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"Ambassadeur danois de la tech" : entre aveu d'impuissance étatique et consécration de la toute puissance des "entreprises de la tech"
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Vikings numériques

Le Danemark a décidé de créer un poste d'ambassadeur auprès des grandes entreprises de la tech. Soit il s'agit d'un aveu d'impuissance des Etats, soit c'est une consécration de la toute puissance de ces entreprises dont l'appétit politique se développe. Ou les deux.

Gilles Dounès

Gilles Dounès

Gilles Dounès a été directeur de la rédaction du site MacPlus.net  jusqu’en mars 2015. Il intervient à présent régulièrement sur iWeek, l'émission consacrée à l’écosystème Apple sur OUATCH.tv, la chaîne TV dédiée à la High-Tech et aux loisirs.

Il est le co-auteur, avec Marc Geoffroy, de l'ouvrage iPod Backstage, les coulisses d’un succès mondial, paru en 2005 aux Editions Dunod.

Vous pouvez suivre Gilles Dounès sur Twitter : @gdounes

 

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Atlantico : Le Danemark a décidé de nommer un nouvel ambassadeur pour dialoguer avec les grandes entreprises du monde de la technologie. Quels problèmes cette initiative est-elle censée résoudre ?

Gilles DounèsPour le gouvernement libéral (et même très libéral) du Danemark, il s’agit clairement de faire une lecture littérale de la mondialisation et de ses rapports de force. A titre d'exemple, en 2015 le produit intérieur brut du Portugal et de la Grèce avait été équivalent au chiffre d'affaires des fameux Gafa, c'est-à-dire les quatre principaux géants du secteur technologique, apparus en moins de 10 ans (Google, Apple, Facebook, Amazon) comme le rapporte l'article du Washington Post que vous citez, ou la valeur boursière du seul Apple à présent équivalente à la capitalisation de l'ensemble des sociétés italiennes.

Il peut il y avoir cependant plusieurs niveaux de lecture. Tout d'abord, il s'agit clairement d'une volonté d'affichage : les Monsieur "ceci ou cela", chargés de mission et autres "hauts-commissaires" ou "hauts représentants" n'ont jamais manqué au cours de l’Histoire, quels que soient leurs titres plus ou moins ronflants, la quantité de plumes à leur chapeau ou le nombre de boutons et de brandebourgs à leurs jaquettes de cérémonie. En effet, les multinationales de la tech ne manquent pas de relais sur place, dans chaque pays concerné et capables de les conseiller sur le meilleur angle ou le meilleur interlocuteur (membre de cabinet ou ministre de l'industrie, du Trésor ou de l'économie, collectivités locales) susceptibles de déclencher tel ou tel avantage fiscal ou tel ajout d'infrastructures, afin de favoriser une implantation sur leur sol.

À ceci près qu'en définitive, les choses sérieuses se discutent et se finalisent au plus haut niveau de l'État. Nul besoin d'aller chercher bien loin le dernier exemple en date : vendredi 10 février 2016, à la toute fin de sa tournée des popotes européennes, c'est avec Teresa May, le Premier Ministre Britannique, que Tim Cook le PDG d'Apple s'est entretenu, vraisemblablement à la demande de cette dernière pour tenter de négocier le maintien du siège social d'Apple, Regent  Street à Londres, sur fond de Brexit et d’un investissement immobilier de prestige équivalent tout récemment finalisé par la marque à la Pomme, Avenue des Champs Élysées à Paris.

Au-delà de l'affichage, c'est en fait la position du meilleur élève dans l'orthodoxie libérale que le gouvernement danois se met en position de revendiquer au sein de l'union européenne, alors que les deux autres pays du premier tour d'élargissement de 1973, le Royaume-Uni et l'Irlande, ont soit fait le choix de quitter l'union, soit se sont fait taper sur les doigts par la Commission pour les libéralités accordées en matière fiscale à Apple en particulier. Tout cela au moment, au contraire, le noyau dur des pays fondateurs appuyer par ce de l'Europe du Sud s'apprête à mettre sur la table des propositions visant à relancer le processus d'intégration et à favoriser davantage de  protection, s'il le faut en avançant seuls de leur côté.

Que peut-on présager des relations entre le Danemark et ces entreprises, Pensez-vous qu'il s'agit d'une bonne idée ?

En tout état de cause, il s'agit de fait d'un formidable aveu d'impuissance de la part du Danemark en particulier et de l'Europe en général, vis-à-vis de cette mondialisation--ci, et qui angoisse dans les peuples parce que à la différence des mondialisations précédentes, celle-là s'est plutôt faite à l'initiative des États-Unis, et proportionnellement davantage au bénéfice de la Chine.

Après une première forme de mondialisation dans l'Antiquité, plutôt constituée par une interconnexion d'empires successifs jusqu'à l'empire romain, pour schématiser d'un point de vue européo-centrique, le haut Moyen-Âge a en effet vu paradoxalement la mise en place d'une forme plus rudimentaire de mondialisation, à partir des cercles concentriques dessinés par les raids Vikings, dont les Danois actuels font partie des héritiers historiques… du moins autant que les gaulois pour les Français actuels. Il n'en demeure pas moins que grâce à leur avance technologique maritime et métallurgique, lesdits vikings ont réussi à s'implanter entre le huitième et XIe siècle jusqu'au fin fond de l'Europe centrale, et même de l'Asie Mineure, en remontant les cotes, puis le réseau hydrographique, et même jusqu'aux côtes les plus septentrionales de l'Amérique du Nord avec l'île de Terre-Neuve, sans même parler du Groenland.

Au passage, ils ont profité de leur avance technologique et de la victoire militaire sur les populations rencontrées pour obtenir soit de véritables territoires ou s'implanter, soit des comptoirs commerciaux… à leur avantage, bien entendu, et les mondialisations ultérieures de la Renaissance et du XIXe siècle n’ont pas fonctionné autrement, à chaque fois à une échelle supérieure. Or le problème du Danemark actuel, c'est bien le retard accumulé depuis le début de la nouvelle révolution industrielle numérique où, au sein d'une Europe certes déclassée pour des raisons sur lesquelles nous allons revenir, la France – en dépit des idées reçues – ainsi que l'Allemagne et le Royaume-Uni, mais également l'Espagne, font figure de "bons élèves". Tous ces pays ont en effet favorisé l'émergence de véritables tapis de "jeunes pousses" ou de PME dans tous les secteurs chaque jour plus larges dont s'empare l'économie numérique.

En l'occurrence, il s'agit pour le Danemark de proposer – ou d'accepter – des conditions particulièrement avantageuses pour les Tech compagnies qui ne manquent jamais de tendre la sébille en matière d'implantation, qu'il s'agisse de centres de recherche et surtout de Data Center en ce qui concerne le Danemark dont la position septentrionale offre des atouts certains en matière d'énergie verte. C’est d’ailleurs au moment où l’Union Européenne commence enfin à se préoccuper du devenir de l’utilisation des données personnelles, qui étaient jusque il y a peu considérées comme un "déchet" de l'activité numérique, et qui représentent en fait des matières premières à haute valeur ajoutée pour l'intelligence artificielle.

Mais en aucun cas, un pays ou ses représentants n’ont intérêt à se présenter devant les sociétés de la iTech en position de "non-sachant" comme présenté dans l’article par le Ministre, en leur disant "asseyez-vous, servez-vous, vous allez nous apprendre…". On va prendre encore une image : c'est exactement comme dans l'épisode de la rubrique–à–brac du regretté Gotlib, où l'on voit en parallèle un mécanicien qui calcule mentalement le devis d'un automobiliste qui lui explique sa panne… jusqu'au moment où celui-ci ajoute "… parce que vous savez, moi je n'y connais rien en mécanique !". Bien entendu, le mécano triple illico le devis…


La France aurait-elle aussi intérêt à mettre en place ce genre d'initiative ? Est-ce une bonne idée de considérer une entreprise sur un pied d’égalité avec un pays ? 

"Difficile de prédire l'avenir, sans cesse en mouvement est la force…" pour reprendre un exemple un peu simplet de la culture "Mainstream". Le théoricien de l'économie numérique Geoffrey Moore, beaucoup plus sérieux a priori que George Lucas, compare l’irruption du "fait" numérique à l'effet d'une boule de bowling, déséquilibrant un certain nombre de quilles lesquelles en entraînent d'autres à leur tour dans leur chute, et ainsi de suite. Il en va de même pour les secteurs de l'économie "traditionnelle", pré-numérique, déstabilisés les uns à la suite des autres, au fur et à mesure que leurs voisins et les technologies sur lesquelles ils reposent sont impactés les uns à la suite des autres. Il n'a été jusqu'ici pas très facile d'anticiper dans quel ordre les secteurs allaient basculer–et surtout ceux qui allaient résister (et donc sur lesquels s’appuyer).

Il serait en tout cas totalement contre-productif, pour les raisons vues plus haut, de prétendre administrer une purge économique de type thatchérien au pays, ou de jeter l'anathème sur telle ou telle catégorie de travailleurs, mais plutôt de favoriser l'émergence d'abord, la croissance ensuite des entreprises qui naissent d'abord sur de bonnes idées, mais qui doivent ensuite se consolider en se diversifiant de façon intelligente et maîtrisée en créant leur propre écosystème. Il ne sert à rien de se raidir, ou de s'épuiser à tenter de surfer à contre-courant sur une vague de reflux au moment où la suivante arrive… sauf à prendre une nouvelle tasse !

Deux exemples rapides, le premier en 1984 : les fonctionnaires de l’Education Nationale et de l’Industrie avaient négocié un accord, particulièrement serré cette fois, avec un constructeur informatique américain, Apple en l'occurrence. Baptisé Plan Informatique Pour Tous, celui-ci prévoyait dans sa première version l'achat de 100 à 150 000 Macintosh spécialement configurés avec 256 ko de mémoire vive – soit le double de l'équipement standard – pour un prix d'environ 10 à 12 000 Fr. de l'époque, c'est à dire à peu près la moitié du prix public catalogue de ce modèle de base. Surtout, Apple avait accepté un transfert total de technologie vers le gouvernement français pour l'usine d'assemblage dont l'implantation était prévue à Lannion, et qui devait être le clone de celle de Fremont en Californie, alors la plus moderne du monde. Las, le gouvernement français préféra placer sous poumon artificiel Thomson, le constructeur national de l'époque. On a vu ce qu'il en est advenu de l’aventure industrielle de l'informatique française, Thomson ayant mis la clé sous la porte, le dernier coup de rouleau de scotch appliqué sur le dernier carton de TO 9, ou presque…

Deuxième exemple, en 1996-97 d'autres fonctionnaires ou assimilés, de France Telecom ceux-là, avaient développé dans le labo de recherche des Pages Jaunes un CD-ROM d'annuaire électronique pour la France entière. Pour la deuxième version, ils ont ajouté avec pas mal d'astuce et beaucoup d'AppleScript la possibilité d'afficher la photo du pas-de-porte de la personne demandée et ce, à une date ou Google en était tout juste au stade du projet de thèse. Moyennant quoi, les Pages Jaunes après avoir été filialisée, puis vendue à l'encan comme "actif non stratégique" n'en finit pas de s’étioler, pendant que le géant de Mountain View se goinfre avec la publicité associée à Google Street. 

Dans le nouveau contexte posé par l'économie du numérique, Il faut désormais 5 à 10 ans pour établir un nouveau monopole : sauf a renoncer à toute indépendance industrielle pour le demi-siècle à venir, la France n'a aucun intérêt à dérouler ainsi le tapis rouge à des multinationales étrangères qui, qu'on le veuille ou non, restent soumises à la législation de leur pays d'origine, et au bon vouloir en définitive de ses actionnaires. D'autant que, répétons-le, la France est en tête des pays européens qui sont derrière les États-Unis, et éventuellement la Chine, en matière d'économie numérique. En l'espèce, c'est le système d'exploitation – et surtout le kit de développement logiciel qui en découlent et qui permet de créer un écosystème – qui sont la clé de l'indépendance, sinon de la domination dans l'économie numérique.

Sans parler d’infrastructures, d’apprentissage du code à l’école ou de créer un OS souverain, au niveau européen si ce n'est national–la république populaire de Chine a entrepris de bâtir le sien – la France peut au moins s'efforcer de créer un environnement favorable à l'éclosion des idées et à leur passage au projet de produit, du produit au projet d'entreprise et de l'entreprise à l'écosystème. Pas en écrasant de sa morgue les équipes de recherches, qu'elles soient publiques ou privées, ni en taillant à la petite semaine dans leur budget pour boucler les fins de mois ou arrondir les dividendes, mais bien en favorisant la croissance des futures ex-"jeunes pousses" en leur permettant par un environnement capitalistique adapté de dépasser le stade de la première bonne idée pour pouvoir multiplier les produits, et atteindre le stade de la PME innovante en réussissant un deuxième, voire un troisième tour de table avant d'atteindre le stade de la rentabilité et de pouvoir dégager des fonds propres. 

C'est ce qu'a fait très intelligemment Axelle Lemaire, en poursuivant l’initiative de la French Tech initiée par Fleur Pellerin, laquelle a tout naturellement investi ses compétences dans son propre fonds de capital-risque. Ne pas avoir peur, en quelque sorte, de passer du stade du pépiniériste à celui du jardinier pour favoriser l’émergence de ce que les anglo saxons appellent "une licorne", c’est à dire "une pépite" ou un "diamant brut" en bon français, suffisamment rare et original pour représenter un potentiel exceptionnel, voire la multinationale leader de son marché de demain. C’est par exemple le parcours qu’est en train de suivre le Français Netatmo, en réussissant les tours de tables successifs pour financer son développement à l’International, tout en sachant s’allier avec des partenaires du bâtiment traditionnel d’un côté (Legrand), et en favorisant l’émergence de son écosystème propre de l’autre. Et il y a une foule d’autres exemples, à tous les stades de développement. 

Nicolas Quénel

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