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Elisabeth Lévy : Dieudonné, produit de "cette rhétorique du ressentiment qui infuse l'idée que les 'riches' sont haïssables et qu'il y a des salauds derrière tous nos malheurs"
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Responsable ?

Dieudonné continue de déchaîner les polémiques. Mais face à la popularité dont jouit le personnage chez son public se pose la question de la responsabilité de ceux chez qui il provoque l'indignation : la rhétorique anti-raciste et le sentiment d'une liberté d'expression à deux vitesses ne sont-elles pas des moteurs du succès de Dieudonné ?

Elisabeth Lévy

Elisabeth Lévy

Elisabeth Lévy est une journaliste, polémiste et essayiste française. Elle est également directrice de la rédaction du magazine Causeur et auteur de plusieurs livres dont La gauche contre le réel aux Editions Fayard et Les Maîtres-censeurs aux Editions JC Lattès.

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Atlantico : De polémique en polémique, l'affaire Dieudonné n'en finit plus de susciter l'indignation, en particulier chez une partie de la gauche effarée devant la violence des propos tenus par l'humoriste et ses supporters. Mais quels sont les facteurs à l'origine de la montée de tels mouvements au sein de l'opinion publique ? Les politiques peuvent-ils s'exonérer de toute responsabilité ? La gauche plus particulièrement ?

Elisabeth Levy :L’urgence n’est pas de désigner des coupables mais de comprendre ce qui se passe. Comment se fait-il que d’honnêtes citoyens, raisonnables, intégrés, diplômés, enseignants ou travaillant dans la com’ n’aient pas envie de se lever et de partir quand Dieudonné traîne Faurisson en pyjama rayé sur une scène ou quand il laisse entendre qu’il regrette les chambres à gaz ? Tous des salauds et des antisémites ? Non, il s’agit d’autre chose : ils sont, dit-on et disent-ils, « contre le système », et nous l’entendons comme une circonstance atténuante comme s’il était forcément bon et intelligent d’être « contre le système ». Marine Le Pen est contre le système, Jean-Luc Mélenchon est contre le système, Anelka est contre le système. Eh bien, nous avons tous une responsabilité dans la montée de cette rhétorique du ressentiment qui infuse l’idée que les « riches » sont haïssables (sauf quand ils sont humoristes professionnels ou footballeurs) et qu’il y a des salauds derrière tous vos malheurs. Ajoutez le complotisme ambiant et des tas de gens bien sous tous rapports finissent par croire que le réel c’est ce qu’on nous cache, et que la vérité, c’est ce qu’on nous interdit de dire. Au lieu de nous ébahir quand des pseudo-sociologues déclarent la guerre aux « riches » ou qu’un responsable politique réclame un « coup de balai », nous devrions démonter sans relâche la faiblesse d’une argumentation faite de slogans creux et de ritournelles binaires.

Mélenchon-Dieudonné même combat ?

Evidemment pas ! Bien entendu, Mélenchon n’a rien à voir avec Dieudonné et ne montre aucune complaisance pour l’antisémitisme. Mais cet homme éminemment cultivé contribue par ailleurs à propager une vision simpliste du monde : qu’ils s’en aillent tous et tout ira bien ! Notre faiblesse face à des argumentations indigentes qui divisent le monde entre exploités et exploiteurs, bons et méchants, victimes et bourreaux laisse le champ libre à toutes sortes de sottises. Le succès de Dieudonné dans des milieux supposément cultivés est l’un des signes les plus préoccupants de la catastrophe scolaire et de la dégradation du débat intellectuel français dans son ensemble. Mais il est loin d’être le seul. J’ajouterai une hypothèse : peut-être que, pour beaucoup de ces dieudonnistes intégrés, l’applaudir est, comme lire Stéphane Hessel, une façon de se racheter, de vivre le sort des dominés par procuration. Bref, on achète ses indulgences en ricanant contre le système avant d’aller faire la queue devant l’Apple store.

La persistance des injonctions morales proférées depuis les années 1980 ont-elles joué dans la dégradation et la polarisation du débat public ? N'y a-t-il pas un risque d'effets pervers ?

De fait le refus d’affronter la complexité du monde va de pair avec le triomphe des prêchi-prêcheurs et de leur fausse morale – comme Marx parle de fausse conscience. Mais quand la morale est partout, elle n’est plus nulle part. Le débat public est un champ d’interdits qui peuvent vous sauter à la figure et qui ne frappent pas seulement des opinions que nous jugeons tous insoutenables, mais tout point de vue qui contrevient à l’idéologie dominante – qui ne domine d’ailleurs que dans les médias. Globalement, cela correspond à ce que Le Goff appelle le « gauchisme culturel », ou encore à la gauche que je dirais « terranoviste », à la fois multicul et libérée ou en passe de l’être, de l’antique différence des sexes. Bref, le « politiquement correct » appelle le « politiquement incorrect » maximal, la transgression radicale. C’est ainsi que nous sommes condamnés à la double-peine : le poids d’une censure sociale intellectuellement étouffante et l’effroi face à « la libération de la parole » - et pas de la plus reluisante. S’il y a des vaches sacrées à tous les coins de rue, rien n’est sacré. Pour épater le bourgeois et éprouver le frisson du mal il faut aller aux extrêmes – en l’occurrence à Auschwitz si l’on peut dire.

La rhétorique anti-raciste, en sur-amplifiant les enjeux autour des sorties de l'humoriste et de ses supporters, ne porte-t-elle aussi une part de responsabilité dans cette affaire ?

Si à l’évidence, Manuel Valls en a fait trop, il serait aussi problématique de ne pas en faire assez ou pas du tout. Ce n’est pas si simple de doser. Il est inévitable que le cas Dieudonné ressorte périodiquement, au gré du tempo médiatique. Ce qui est grave et qui apparaît aujourd’hui, c’est que ses idées progressent, et progressent dans de nouvelles couches sociologiques jusque-là immunisées. Mais nous manquons d’éléments pour évaluer ce phénomène sans exagérer ni minimiser. Je le répète, l’urgence, c’est de penser ce qui arrive. 

Par ailleurs, en quoi l'adoption en France des fameuses "loi mémorielles" a pu contribuer à enfermer le débat et à alimenter la rhétorique complotiste des extrêmes politiques ? Quel en est le résultat aujourd'hui ?

Je n’ai jamais été très convaincue par la loi Gayssot. On voulait lutter contre l’antisémitisme tendance négationniste et 20 ans après Faurisson, on a Dieudonné. Donc, ça n’a pas marché et ça a sans doute aggravé les choses, d’une part en lançant la funeste compétition des victimes, de l’autre en nourrissant l’idée que s’agissant des juifs on ne peut rien dire parce qu’ils sont puissants. Par ailleurs, les défenseurs de la mémoire juive doivent aussi s’interroger: 30 années de "devoir de mémoire", d'effroi et de religiosité autour d'Auschwitz n'ont visiblement pas contribué à ériger des digues contre l'antisémitisme. Proclamer l'unicité de l'Holocauste, c'est déjà théoriser l'idée qu'il existerait un "palmarès du malheur" qui viendrait classer les différentes exactions commises tout au long de l'Histoire. Que le génocide des juifs soit un séisme dans l’histoire et la conscience européennes ne doit pas en faire un objet de culte. C’est un événement historique qui doit être interrogé comme tel. Dans le public de la Main d’or, beaucoup ont dû aller au mémorial de la Shoah. L'effroi et la vénération ne suffisent pas à faire transmission..

Le phénomène Dieudonné n'est-il finalement que le produit de notre aveuglement collectif ?

Disons qu’il est la somme de nos aveuglements collectifs, ceux dont j’ai déjà parlé, mais aussi le retard à l’allumage sur le « nouvel antisémitisme » - « nouvel » signifiant ici arabo-musulman – qui s’est affiché dans nos banlieues à partir des années 2000. Aveuglement aussi d’une certaine extrême gauche face à cet antisémitisme et à l’islamisme qui va souvent avec, au nom d’une fantasmatique solidarité des opprimés. Cela dit, n’ayons pas la mémoire si courte : des scandales Dieudonné, il y a en a eu pas mal depuis son outing antisémite ! 

Quelles solution, quelle réponse intelligente, peut concrètement être apportée ?

Il n'y a pas UNE réponse intelligente qui suffirait à faire s'évaporer le phénomène. La "stratégie Al Capone" (principe d'attaquer quelqu'un sur le plan fiscal, NDLR) me semble déjà utile dans le sens ou l'aura de Dieudonné sera forcément limitée une fois que ses moyens d'expression et de diffusions seront réduits, même si Internet reste pour lui un moyen de contournement. Il me semble par ailleurs nécessaire d'aller au contact, de se bagarrer pied à pied et même, n’en déplaise à mon ami Alain Finkielkraut d'opposer l'humour au ricanement. Dieudonné teste nos limites, à nous de montrer que nous sommes les plus forts. C’est-à-dire, en premier lieu, les plus intelligents. Et dans la perspective de la bagarre, essayons de conserver un peu de distance et d’abandonner les trémolos.

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