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Ce que l'Europe peut faire pour répondre aux extrémistes pro-européens ukrainiens de plus en plus violents
©REUTERS/Vasily Fedosenko

Le coeur de l'Europe bat à Kiev

Après cinq morts et 300 blessés à ses portes, l'Union européenne ne peut faire semblant de ne rien voir. La solution de la dernière chance pour éviter une véritable guerre civile résiderait dans une médiation énergique et pragmatique de sa part.

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik, né à Moscou, est professeur associé de géopolitique et responsable académique à l'ICN Business School Nancy - Metz. Ancien diplomate et speach writer à l'ambassade de Russie à Pairs, il est aussi conférencier international sur les enjeux clés de la globalisation au XXI siècle, et vient de publier sur Atlantico éditions son premier A-book : Reconnecter la France au monde - Globalisation, mode d'emploi. 

 

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Atlantico : Les heurts violents entre manifestants pro-européens et forces de l'ordre ont fait cinq morts et 300 blessés depuis dimanche en Ukraine. Quel rôle peut jouer l'Europe dans la lutte contre cette montée des violences ? Que peut répondre l'Union européenne  aux pro-européens ukrainiens de plus en plus extrémistes ? La voix de l'UE peut-elle être écoutée par ces manifestants qui se revendiquent pro-européens ?

Alexandre Melnik : Dans la crise ukrainienne le rôle de l’EU est central, car l’Europe, au sens initial du terme, incarne le rêve de jeunes Ukrainiens, urbains, bien éduqués, disposant de tous les outils modernes d’information et de communication. Le rêve de tous ceux qui étaient à l’origine de ce mouvement de protestation sans précédent dans l’aire postsoviétique contre le système corrompu, liberticide et archaïque dans leur pays.

Bien entendu, L’Union européenne aurait dû faire entendre sa voix auprès d’une Ukraine qui se réclame européenne dès le début des manifestations pacifiques sur Maïdan pour prévenir la montée, prévisible, des violences, mais il n’est pas encore trop tard – même si cela devient urgent - pour les dirigeants de l’UE de sortir de leur immobilisme, de casser leur peur du changement qui inhibent leur capacité d’action, et de s’adresser, de façon claire et volontariste, à l’ensemble des manifestants ukrainiens, qui malgré leurs dissensions internes, sont unanimes  dans leur rejet du régime en place et dans leur désir de se rapprocher de l’Europe. Pas forcément celle des institutions existantes avec leur pesanteurs technocratiques et bureaucratiques qui leur rappellent (du moins, pour les plus âgés entre eux) l’époque soviétique, mais celle de leur idéal – une Europe forte de ses valeurs fondatrices : liberté et dignité individuelles, l’Etat de droit, indépendance des média, séparation des pouvoirs, société civile, etc.

L’Europe d’aujourd’hui doit comprendre ce qui se passe réellement en Ukraine et se hisser à la hauteur des profondes attentes des Ukrainiens, et dans ce cas, et seulement dans ce cas,  sa voix sera non seulement entendue par les manifestants, mais elle pourrait se révéler décisive pour apaiser le climat de violence qui gagne du terrain en Ukraine,  trouver une sortie de crise et – mieux encore - tracer un horizon d’avenir, via un projet positif et enthousiasmant, car la soif d’Europe, au sens métaphysique et magique du mot « Evropa » - comme synonyme de liberté et de la « vie normale » - pénètre  l’inconscient de la quasi-totalité des segments de la société ukrainienne en ce début du XXIe siècle, à l’époque de la globalisation.

A l'origine de ces violences, il y a l'abandon par Kiev de la préparation d'un accord de libre-échange et de coopération avec l'Union européenne. Bruxelles a dénoncé des pressions de Moscou. Les violences ukrainiennes peuvent-elles déboucher sur un affrontement diplomatique entre l'Europe et la Russie ?

L’Ukraine est la pièce maîtresse du principal - et gigantesque -  projet géopolitique de Vladimir Poutine, qui cherche, à tout prix, à reconstruire l’URSS sans le communisme sous la forme d’une Union Eurasienne. Il s’agit de son véritable « ça » qui puise ses racines dans l’incapacité du leader russe à évoluer dans un monde en pleine mutation, à se soustraire à sa mentalité, figée, d’un agent du KGB, formée à l’époque de la « Guerre froide ». Il est évident que sans l’Ukraine, considérée comme le berceau de la civilisation russe, ce projet ne pourra jamais se réaliser. D’où l’acharnement du Kremlin qui vire à la paranoïa qui consiste à voir dans chaque geste de la diplomatie européenne (et à plus forte raison – américaine) vis-à-vis de l’Ukraine une «  ingérence indécente », une manœuvre d’espionnage et, en dernier ressort,  une « criminelle » incitation à l’effusion de sang. Cette rhétorique est creuse et absolument disproportionnée, car le tropisme pro-occidental de l’Ukraine, qui s’est déjà révélé pendant la « Révolution orange » en 2004 (déjà perçue par les autorités russes comme un équivalent du « 11 septembre » dans l’espace postsoviétique) n’est pas le fruit d’une intervention exogène, mais une manifestation d’un processus endogène, qui s’explique par la spécificité de la trajectoire civilisationnelle ukrainienne et qui est actuellement portée par les jeunes générations de ce pays, avides de bâtir leur avenir dans une société libre, à inspiration européenne.

Que faire, face à cette intransigeance du Kremlin ? Surtout – ne pas se dérober, ne pas se taire. La stratégie européenne à l’égard de la Russie doit être empreinte de pragmatisme, de  lucidité, de sang-froid et d’assurance. Tout en étant flexible sur la méthode des négociations directes avec la Russie, l’UE doit rester fidèle aux idéaux de l’Europe auxquels aspirent les Ukrainiens, et se projeter dans l’avenir, car soutenir la démocratie et les droits de l’homme en Ukraine n’a rien à voir avec le fait d’être « antirusse ». Bien au contraire, s’engager clairement à Kiev au nom des principes européens, cela veut dire déblayer le terrain et ouvrir une voie à de nouvelles générations de Russes modernes, dotés d’une perspective globale, sur la même longueur d’ondes que leurs voisins et, sans doute, précurseurs ukrainiens.

L'Union européenne a-t-elle réellement le pouvoir de s'ingérer dans les affaires ukrainiennes ? Y a-t-elle intérêt ?

Face aux nouveaux défis du monde global du XXIe siècle, où tout est lié, tout le monde peut être connecté en permanence avec tout le monde, et où le malheur des uns ne fait jamais le bonheur des autres, car il s’agit de l’émergence d’un destin commun de l’humanité, le terme même « ingérence dans les affaires intérieures » perd son sens.  Toujours brandi par ceux qui se trompent de siècle, incapables de comprendre le monde dans lequel ils vivent, il sent de plus en plus la naphtaline d’une géopolitique définitivement  révolue.

L’intérêt de l’Union européenne d’être présente, visible et même proactive du côté de ceux qui sont prêts, en 2014, à mourir pour ses valeurs fondatrices est, à mes yeux, évident. Et cet intérêt est à double dimension.

Primo, il s’agit, certes, avant tout de mettre fin à l’escalade de la violence et de pacifier la situation en Ukraine qui frôle le désastre d’une guerre civile aux conséquences tragiques et imprévisibles. L’UE ne peut pas se permettre non plus de rester un spectateur passif de l’installation d’une dictature dans son espace géographique et civilisationnel.  Face à cette urgence, l’Europe doit proposer une médiation énergique et efficace, qui s’impose aujourd’hui comme solution de la dernière chance entre les protagonistes internes, de plus en plus sourds aux arguments de la partie opposée, dans un conflit qui s’envenime d’heure en heure. Car la négociation à l’amiable à l’intérieur de l’Ukraine entre le pouvoir qui s’enfonce dans le marasme et l’aveuglement suicidaire, et les manifestants qui se radicalisent dans leur jusqu’au-boutisme, n’est plus possible, à mon avis, sans une mission de bons offices, dont l’Union européenne est la seule capable, vu l’impact de son « soft power » en Ukraine.

Mais cette mission ne doit pas être un énième coup d’épée dans l’eau, « modélisé » sans aucun lien avec la réalité dans les officines de Bruxelles, à l’exemple d’un voyage en décembre dernier de Stefan Füle, un commissaire à l’aura internationale et à la capacité d’influence limitées : les autorités ukrainiennes lui ont froidement signifié une fin de non-recevoir pour annoncer leur préférence pour l’offre russe avant même son départ de Kiev. Cette nouvelle mission de l’UE, que je préconise, doit être conduite par un personnage charismatique, à renommée mondiale, avec une forte et décisive implication des pays de la Mitteleuropa (Pologne, Pays Baltes), ayant en partage avec les Ukrainiens l’expérience du vécu sous le régime totalitaire de type soviétique et donc une perception plus forte, plus aiguë de la force salvatrice de la démocratie européenne.

Secundo, l’Europe a intérêt à s’impliquer en Ukraine, car son cœur, déjà ensanglanté, bat aujourd’hui à Kiev, et son propre avenir se joue aujourd’hui dans ce pays qui, loin d’être, contrairement à l’opinion répandue en France,  « une lointaine contrée sous le protectorat historique de la Russie », constitue une partie intégrante et inaliénable de l’identité européenne. En la reniant, restant les bras croisés à ce tournant de l’Histoire, l’Europe non seulement commet un crime de non-assistance à pays en danger (et, en l’occurrence, c’est un membre de sa famille !),  pire : elle se renie elle-même et tarit les sources de son rayonnement global, qui émanent d’une entité soudée par une vision du monde commune, et, en (re)devenant ainsi  une simple juxtaposition d’égoïsmes nationaux, elle accélère sa sortie des radars géopolitiques du XXIe siècle.

Oui, l’Europe doit intervenir en Ukraine pour les Ukrainiens, mais elle doit aussi le faire pour elle-même, car pour survivre dans le monde global de demain, pour retrouver son attractivité auprès de ses propres citoyens, en proie à un euroscepticisme croissant, à quatre mois des élections européennes, l’Europe a besoin de réinitialiser son logiciel, de renaître sur le socle de ses fondamentaux, à l’instar de la Renaissance du XV-XVIe siècles. Elle doit tendre la main et s’ouvrir à ceux qui se battent et risquent leurs vies pour les  valeurs qui ont assuré sa force et sa prospérité au fil de l’Histoire. Vu sous cet angle, l’implication de l’Europe dans la résolution de la crise en Ukraine apparaît non seulement comme une option souhaitable, mais aussi et surtout comme un impératif de sa survie.

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