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Comment les Frères Musulmans ont fait de l'Afghanistan le terrain de jeu du djihadisme moderne
©Reuters

Géopolitico-scanner

Alors que l’Afghanistan s’enlise dans le fanatisme et la guerre avec le retour en cours des Talibans, alors que le soutien historique des Talibans, le Pakistan, pays qui possède la bombe atomique, est de plus en plus l’otage des fanatiques religieux et poursuit sa politique de soutien à de nombreux mouvements islamo-terroristes dans le monde, dont le Cachemire et l’Afghanistan, il est intéressant de faire un point sur ce qu’on appelle la zone « AF-PAK » (Afghanistan-Pakistan), en donnant la parole à Emmanuel Razavi, Grand reporter spécialiste du Moyen-Orient et de l’organisation des Frères Musulmans, qui vient de signer un nouveau roman géopolitique, « Matin Afghan » (éditions du Menhir), inspiré de faits réels, qui revient, à travers sur l’intervention de la coalition en Afghanistan après 2001.

Emmanuel Razavi

Emmanuel Razavi est Grand reporter, spécialiste du Moyen-Orient. Diplômé de sciences Politiques, il collabore avec les rédactions de Paris Match, Politique Internationale, Le Spectacle du Monde, Franc-Tireur et a réalisé plusieurs Grands reportages et documentaires d’actualités pour Arte, France 3, M6, Planète...  Il a notamment vécu et travaillé en tant que journaliste en Afghanistan, dans le Golfe persique, en Espagne …

Il s’est fait remarquer pour ses grands reportages sur les Talibans (Paris Match), les Jihadistes d’Al Qaida (M6), l’organisation égyptienne des Frères Musulmans (Le Figaro Magazine, Arte).

Depuis le mois de septembre 2022, il a réalisé plusieurs reportages sur la vague de contestation qui traverse l’Iran. Il est notamment l'auteur d'un scoop sur l’or caché des Gardiens de la révolution publié par Paris Match, ainsi que d’un grand reportage sur les Kurdes Iraniennes qui font la guerre aux Mollahs, également publié Paris Match. Auteur de plusieurs documentaires et livres sur le Moyen-Orient, il a publié le 15 juin 2023 un nouveau roman avec Chems Akrouf, « Les coalitions de l’ombre » (éditions Sixièmes), qui traite de la guerre secrète menée par le Corps des Gardiens de la Révolution contre les grandes démocraties. Il aussi publié en 2023 « les guerriers oubliés, histoire des Indiens dans l’armée américaine » (L’Artilleur).

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Alexandre Del Valle : Est-ce pertinent de faire le lien entre les deux pays, l’Afghanistan prisonnier des terribles Talibans, qui contrôlent toute la zone « pachtoune », et le grand frère pakistanais et voisin, lui-même peuplé en partie de Pachtoune qui sont très proches de leurs frères afghans-talibans comme eux ? 

Emmanuel Razavi : En fait le Pakistan entretient une relation toujours très ambigüe avec les Talibans : l’Etat pakistanais n’a jamais mis un terme à sa relation avec les Talibans, dont il est pourtant par ailleurs victime de façon récurrente… Il y a une semaine seulement, à Peshawar, les Talibans ont ainsi attaqué une fois de plus une école, ce qui a entraîné la mort d’une dizaine d’enfants. Des actes comme celui-ci sont hélas fréquents, mais ce pays les analyse de facto comme des dommages collatéraux et joue de fait un joue dangereux, puisqu’il tolère et parfois protège des groupes terroristes de ce type par essence incontrôlables. Le Pakistan, à l’instar de certains pays du Golfe dont j’ai parlé dans d’autres ouvrages et dans vos colonnes, a donc une attitude géopolitique que l’on peut qualifier de schizophrénique, attitude attestée notamment par le fait qu’islamabad laisse essaimer sur son territoire les Talibans depuis des décennies. Cet Etat, et en particulier une branche de ses services secrets militaires, l’ISI, qui avait inauguré la politique du soutien aux jihadistes sous la guerre froide en Afghanistan face aux Russes, continue aujourd’hui de soutenir une partie des Talibans en Afghanistan. Je dis bien une partie, car les Talibans sont divisés en deux mouvances aux stratégies divergentes : la mouvance qui a une « vocation » plus territorialiste (afghane), opposée au Pakistan, et la seconde tendance, plus pro-pakistanaise, liée à certains pans de l’armée pakistanaise qui considère l’Afghanistan comme sa chasse gardée. La porosité entre les zones « pachtounes » (nom de l’ethnie installée des deux côtés de la frontière), la zone afghane et la zone pakistanaise, est donc bien rélle, car les Talibans, qui sont en majorité issus de l’ethnie pachtoune, considèrent que la frontière entre les deux pays (qui coupe leur ethnie) est artificielle. Ceci rappelle la logique de Daesh, à ceci près que les Talibans veulent édifier non pas un califat mondial mais à l’échelle régionale, leur but étant le contrôle de la zone « afghano-pachtoune » dont la frontière interne qui coupe les deux pays n’est pas reconnue. Il est donc très clair que ces 30 dernières années, le Pakistan a tout fait pour déstabiliser l’Afghanistan, ce que les Américains savent très bien, et nous aussi ! Nous avons parfois de drôles d’alliés dans la lutte contre le terrorisme auquel souscrit officiellement le Pakistan…Il est vrai que les Pakistanais ont toujours vu l’Afghanistan comme base-arrière et une profondeur stratégique face à l’Inde dans le cadre d’une guerre avec ce voisin honni, ennemi suprême, contre lequel trois guerres ont été livrées et perdues : l’Inde. Rappelons que, d’un point de vue stratégique et tactique, la région afghane montagneuse a toujours été un bourbier pour toute armée étrangère, ceci depuis l’armée britannique des Indes, et l’armée pakistanaise a toujours voulu en tirer profit et la contrôler.

S’agit-il d’un pays non-fiable pour l’Occident ? 

Le Pakistan n’est décidément pas du tout un pays fiable, oui, je le confirme, même si les visions stratégiques sont multiples au sein de la classe dirigeante et des militaires. La preuve est que les dirigeants et les militaires pakistanais n’ont jamais mis un terme à leur soutien aux Talibans, ni même réellement essayé, car ils ont toujours considéré les Afghans Talibans comme des « supplétifs » de leur propre armée en cas de conflit contre l’Inde… Ceci est la doctrine, certes, non-officielle, de nombreux généraux pakistanais, mais elle est bien réelle et connu des alliés occidentaux de ce pays qui joue avec le feu comme les Saoudiens-wahhabites et les Qataris ont parfois joué avec le feu d’Al-Qaïda, Daesh ou les Frères musulmans tout en prétendant être « modérés » et alliés avec nos pays contre le terrorisme... En réalité, des pans entiers de l’armée pakistanaise n’a jamais joué le jeu de l’alliance anti-terroriste et le pouvoir pakistanais nous a bien menti en faisant croire aux Occidentaux qu’il luttait avec nous contre les Talibans, et même contre Al-Qaïda, qui fut le grand allié du Mollah Omar à l’époque où les Talibans hébergeaient Al-Qaïda, ses chefs et ses bases d’entraînement terroristes à l’origine du 11 septembre 2001… Mieux, on sait que jusque dans les années 2010, les Pakistanais ont directement ou indirectement protégé Al-Qaïde et son chef, puisqu’avant d’être tué par les services spéciaux de l’armée américaine, Oussama Ben Laden a été caché et a pu vivre tranquillement dans sa villa-bunker située Aboutabad, c’est-à-dire dans une zone du Pakistan connue à la fois pour être une zone de villégiature et une garnison militaire pakistanaise.

Vous avez longtemps vécu et travaillé en tant que journaliste en Afghanistan. Comment jugez-vous l’intervention de la coalition sur place, plus de quinze ans après ?

Sur le fond, je pense que l’intervention de la coalition en Afghanistan était nécessaire. Le régime obscurantiste des Talibans n’avait d’autre légitimité que la violence et l’islamisme. Il faut se rappeler que « le pays des cavaliers » était devenu le laboratoire et le lieu d’entraînement de jihadistes venus de tous horizons. Les talibans avaient par ailleurs accueilli dans ce contexte Oussama Ben Laden, auteur des attentats du 11 septembre 2001, et sa garde rapprochée comme nous l’avons déjà dit. Dès la fin des années 1980, l’organisation des Frères Musulmans avait d’ailleurs déjà fait de ce pays le terrain de jeu de ses affidés pour les former au Jihad. Il faut avoir à l’esprit que l’Afghanistan a été à la source du Jihadisme moderne. Ceci est intéressant, car si l’on voit la géopolitique d’une façon holistique ou globale, on peut faire des liens entre ces réalités, Frères Musulmans, pays salafistes du Golfe, Talibans, AL-Qaïda et double jeu du Pakistan, les choses étant toutes liées, sans oublier le contexte initial de la guerre froide et du jeu dangereux et cynique de la CIA qui, par nécessité de lutter contre l’invasion russo-soviétique de l’Afghanistan dans le cadre de ce nouveau grand jeu moyen-oriental, a appuyé un temps le monstre jihadiste qui lui explosera à la figure en septembre 2001…

En 2017, malgré les moyens déployés par la coalition, l’Afghanistan n’est pourtant pas stabilisé et les Talibans semblent revenir ?

Vous avez raison. Sur la forme, cette intervention se solde par un résultat mitigé. D’abord, du point de vue économique, l’Afghanistan reste en 2017 un pays corrompu à tous les étages de son administration, et un narco-état qui est à l’origine de près de 90% de la production mondiale de l’opium. Sur le plan militaire, les talibans ont repris du poil de la bête. Leurs effectifs ont été multipliés par 40 en dix ans (ils seraient passer de 1000  à 40 000 entre 2005 et 2015, ndlr), et Daesh a aussi pris pied dans le pays. Pourtant, dans le même temps, des écoles et des universités ont rouvert. Dans les grandes villes comme Kaboul ou Hérat, les femmes peuvent travailler, les jeunes filles aller à l’école. Enfin, il ne faut pas oublier que l’Afghanistan, c’est aussi une grande culture !

Pourquoi la coalition n’est-elle pas arrivée à bout des islamistes en Afghanistan ?

Je crois que les Américains ont une lourde part de responsabilité. Entre 2001 et 2004, ils sont en effet passés du statut de libérateurs à celui d’occupants.  Leurs soldats se sont parfois mal comportés sur le terrain. J’ai vu des militaires tirer sur des civils, simplement par peur. Ils respectaient aussi, parfois, des protocoles inappropriés. Encore une fois, il faut comprendre que l’Afghanistan est un pays de vieille culture, et un pays tribal. Il fallait donc savoir composer avec les spécificités sociologiques de sa population. 

Dans vôtre livre, vous parlez des américains. Mais comment percevez-vous le rôle de la France dans ce conflit ?

L’Armée française, que j’ai suivie à plusieurs reprises sur place, a été exemplaire. Je crois même pouvoir dire qu’elle a été un modèle pour d’autres armées en terme purement opérationnel, mais aussi en terme de comportement sur le terrain. Les soldats français ont toujours fait preuve de respect vis-à-vis des populations locales. Nombre de nos sous-officiers et de nos officiers ont par exemple appris à parler un peu de farci ou de pashtoune, pour pouvoir communiquer avec les Afghans. Les médecins militaires français ont souvent sauvé des vies afghanes, dans le cadre des opérations civilo-militaires. Les américains ont compris trop tard qu’il fallait s’inspirer du comportement des troupes françaises. Je crois que l’armée française a donné un vrai sens à l’engagement de la coalition là-bas, car chacun de ses cadres avait intimement conscience de ce qui se jouait sur place : une guerre, globale, contre le Jihadisme, qui se poursuit aujourd’hui en Syrie et en Irak.

Dans votre roman, « Matin afghan », vous parlez d’un jeune sergent sioux enrôlé dans l’US army, qui se retrouve à combattre, en 2004, au cœur du pays taliban. Vous faites un parallèle entre la tragédie amérindienne aux USA et ce qui se passe en Afghanistan. D’un point de vue géopolitique, c’est un peu osé, non ?

Je ne compare pas les deux tragédies. En revanche, à travers l’histoire de ce sergent sioux, je pointe du doigt le discours idéologique américain, totalement contradictoire. Georges Bush, dont le pays a massacré les amérindiens puis continue de les parquer dans des réserves insalubres, a lancé sa campagne en Afghanistan en 2001, puis en Irak en 2003, certes au nom de la lutte contre l’islamisme, mais aussi au nom de la démocratie et de la liberté. Et c’est tout le problème. Les Etats-Unis font aussi la guerre au Moyen-Orient au nom de la liberté et de la démocratie, alors qu’ils ne sont pas exemplaires vis-à-vis de leur propre population et de leurs minorités. J’aime l’Amérique où je me rends souvent, mais je suis désolé, ses dirigeants ont eu une politique moyen-orientale inappropriée depuis 1979. Je parle de 1979, car c’est l’année où Khomeiny a pris le pouvoir en Iran, et où les Russes ont envahi l’Afghanistan. D’un côté les américains ont laissé tomber le shah d’Iran pour laisser s’installer un islamiste à sa place, et de l’autre, ils ont financé des islamistes pour combattre les communistes… C’est cette politique inique au Moyen-Orient que nous payons encore aujourd’hui. Car elle se poursuit en Syrie où les Américains ont soutenu des rebelles islamistes contre Bachar al Assad. Or, je ne crois pas que l’on puisse remplacer une dictature par une autre qui, en l’espèce, ferait bien pire. Car à chaque fois que l’islamisme prend le pouvoir dans un pays, cela se solde par moins de libertés pour la population, à commencer par les femmes et les intellectuels. L’islamisme, en Afghanistan ou en Syrie, ne produit que le chaos. 

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