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Le sultan Erdogan face à ses ennemis kémalistes
©Reuters

Turquie

Après le succès de la grande marche du week-end dernier organisée par l’opposant Kemal Kiliçdaroglu pour protester contre la dérive islamiste et autoritaire d’Erdogan, Alexandre del Valle se pose la question de savoir si les Kémalistes sont réellement capables de s’opposer à la dérive « nationale-islamiste » du président turc et de son parti l’AKP, que rien ne semble plus pouvoir arrêter dans leur marche vers une Turquie néo-ottomane et autoritaire.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Depuis des années, le Parti républicain du peuple (CHP), lointain héritier du parti d’Atätürk, était allé de déconfitures et échecs. Divisé entre laïques nationalistes purs et progressistes et moins laïcistes, orphelin d’un leader charismatique, gangréné par les affaires, les scandales médiatiques et l’incompétence, le CHP n’avait même pas été capable de présenter un candidat issu de ses rangs lors de l’élection présidentielle de 2014 remportée par Erdogan ! À la tête du CHP depuis huit ans, Kemal Kiliçdaroglu, Président du Parti républicain du peuple, économiste reconnu âgé de 68 ans, n’avait jamais été en tête d’affiche et il peinait à redynamiser son parti. Il vient toutefois incontestablement de remporter une victoire symbolique et médiatique depuis le succès inattendu de sa « marche de la justice » (version turque de la « marche du sel » de Gandhi), partie le 15 juin de la capitale Ankara. Avec pour slogan porteur et rassembleur «Hak, Hukkuk, Adalet» – Droits, Loi, Justice, la manifestation avait été organisée en réaction à la condamnation et à l’emprisonnement d’un député du CHP, et elle a culminé le 9 juillet dernier avec le rassemblement d’un million et demi de manifestants dans les rues d’Istanbul.

Surnommé par certains le « Ghandi turc » (en raison de sa ressemblance physique avec le pacifiste indien), Kiliçdaroglu, a réussi à coaliser non seulement ses électeurs du CHP mais aussi nombre de ceux du parti pro-kurde HDP, des militants de la gauche et de l’extrême gauche turque, des syndicalistes et des associations de défense des droits de l’homme. Le tour de passe-passe a également consisté à ne pas susciter de répressions de la part des forces de l’ordre, ceci en dépit de la violence verbale des partisans d’Erdogan qui ont accusé systématiquement les participants et sympathisants de la marche anti-Erdogan d’être des « complices » du Parti des travailleurs duKurdistan, (PKK) classé terroriste par le gouvernement ou de l’organisation d’extrême gauche DHKP-C, et bien sûr du FETÖ, la célèbre confrérie de Fetullah Gülen accusée d’avoir fomenté le coup d’Etat de juillet 2016 contre Erdogan.

Kiliçdaroglu, réclame la réintégration des 150 000 fonctionnaires radiés - dont 5000 magistrats, la libération immédiate des journalistes emprisonnés, l’annulation du référendum du 16 avril dernier. En fait, son parti (CHP) est subitement sorti de sa léthargie ponctuée de complaisances ponctuelles envers l’AKP, notamment en réaction au coup d’Etat manqué du juillet 2016, et il a subitement renoué avec une opposition plus frontale à l’Etat-Erdogan après l'incarcération d'un député du parti kémaliste issu de ses rangs, Enis Berberoglu. Berberoglu a été condamné à 25 ans de prison en juin dernier pour avoir transmis en 2014 au quotidien laïque Cumhuriyet une vidéo démontrant que les services secrets turcs (MIT) auraient livré des armes par camions à des djihadistes de Syrie liés à Da’esh et Al-Qaïda. Très Largement diffusées sur Internet, ces images ont provoqué les foudres d’Erdogan qui a été accusé de couvrir les mouvements de djihadistes à la frontière turco-syrienne au nom d’une cynique alliance objective face aux ennemis communs que sont les rebelles kurdes. Ces révélations ont provoqué l’inculpation et l’incarcération de plusieurs journalistes de Cumhuriyet, dont son ex-rédacteur en chef, Can Dündar, qui a depuis lors réussi à trouver refuge en Europe. Ironie de l’histoire, cette même arrestation de Berberoglu a été rendue possible par le vote d'une loi de mai 2016 sur la levée de l'immunité parlementaire des députés à laquelle les élus du CHP ne se sont pas opposés, ce qu’ils paient très chers eux aussi depuis aujourd’hui. Cette réalité permet de relativiser quelque peu la figure de « l’opposant numéro un » à Erdogan que serait Kiliçdaroglu, car le leader du CHP n’était pas si virulent face à Erdogan avant que son jeu ambigu ne se retourne contre les élus de son parti et lorsque qu’il avait soutenu Erdogan face au « coup d’Etat gûleniste » puis validé l’état d’urgence permanent décrété par un néo-Sultan qui avait momentanément séduit jusqu’à des kémalistes en jouant sur la corde sensible nationaliste anti-kurde. Et le parti HDP pro-kurde, dont Kiliçdaroglu essaie aujourd’hui de se rapprocher, a lui aussi payé le prix fort de ce ralliement paradoxal du CHP, puisque 11 de ses députés ont été emprisonnés au motif fallacieux de « complicité de terrorisme ». Parmi ces députés figurent les deux co-présidents du HDP, Figen Yüksekdag et son leader charismatique, Selahattin Demirtas, qui a décidé de tourner la page en souhaitant que la «Marche pour la Justice» «unifie tous les groupes d’opposition». Outre le HDP, la marche a même séduit d’importantes figures de l’AKP, dont Abdullatif Sener, ex-vice-premier ministre de 2002 à 2007.

Rappelons aussi que depuis son arrivée à la tête du CHP en 2010, Kiliçdaroglu avait considérablement lâché du lest sur la défense de laïcité kémaliste et sur la lutte contre l’islamisme, ceci afin de tenter de rallier des personnalités extérieures au parti et des conservateurs modérés, comme l’écrivaine musulmane Elif Cakir ou l’ancien secrétaire de l’Organisation de la Coopération islamique (OCI), Ekmeleddin Eshanoglu. Ce dernier, avait été désigné en juin 2014 par le CHP et le parti de l’action nationaliste (MHP), comme leur candidat unique à l'élection présidentielle. Le fait qu’Eshanoglu soit le fils d’un turc anti-kémaliste, Ihsan Efendi, issu d'une famille pieuse de Yozgat, en Anatolie centrale, ayant fui en 1924 la Turquie d’Atätürk en pleine laïcisation pour aller étudier et enseigner l'islam à l'université du Caire, avait également fait jaser les kémalistes orthodoxes du CHP. Mais ce pédigrée avait été apprécié en 2004 par Erdogan qui avait facilité sa nomination à la tête de l’OCI.

Le ras-le-bol des laïques et des progressistes face au projet de civilisation « national-islamiste » et « néo-ottoman » d’Erdogan

Toujours est-il que, fort de millions d’abonnés sur les réseaux sociaux, le leader du CHP a réussi à redorer le blason de son parti en canalisant l’opposition à l’autoritarisme d’Erdogan qui a atteint son comble depuis le coup d’État manqué de juillet 2016 et les innombrables purges dans l’administration, les médias, les milieux d’affaires, l’armée et l’enseignement. Il est vrai que, parallèlement à l’impressionnante répression qui s’est abattue sur tous les opposants à l’AKP d’Erdogan, les laïques-kémalistes sont de plus en plus inquiets face à la dérive islamisante et obscurantiste croissante de l’Etat-AKP, lequel a repris le contrôle des universités, de la police, de l’armée, de la justice et de l’enseignement,  sans oublier l’autorisation du voile islamique dans les universités et écoles, puis la réintroduction de l’enseignement religieux dans les écoles publiques. On pourrait ajouter à ce tableau, véritable programme de réislamisation-dékémalisation de l’Etat, la persécution administrative et foncière des minorités non-sunnites, notamment les Alevis - dont est membre Kiliçdaroglu - et les chrétiens. C’est également dans ce contexte de réislamisation progressive et de délaïcisation post-kémaliste que le gouvernement turc a récemment supprimé la théorie de l’évolution dans les programmes scolaires, au motif qu’elle serait « contraire aux préceptes du Coran ». En fait, la question de la réintroduction des théories créationnistes issues du Coran et de la Charià dans l’enseignement turc ne date pas d’aujourd’hui. Dans mes ouvrages sur la Turquie (La Turquie dans l’Europe, un cheval de Troie islamiste ? 2003, et Le dilemme turc, 2005) J’avais déjà averti que le noyau-dur islamiste qui entoure Erdogan était fortement imprégné des écrits du très célèbre écrivain-polémiste Adnan Oktar, alias Harun Yahya, figure centrale du créationnisme en Turquie et théoricien islamiste de référence appuyé par les monarchies du Golfe. Les best-sellers de Yahya connaissent depuis des années de très grands succès de librairie et ils répondent à une vraie « demande » de réislamisation/désoccidentalisation-dékémalisation de la société. En fait, nous assistons depuis deux décennies en Turquie à un véritable "changement de civilisation", selon les termes mêmes utilisées par le président turc R. T. Erdogan, et son premier ministre Binali Yildirim, notamment lors de la dernière campagne référendaire qui a permis au président turc d’obtenir les quasi pleins-pouvoirs. Depuis le premier succès de l’AKP (parti de la Justice et du Développement) fondé par Erdogan en novembre 2002, ce processus de mutation idéologico-civilisationnelle et géopolitique qui a vu la Turquie ex-kémaliste renouer avec sa voie ottomane-islamique, les dirigeants turcs n’ont en effet cessé de démanteler les apports et acquis du kémalisme, l’idéologie nationaliste-laïque et occidentalisée chère à Atatürk, père de la Turquie moderne (alias Mustapha Kémal dit Atätürk), vue comme une « trahison » envers le passé ottoman-islamique de la Turquie, ceci au profit d’une vision identitaire et géopolitique "néo-ottomane ». L’idée serait ainsi de permettre à la Turquie de « retrouver ses racines islamiques et orientales », ce qui passe bien sûr par une réislamisation progressive du système de l’enseignement, après avoir éradiqué les derniers bastions du vieux kémalisme anti-islamique, vu comme une source d’acculturation pro-occidentale et de déislamisation, ce qui n’est factuellement pas faux. Dans un second temps, il s’agira bien sûr pour Erdogan et ses appuis pro-Frères musulmans, de réislamiser toute la société, le gouvernement, et les lois, ce qui passe par la réintroduction progressive de la Charià. En fin de compte, l’avènement du néo-sultan Recep Taiyyep Erdogan a été non pas un début mais l’aboutissement de la revanche géo-civilisationnelle de ceux qui n’ont jamais digéré la laïcité-occidentalisation imposée brutalement par “l’athée Atatürk” dans le cadre d’une acculturation autoritaire et anti-démocratique, d’où la propension d’Erdogan et de l’AKP à affirmer que la réislamisation de la Turquie se fait au nom de la démocratie et par les élections, ce qui est difficilement incontestable et qui marque le génie politique d’Erdogan et de l’AKP... De ce point de vue, le président turc et son parti ne feraient en fin de compte que permettre la revanche néo-islamiste des masses musulmanes anatoliennes orphelines de l’empire ottoman qui auraient été humiliées par le projet occidentalo-laïque et « apostat » du kémalisme.

Un héritier du kémalisme qui « manque de charisme », et une opposition hétéroclite difficile à réunir

Revenons au leader du parti kémaliste turc et à ses (maigres) chances de fédérer l’opposition polymorphe à l’AKP et à Erdogan. Fidèle à la tradition francophile-laïque des kémalistes et progressistes turcs, Kiliçdaroglu, qui a étudié notamment en France et vient de l’aile gauche la moins autoritaire du kémalisme, n‘est entré en politique qu’en 1999, après une carrière passée au sein de la sécurité sociale turque. Le succès de sa marche anti-Erdogan n’empêche pas de constater que le Parti républicain du peuple qu’il préside est toujours englué dans ses divisions internes, qui opposent notamment la tendance sociale-démocrate plus ou moins progressiste et celle plus autoritaire, parfois séduite par certaines positions notamment nationalistes et anti-kurdes d’Erdogan. Tous s’accordent également à constater que Kiliçdaroglu manque cruellement de charisme, problème majeur face à l’hyper-leader Erdogan. Certes, l’un de ses atouts est qu’étant à la fois kémaliste, d’origine kurde et alévi (branche hétérodoxe très libérale de l’Islam chiite), il pourrait idéalement créer les bases d’une alliance entre les kémalistes et la gauche laïque pro-kurde modérée. Mais dans le même temps, sa double appartenance à la religion alévie - honnie par les islamistes sunnites et les électeurs d’Erdogan -, puis à l’ethnie kurde, assimilée au PKK terroriste détestée par les nationalistes, contribue à réduire son champ d’action électoral et sa capacité fédératrice. En réalité, non seulement la société turque demeure très divisée (globalement entre occidentalistes-kémalistes/progressistes de l’Ouest ; néo-islamistes/post-kémalistes anatoliens majoritaires pro-Erdogan et leurs alliés d’extrême-droite ; puis Kurdes séparatistes ou/et anti-AKP), mais l’opposition anti-AKP et anti-Erdogan est elle-même loin d’être unie et pratiquement presque impossible à fédérer et structurer politiquement et électoralement. Rappelons que le CHP, qui a recueilli 25,32% des voix lors des élections législatives de 2015, a vécu dans l'ombre de l'AKP au Parlement et qu’il représente en gros la moitié de la force électorale pro-Erdogan. Certes, d’anciennes figures modérées de l’AKP choquées par l’évolution radicale d’Erdogan et surtout des militants de gauche ou pro-kurdes ont rejoint la « marche pour la justice » du CHP, mais ce parti va maintenant subir les foudres politiques et judiciaires du régime Erdogan et l’après marche sera bien moins unitaire, d’autant que sa stratégie de rapprochement avec le HDP pro-kurde, véritable bête-noire des nationalistes turcs, peut braquer nombre d’électeurs du CHP kémaliste. Sachant cela, et afin d’apparaître comme le chef incontesté de l’opposition, Kiliçdaroglu mobilise par conséquent prioritairement le registre démocratique et pluraliste, d’où son ouverture depuis des années tant à des personnalités islamiques conservatrices modérées qu’au parti pro-kurde et à la gauche. Pour cette raison, certes honorable, mais peu lisible idéologiquement et électoralement, le leader du CHP s’était solidarisé avec Erdogan face à la tentative du coup d’Etat militaire de juillet 2016, avant de se retourner contre lui en réaction à la dérive dictatoriale. Mais cette posture suffit-elle à elle seule pour fédérer une vraie force face à l’AKP ? Surtout, le fait d’avoir mis ces dernières années de côté le laïcisme intransigeant jusqu’à parfois paraître trahir les valeurs fondatrices anticléricales et éclairées du kémalisme n’est-il pas l’une des causes de la stagnation électorale de ce parti qui fut longtemps au gouvernement et qui ne dépasse plus les 20-25 % de suffrages depuis 15 ans ? Un pas important vient certes d’être franchi dans le sens d’une opposition plus visible, frontale et plurielle. Toutefois l’autre pas consisterait plus décisif consisterait à renouer avec les valeurs laïques fondatrices d’Atatürk, le père fondateur de la Turquie kémaliste, encore chères à de nombreux membres du CHP et aux élites turques, sans oublier les Alevis. L’unification de l’opposition pourrait cependant achopper dans le moyen terme sur les relations fragiles et potentiellement conflictuelles entre le CHP et le HDP pro-kurde de Demirtas, qui demeure très fédéraliste et demeure suspecté de poursuivre un agenda indépendantiste, véritable casus belli pour tout kémaliste cohérent. 

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