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Prise d'otage d'In Amenas : le mystère de la mort de Yann Desjeux
©Reuters

Bonnes feuilles

Prise au piège pendant vingt-cinq heures dans l'enfer de la prise d'otage massive d'In Amenas, Murielle Ravey, "medic" du site gazier algérien attaqué le 16 janvier 2013, est la seule rescapée française du massacre. Extrait de "In Amenas, histoire d'un piège" (2/2), éditions La Martinière.

Même leurs interlocuteurs officiels peinent à leur livrer une vérité définitive.

« Le gouvernement nous a d’abord expliqué que mon père avait été tué par les terroristes, expose Florian. Mais la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) nous dit autre chose : elle ignore s’il est tombé sous les balles des Kalachnikov de l’armée ou celles des Kalachnikov des terroristes.

Les enquêteurs de la DCRI ne font que reprendre les conclusions de l’autopsie et de l’expertise balistique réalisées sur le corps de Yann Desjeux. Selon les deux documents, il a été tué de « neuf passages projectilaires ». Ces « projectiles » ont ensuite été analysés à la division balistique de l’Institut national de police scientifique (INPS) de Paris, qui en a établi la nature exacte. Réponse : ce sont des balles de Kalachnikov, calibre 7,62 mm.

Kalachnikov, calibre 7,62 mm. Soit les mêmes balles de Kalachnikov que celles que les enquêteurs retrouvent régulièrement dans les règlements de comptes entre dealers à Marseille, et dont les douilles ont plu en grande quantité lors d’innombrables tueries perpétrées ces vingt dernières années de la Bosnie au Rwanda en passant par le Sri Lanka, l’Ouganda ou la Tchétchénie.

Comme l’écrit le journaliste italien menacé de mort Roberto Saviano dans son livre Gomorra, vertigineuse enquête au coeur de la mafia napolitaine :

Rien au monde n’a fait plus de morts que l’AK- 47. La Kalachnikov a tué plus que les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, plus que le virus du HIV, plus que la peste bubonique, plus que la malaria, plus que tous les attentats commis par les fondamentalistes islamistes, tous les tremblements de terre réunis. Une quantité colossale, inimaginable, de chair humaine. […] Kalachnikov a fait un geste en faveur de l’égalité : des armes pour chacun, des massacres pour tous1. »

À In Amenas, la Kalachnikov était effectivement la chose la mieux partagée entre les djihadistes et les militaires algériens. Alors, sans surprise, comme l’indique l’expertise balistique, rien ne permet d’établir si les balles qui ont tué Yann Desjeux « ont été tirées par une même arme ou par des armes différentes ». Conclure à une mort par balles de Kalachnikov, c’est se donner les meilleures chances de ne jamais trouver le coupable. Mais cette conclusion de l’expertise balistique laisse la porte ouverte à la possibilité qu’il y ait eu plusieurs tireurs. La question est de savoir s’ils ont tiré ensemble, ou les uns contre les autres.

La famille Desjeux en est convaincue, Yann est mort « dans un moment d’action, soit de fuite, ou dans un contexte de violence, estime Bruno, l’un de ses frères. Mais, précise- t-il, je pense que ça correspond à un contexte de violence globale ».

L’autopsie du corps de Yann Desjeux révèle des éléments qui vont dans ce sens. Il y a un détail qui frappe Marie- Claude : la cheville gauche de son frère est fracturée et luxée. « Mon mari, qui est médecin, m’a expliqué que ça correspondait à une projection d’un corps vers l’avant. Comme si Yann avait été violemment éjecté de quelque chose. » Du « véhicule 6 », celui de Tahar, en pleine coursepoursuite avec un hélicoptère de combat algérien ? Pourquoi pas ? avance Bruno Desjeux.

S’il était dans un des 4 × 4, mon frère, connaissant bien les forces spéciales algériennes qu’il a côtoyées pendant des années, s’est peut- être dit : “C’est quitte ou double, parce qu’il n’y aura pas de survivants.” Est- ce qu’à ce moment-là, il a fait une tentative d’évasion en essayant de sauter d’un des 4 × 4 ? Et s’est- il fait rafaler, soit par un des terroristes, soit par l’hélicoptère ? Il y a vingt- cinq mille scénarios possibles ! »

L’hélicoptère qui pourchassait le convoi est un engin de combat nommé Mi- 24, de fabrication soviétique, comme une grande partie de l’équipement de l’Armée nationale populaire algérienne. Est- il possible que l’engin ait craché des balles de Kalachnikov de 7,62 mm ? La question diviserait pendant des heures les plus grands experts des questions d’armement. J’ai quand même posé la question à l’un des meilleurs spécialistes des hélicoptères de combat en France, le journaliste Bernard Bombeau, qui a traité pendant vingt ans ces questions pour la revue Air et Cosmos. Il a eu du mal à cacher sa perplexité :

« On peut toujours fixer une mitraillette légère sur un hélicoptère Mi- 24, mais bon, ça n’est pas fait pour ça, surtout dans ce genre d’opérations. Un Mi- 24, ça fait du dégât. C’est un hélicoptère de combat plutôt utilisé contre des véhicules en mouvement, voire carrément des chars blindés. Il est aussi possible que d’autres hélicoptères, transportant des troupes armées, pour le coup, aient fait partie de l’opération. »

Mais l’autre élément qui intrigue, ce sont les trajectoires des neuf balles. Jamais tirées de face, mais de côté, touchant la partie droite, voire de dos. D’après l’autopsie, la balle qui fut fatale à Yann Desjeux est entrée par la fesse gauche, du bas vers le haut, pour se loger vers le coeur. Difficile d’imaginer qu’une Kalachnikov embarquée sur un hélicoptère de l’armée ait pu toucher une telle région du corps en tirant, par principe, du haut vers le bas, et non l’inverse. Reste qu’il y avait aussi des tireurs au sol, embusqués tout autour de la base de vie et de l’usine.

Le pire, pour la famille Desjeux, c’est de sentir que certaines réponses capitales sont à portée de main. À commencer par l’identité de l’homme – il y en a forcément un – qui a trouvé son corps sur place. Sur la base de vie ou sur la route ? Le savoir serait une avancée considérable.

« Forcément, il y a des gens qui savent où Yann a été récupéré, s’emporte Bruno Desjeux. Simplement personne ne le dit, ni les autorités françaises, ni les autorités algériennes. »

Marie- Claude Desjeux a mis des mois à récupérer les affaires personnelles de son frère, longtemps restées sous le sceau de l’enquête algérienne. L’absence de transparence entre les parquets algérois et parisien est sidérante. Elle a pris la forme, un jour… d’un pli, arrivé au bureau de Marie- Claude. « C’était dans une enveloppe kraft, déposée par porteur. J’ai ouvert… c’était son portefeuille ! On ne m’a donné aucune explication. » Et s’il n’y avait que cela…

La famille Desjeux a fait l’aller- retour Paris- Alger sans avoir vu un seul représentant des employeurs de Yann. « Personne ne s’est préoccupé du rapatriement du corps. Ni sa boîte de sécurité AFMC- Stirling, ni BP, s’indigne Marie- Claude. À notre arrivée à Alger, on aurait pu supposer que quelqu’un de son entreprise serait là, sur le tarmac, pour nous accueillir. Il n’y avait personne. »

L’explication, son fils Florian l’a trouvée au cours de son enquête. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Yann Desjeux n’était plus assuré. « Les salariés de Stirling- AFMC ont deux assurances, explique Florian. Une pour l’employé, minimale. Et une autre, appelée BUPA, beaucoup plus avantageuse, qui couvre tout dommage causé à l’employé à hauteur de cinq millions de livres sterling. » L’assurance BUPA voyage/travail garantit, entre autres, le rapatriement en cas de décès. Le 9 novembre 2012, un courriel envoyé par sa hiérarchie est arrivé sur la messagerie de Yann Desjeux : « Au vu des changements contractuels avec BP, l’assurance BUPA, fournie depuis de nombreuses années par Stirling, ne sera plus effective à partir du 14 décembre 2012. » Soit un mois presque jour pour jour avant l’attaque terroriste. Contacté par courriel, le service de presse de BP, à Londres, n’a pas donné suite : « Pas d’interview tant que l’enquête est en cours. » Mike Lord, le patron de Stirling, a en revanche tenu à m’exposer, dans un long courriel, les raisons de l’annulation de l’assurance de Yann Desjeux. C’est le changement de statut de sa compagnie qui en est à l’origine. Conformément à la loi en Algérie1, Stirling a dû s’associer à une compagnie locale, RedMed, pour former une structure appelée AFMC, 100 % algérienne. Par conséquent, les contrats de travail des employés sont eux aussi algériens, et leurs salaires sont versés en dinars. « Les employés ont désormais droit seulement aux avantages qui leur sont accordés en vertu de la loi algérienne », précise Mike Lord. Impossible pour eux de toucher une assurance versée dans une devise étrangère. « Toute l’équipe en a été informée. Nous leur avons donné l’opportunité de payer pour leur propre assurance. Certains l’ont fait. D’autres ont choisi délibérément de ne pas le faire. »

Vu l’urgence, c’est le Centre de crise du Quai d’Orsay qui a pris en charge l’affrètement du vol vers Alger, et les frais de rapatriement du corps de Yann Desjeux. Mais pour le reste, l’État français est aux abonnés absents. Le fonds d’indemnisation prévu pour les victimes du terrorisme « ne marche pas », constate, lucide, un diplomate. Et la famille Desjeux est la première à le constater. Marie- Claude, la soeur aînée, n’aime pas beaucoup parler d’argent, mais le scandale lui paraît tel qu’elle lâche les chiffres. Ridiculement bas. « Ma mère et mes deux neveux Yvan et Florian ont touché 5 000 euros chacun. » Depuis octobre 2009, une loi prévoit une indemnisation de 4 000 euros pour les propriétaires de voitures brûlées qui montreraient leur bonne foi.

Le dossier est en cours de traitement, et récemment Yvan et Florian se sont vu proposer « la modique somme de 15 000 euros », ironise leur tante, qui redevient sérieuse :

« En Italie, les victimes du terrorisme sont indemnisées à vie. Ainsi que leurs descendants directs. En France, les victimes du terrorisme n’ont pas de statut. »

Extrait de "In Amenas, histoire d'un piège - Témoignage de la rescapée française du massacre",  Murielle Ravey et Walid Berrissoul, (Editions La Martinière), 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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