mouvements sociaux dans les différents secteurs :

(Cliquez sur l'image pour l'agrandir)

Source : Attitudes des Français à l'égard des mouvements sociaux depuis 1995, CSA, décembre 2004.

En 95, néanmoins, la grève SNCF et RATP pour le maintien de la retraite à 50 ans, qui occasionnait une gêne importante chez les usagers (à 83 %) ne suscitait une réprobation que chez 43 % de ces mêmes usagers (et 49 % dans l’ensemble de la population). A quoi cette bienveillance, même dans des circonstances aussi contraignantes, tient-elle ? De quoi un mouvement social a-t-il besoin pour avoir l’opinion publique de son côté ?

Dominique Andolfatto : Au-delà d’un projet de réforme des retraites des cheminots, il y avait un projet plus vaste de réforme du système de la Sécurité sociale (qui sera d’ailleurs dans une large mesure mené à bien). Les Français pensaient sans doute que les cheminots portaient donc une cause plus globale. On avait d’ailleurs forgé à l’époque le concept de « grève par procuration ». Les cheminots auraient aussi porté la cause de salariés du privé qui auraient plus de difficultés à se mettre en grève. Il faut néanmoins rester prudent avec ce genre d’explication, un peu trop enchantée. Et les retombées du mouvement n’ont guère bénéficié qu’aux cheminots…

Pensez-vous que la revendication des agents roulants de la SNCF et de la RATP de maintenir leur retraite à 50 ans est légitime?

Actuellement, les grèves des transports occasionnent-elles aux usagers une gêne... -

Source : Les Français et les grèves, 06 décembre 1995, Ipsos.

Christophe Bourseiller : Les crises sociales sont l'expression d'un ras-le-bol collectif, d'une exaspération liée à un appauvrissement devenu intolérable. Elles naissent d'un mouvement de colère incontrôlé. Ainsi en Tunisie, le suicide par le feu de Mohamed Bouazizi a été l'étincelle de trop, provoquant l'embrasement. La pression fiscale, dans son désordre, risque fort aujourd'hui de provoquer en France un mouvement de colère généralisé, dans la mesure où elle appauvrit non seulement les classes moyennes, mais encore les couches populaires .

Dans le cas breton, les opposants à l'écotaxe bénéficient-ils d'un soutien populaire ? Qu'en est-il au niveau national ? A quelles conditions ce mouvement peut-il susciter l'approbation de l'ensemble de l'opinion publique, et ainsi aboutir à un abandon pur et simple de ladite taxe ?

Dominique Andolfatto : Les mouvements antifiscaux sont le plus souvent populaires. Cela fit le succès du mouvement « poujadiste » dans les années 1950 (du nom de Pierre Poujade, libraire, en révolte – entre autres – contre la fiscalité imposée alors aux petites entreprises). Aujourd’hui, il est probable que c’est le Front national qui va tirer un bénéficie politique de la révolte des « bonnets rouges », les entrepreneurs traditionnels de mobilisation, à l’exception de FO, se tenant à l’écart de celle-ci. Mais il s’agit aussi de défendre l’emploi, de dénoncer les impérities (et les effets pervers) de politiques publiques – nationales et européennes – dans les secteurs agricoles et agro-alimentaires, sans parler du dumping social entre Européens, pratiqué en toute légalité… Or, on n’entend pas beaucoup les partis classiques sur ces questions. Ou seulement en termes très polémiques ou très technocratiques. Il y a là comme un vide de débat démocratique et c’est ce qu’expriment aussi, implicitement mais bruyamment, les « bonnets rouges ».

 Jean - Marc Ayrault a annoncé la suspension de l'écotaxe poids lourds qui devait entrer en application au 1er janvier 2014 . Vous personnellement, diriez-vous que cette décision est justifiée ou pas justifiée ?

 La suspension est particulièrement approuvée par les ouvriers et dans l’Ouest

(Cliquez sur l'image pour l'agrandir)

Toutes les familles politiques approuvent en majorité cette suspension à l’exception des écologistes

(Cliquez sur l'image pour l'agrandir)

Source : Les Français et la suspension de l'écotaxe, 30 octobre 2013, Institut CSA pour BFMTV

Christophe Bourseiller : Le mouvement contre l'écotaxe est aujourd'hui vertébré par un puissant syndicat agricole : la FNSEA. C'est à la fois une force et une faiblesse. Le mouvement ne réussira à s'étendre réellement que s'il sort du cadre paysan pour aller vers une généralisation des luttes . Dans le cas contraire, il sera classé à droite et retombera dans les ornières du clivage droite-gauche sur fond d'échéance électorale. Attendons la suite...

Propos recueillis par Gilles Boutin

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