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Opération militaire turque à Afrine : les Kurdes, principaux ennemis d’Ankara en Syrie
©Reuters

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La Turquie a déclenché le 20 janvier dernier une opération militaire ("Rameau d’olivier") en Syrie dans le but de déloger les forces kurdes soutenues par les États-Unis dans leur lutte contre Daesh, le long de la zone frontalière syrienne d’Afrine. Une offensive avec laquelle Recep Taiyyp Erdogan compte renforcer un peu plus sa popularité.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Après l'annonce, par la coalition internationale et les Etats-Unis, de la création d'une force frontalière de 30 000 hommes dans le nord de la Syrie (dont le noyau-dur sont les combattants kurdes des YPG), Ankara a déclenché le 20 janvier dernier une opération militaire « Rameau d’olivier ») sans précédents en Syrie dans le but de déloger les forces kurdes soutenues par les États-Unis dans leur lutte contre Daesh le long de la zone frontalière syrienne d’Afrine. Depuis le 20 janvier, entre 100 et 200 combattants des YPG (milices kurdes syriennes proches du PKK) et des Forces Démocratiques Syriennes (FDS) kurdo-arabes équipées par les États-Unis) ont déjà été tués ainsi qu’au moins 5 ressortissants turcs militaires et civils. Dans son offensive à Afrine face aux Kurdes et aux FDS, l’armée turque s’appuie sur plusieurs milices rebelles syriennes islamistes dont des groupes « néo-ottomans » aux noms évocateurs (Mourad Sultan, Noureddine Zinki, etc) et souvent composées de turkmènes pro-turcs et d’islamistes sunnites parfois liés à Al-Qaïda (ex-Nosra, Fatah al-Sham) qui servent de relais à Ankara dans le Nord du pays face aux milices kurdes et chrétiennes  et au régime de Bachar al-Assad[1].

Le parti au pouvoir et le président Recep Taiyyp Erdogan, qui compte, par cette offensive très populaire en Turquie, renforcer un peu plus sa popularité, ont reçu un soutien quasi-unanime de leurs alliés de l’extrême-droite au parlement (MHP) à même de leurs adversaires kémalistes, à la seule exception du parti pro-kurde (HDP). Le président turc a affirmé que l'armée turque allait déloger à n’importe quel prix les YPG de la zone Minbej-Afrine, où des forces américaines sont pourtant très présentes aux côtés des miliciens kurdes. Après obtenu l’aval des Russes dont les troupes se sont retirées des environs pour laisser passer les forces turques, Erdogan a déclaré que l’armée turque, épaulée  localement  par « l'Armée syrienne libre » (ASL), composée de miliciens Turkmènes islamistes, libérera Afrine des « terroristes kurdes jusqu'à l'élimination du dernier de leurs membres », et que rien ne l’arrêtera, pas même « l’allié » américain de plus en plus ouvertement dénoncé et critiqué en Turquie.

Fidèle à sa stratégie « nationale-islamiste » qui consiste à redorer le blason de la nation turque sur fond de réislamisation et d’irrédentisme « néo-ottoman » (Irak, Syrie, Balkans, Afrique du Nord, etc), Recep Tayyip Erdogan a menacé dimanche dernier les opposants à l’opération : « si vous sortez dans la rue vous allez en payer le prix », et il a fait interdire les meetings et manifestations politiques du seul parti qui a osé s’opposer à cette guerre contre les forces kurdes de Syrie : le HDP, le parti démocratique des peuples, dont le leader Demirtas et d’autres députés ou amis journalistes ont été victimes de procès ubuesques, emprisonnement et purges depuis 2015, phénomène qui s’est accentué en « réaction » à la tentative de coup d’État avorté contre Erdogan de juillet 2016.

Après avoir été discréditée par le coup d’État militaire manqué puis après que son état-major ait été en partie décimé par les purges, l’armée turque voit de son côté dans l’intervention en Syrie contre les Kurdes une occasion de redorer son blason, sachant que la lutte contre les « séparatistes et terroristes kurdes », qui passe bien avant la lutte contre les djihadistes, dont certains sont toujours appuyés en Syrie contre les Kurdes, demeure le thème le plus fédérateur et électoralement le plus porteur dans le pays d’Atätürk.

Poursuivant sa logique autocratique à la fois ultra-nationaliste et islamiste, Erdogan a ainsi invité tous les citoyens turcs à accrocher le drapeau national à leurs fenêtres, à mettre à l’écart les « traîtres », puis à réciter des prières dans toutes les mosquées afin de « soutenir les combattants musulmans turcs » comme à l’époque califale ottomane. Mise au pas depuis plusieurs années à la suite de l’incarcération et de la condamnation de la quasi-totalité des journalistes laïques libéraux, pro-kurdes ou anti-Erdogan, la presse turque n’a quant à elle publié que des unes fort « patriotiques » et pro-Erdogan. Même le parti d’opposition kémaliste, le CHP, qui avait organisé l’an passé une longue marche d’Ankara à Istanbul pour rassembler tous les opposants à Erdogan, a soutenu cette « opération militaire jugée « nécessaire ». Les réseaux sociaux ont également été neutralisés, une trentaine de personnes ayant déjà été arrêtée pour « propagande terroriste » après avoir osé diffusé sur le Net des messages dénonçant l’opération militaire turque en Syrie.

La Turquie, membre problématique de l’OTAN et étrange « allié » des États-Unis

Cette offensive militaire turque est hautement sismique. Elle oppose en effet presque directement Turcs et Américains, et elle marque une nouvelle étape dans « les guerres à l’intérieur de la guerre civile syrienne », ceci dans le contexte très tendu des prochaines négociations sur le futur de la Syrie qui seront organisées fin janvier à Sotchi sous l’égide de la Russie qui ménage les Turcs et a lâché ses alliés turcs afin de ne pas compromettre la collaboration russo-irano-turque à l’oeuvre. L’intervention militaire en territoire syrien aux côtés de milices islamistes turcophones notoirement proches des jihadistes se fait très clairement au détriment de la lutte contre l'État islamique en Syrie, puisque les combattants kurdes sont le fer de lance de la lutte contre Daesh. On l’a vu de façon spectaculaire avec la reprise de Rakka notamment et d’autres bastions repris par les Kurdes aux jihadistes tant en en Syrie qu’en Irak d’ailleurs. A la fois proches de Moscou et de Washington, les Kurdes, qui ont enregistré de nombreuses victoires militaires sur le terrain nord-syrien en Syrie depuis 2016 face à Daesh, s'estiment lâchés par leurs deux alliés politiques, russe depuis un an, et américain depuis quelques jours (dans une moindre mesure certes), puisque les États-Unis n’ont pas pu les appuyer face à l’offensive d’Ankara, membre de l’OTAN qu’il convient de ménager au maximum. Pour ce qui est des Russes, on se rappelle qu’après le coup d’État manqué contre Erdogan, en juillet 2016, suivi de près d’une réconciliation turco-russe, Poutine et son homologue turc s’étaient mis d’accords sur les conditions d’une collaboration nouvelle en Syrie après la grave crise de 2015 (avion russe abattu par l’armée turque) : la Russie doit « lâcher » les forces kurdes séparatistes du PKK et des YPG dans le nord de la Syrie en échange, du lâchage par Ankara, de certains groupes rebelles islamistes syriens pro-turcs, « deal » qui avait notamment grandement facilité la reprise de Alep en 2017.

Par son intervention en Syrie qui renforce objectivement Daesh face à ses ennemis kurdes affaiblis, la Turquie démontre une fois de plus que sa priorité absolue, tant en politique intérieure qu’en politique régionale, demeure la lutte contre le séparatisme kurde, quitte à aider objectivement l’État islamique et d’autres forces islamo-jihadistes. Comme ils l’ont fait auprès des Russes, les responsables turcs ont par conséquent fait comprendre à leurs alliés américains de l’OTAN que la création par l’armée américaine d'une force frontalière de 30 000 hommes dans le nord de la Syrie dont le noyau-dur sont les combattants kurdes des YPG, est un coup de poignard dans le dos turc. Les États-Unis sont de leur côté de plus en plus irrités par le comportant pour le moins peu solidaire de leur allié turc, qui combat de facto en Syrie les alliés les plus fiables des États-Unis face à Daesh. Washington se sent également « trahi » par son allié de l’OTAN qui s’est rapproché depuis un an de Moscou et même de l’Organisation de la conférence de Shanghai (OCS), créée en 2001 par les Russes et les Chinois pour contrer l’OTAN en Asie centrale.

Bien qu’informée au préalable de cette offensive turque en Syrie, comme cela se doit pour éviter des altercations incontrôlables entre armées respectives, Washington voit d’un très mauvais cette nouvelle alliance tactique russo-turque en Syrie face à l’alliance américano-kurde. Donald Trump s’est ainsi montré très préoccupé par l'offensive turque à Afrine, qui, selon les responsables américains, profite aux jihadistes. Malgré la désapprobation, certes peu dissuasive, de Washington, l’armée turque poursuit ses frappes dans le nord-ouest et le nord-est de la région d'Afrine, afin d'ouvrir la voie à une avancée terrestre dans le cadre d’un objectif clair qui consiste à créer une zone d’exclusion turque durable dans le nord de la Syrie et empêcher ainsi la jonction des trois zones du Rojava (Kurdistan turc), véritable phobie d’Ankara depuis le début de l’émergence des Kurdes syriens dans le contexte de la guerre civile.

En Allemagne, pays qui compte nombre de Kurdes et qui soutient les kurdes « séparatistes » en abritant certains de leurs membres depuis des années, ce qui constitue une pierre d’achoppement avec Ankara, le gouvernement d’Angela Merkel a annoncé qu’il demanderait « des comptes » au ministre turc de la Défense après la diffusion, dans les médias allemands, d'images de chars allemands "Léopard 2" déployés contre des combattants des YPG. Par contraste, la réaction des autres puissances occidentales a été quasiment nulle, complaisante ou extrêmement timide à l’image des propos d’Emmanuel Macron.

Au lendemain d’un entretien qui a été l’objet de fortes polémiques en Turquie et aux États-Unis, le Premier ministre turc Binali Yildrim a dénoncé le soutien "incompréhensible et inacceptable" de Washington aux « terroristes » kurdes des YPG comme  « une situation avilissante  Depuis le début de l'offensive turque en Syrie, Washington a tenté de ménager son encombrant « allié » atlantiste turc en l’appelant à la « retenue ». Mais face aux visées irrédentistes croissantes d’Erdogan qui n’a cessé de mettre de l’huile sur le feu et qui fait de la « profondeur stratégique » en Syrie une affaire personnelle face aux Kurdes, Donald Trump a semblé durcir le ton lors du dernier entretien téléphonique avec Recep Tayyip Erdogan, en déplorant les « propos anti-américains destructeurs venant de Turquie", puis en exhortant Ankara à réduire ses actions militaires" et à concentrer ses efforts sur la défaite de l'EI". Trump a certes également déclaré que la Turquie pouvait avoir "des inquiétudes légitimes" face aux avancées kurdes à sa frontière. Il est vrai que le territoire turc abrite des bases de l’Otan et des armements américains nucléaires et conventionnels extrêmement stratégiques qui obligent Washington à ne pas se brouiller avec son allié turc, même problématique. Sur fond de rapprochement turco-russe, la Turquie n’a en fait jamais été aussi éloignée de l’Amérique depuis les guerres du Golfe (Irak) en 1990 et 2003. Et les États-Unis ne peuvent pas se résoudre à ce que ce pays qui servait de barrière pour eux et l’Otan face à la Russie soviétique soit en train de devenir au contraire un allié de Moscou face à Washington...

L’affaire kurde est un vrai casse-tête, tant en Turquie, qu’en Irak. Les Kurdes ont en effet failli y proclamer leur État pleinement indépendant après le référendum de septembre dernier. Ceci a déclenché l’ire d’Erdogan qui a menacé d’envahir Kirkuk et Mossoul, anciennes provinces ottomanes en cas d’indépendance puis a averti les Etats) Unis qu’un soutien à ce projet serait un affront. En Syrie et en Iran, l’éventualité de l’indépendance d’un État kurde est également vivement rejetée  par les nationalistes et gouvernements centraux. La « question kurde » qui date au moins des traités de Sèvres (1920) qui promit un État indépendant, au traité de Lausanne (1923), qui avalisa l’enterrement de l’État kurde, n’a pas fini de faire couler de l’encre et du sang. Elle est le fil rouge de la guerre qui vient dans la perspective de la réaffirmation des pouvoirs nationalistes en place à Bagdad et à Damas face au recul de Daesh, sachant que les YPG kurdes ont profité de leur alliance avec les États-Unis pour étendre au maximum leur conquêtes territoriales dans le nord de la Syrie et dans l’est de l’Irak. En déclenchant l’opération militaire en Syrie, Recep Tayyip Erdogan a ainsi prévenu que l’intervention militaire se poursuivra « jusqu’à ce que tous les objectifs soient atteints », ce qui sous-entend un corridor de sécurité de 30 km en territoire syrien à la frontière turque. L’opération qui se voulait au départ « brève », n’est pas prête de se terminer, tant que les Kurdes n’auront pas cédé et que les Américains n’auront pas donné des garanties satisfaisantes aux Turcs.  On se rappelle de la précédente opération de l’armée turque déclenchée en 2016 officiellement « contre Daech » mais en fait surtout contre les forces kurdes, qui dura plus de sept mois.

Toujours est-il que dans le cadre des pourparlers internationaux et des rencontres de Sotchi organisées par Moscou le 30 janvier prochain - où Turcs, Iraniens Russes notamment, vont tenter de trouver une solution politique pour la Syrie, implique de faire évoluer au maximum les rapports de force sur le terrain afin de peser dans les négociations. Dans cette perspective, l’offensive turque prend également tout son sens, tout comme l’initiative des États-Unis, qui ont essayé de revenir à l’oeuvre après avoir laissé un espace aux Russes et aux Iraniens jugé dangereux pour leur intérêt et leur présence dans la région. Paris - Les pourparlers de paix sur la Syrie vont s'enchaîner jeudi et vendredi à Vienne, puis le 30 janvier en Russie, les Occidentaux redoutant que le processus de l'ONU ne soit éclipsé par l'offensive politique de Moscou, après sa victoire militaire sur le terrain. Au lendemain de la réunion de Vienne sur la Syrie, la France et ses partenaires occidentaux et onusiens ont également (vainement) tenté de réagir à l’activisme russe en Syrie et de reprendre l’initiative, l'envoyé spécial des Nations-Unies, Staffan de Mistura souhaitant « remettre les Nations Unis en centre du jeu » afin que « le processus de Genève (ONU) ne soit pas confisqué, détourné ou contourné ». Le propos visait explicitement la Russie, à l’initiative de la réunion concurrente de Sotchi (« Congrès sur la Syrie), où vont se décider notamment les formes constitutionnelles du futur État syrien sur les bases non pas du moralisme occidental à géométrie variable qui oscille entre le soutien aux Kurdes anti-islamistes et aux islamistes sunnites, mais de la realpolitik cynique et du pragmatisme qui caractérisent les adeptes d’un monde multipolaire (Iran, Turquie, Russie). Pour le moment, il semble que c’est plutôt la voie de la realpolitik qui ait fait avancer les choses, depuis le format des réunions d’Astana (accords de déconfliction entre forces belligérantes syriennes appuyés par les trois pays précités) et les réunions préparatoires de Sotchi fin 2017.



[1] La brigade puis division Sultan Murad tire son nom d'un sultan ottoman: Mourad II, qui règne de 1421 à 1444, puis de 1446 à 1451 -et père de Mehmet II le Conquérant, le vainqueur de Constantinople, dont une autre brigade rebelle turkmène porte le nom. Mourad II consolide l'empire ottoman fragilisé par l'incursion de Tamerlan au début du XVème siècle: il étend notamment l'empire dans les Balkans et remporte la victoire de Varna (1444). Il tente sans succès un premier siège de Constantinople: l'entreprise sera menée à son terme par son fils Mehmet. Cette dimension ottomane, et turque, se retrouve sur le drapeau initial de Liwa al-Sultan Murad: la Shahada, la profession de foi musulmane, est en blanc sur fond rouge, couleur du nationalisme turc.

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