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Le méchant est-il l'ingrédient indispensable d'un film réussi ?
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Bonnes feuilles

Le Dictionnaire de la méchanceté propose au lecteur, à travers 169 notices rédigées par 80 spécialistes des sciences humaines et sociales, une variété de portraits historiques (Catherine de Médicis, César Borgia, Marie Tudor…), fictifs (la Marquise de Merteuil, Tatie Danielle, Voldemort…) ou mythologiques (Médée, Circé, Mélusine…), ainsi qu'une redéfinition des concepts liés à la méchanceté (tyrannie, perversité, cruauté…). Extrait (2/2).

« Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film ».

Phrase percutante, digne d’un slogan, révélée à François Truffaut lors de leurs célèbres entretiens. Alfred Hitchcock est réputé pour avoir fait des films où le crime occupe une place prépondérante, cette maxime semble donc logique dans la bouche de celui qui fut surnommé le maître du suspense. Mais que signifie cette phrase, certainement un brin provocatrice, et qui peut induire en erreur sur son cinéma. Rappelons tout d’abord le contexte dans lequel furent prononcés ces quelques mots. Lui et François Truffaut évoquent Le grand alibi (1950), célèbre dans l’histoire du cinéma pour son flash-back mensonger. Tous deux sont très critiques sur ce film qui, il est vrai, ne fait pas partie de ses meilleurs films. François Truffaut déplore « qu’aucun personnage ne s’y trouve réellement en danger ». Hitchcock lui répond que « c’est la grande faiblesse du film, car cela brise la grande règle : plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film. Voilà la grande règle cardinale ; or, dans ce film, le méchant était raté. »

Cette phrase ne sous-entend nullement que le méchant est l’ingrédient indispensable d’un film réussi. Notons que Hitchcock a fait de très bons films dans lesquels le méchant est peu présent, voire même rapidement mis de côté dans ce qui est un de ses meilleurs films, Sueurs froides (1958). Si un film se doit de comporter un méchant dans son intrigue, plus celui-ci est réussi, plus la menace sera grande, plus le film pourra être riche en émotions. Nous savons tous bien sûr combien le cinéma d’Alfred Hitchcock est avant tout un cinéma d’émotions. Si le film repose essentiellement sur la menace, le danger, alors celui qui impose cette menace se doit d’être réussi.

Mais qu’est ce qu’un méchant réussi ? Pour qu’il soit réussi, il faut que le spectateur sente une menace sérieuse sur le ou les héros du film. Pour Alfred Hitchcock, il semble qu’un méchant est bien plus dangereux quand il est intelligent, élégant, courtois. Son cinéma est truffé de méchants tous plus sympathiques et distingués les uns que les autres. Cela va du professeur Jordan dans Les 39 marches (1935) à Phillip Vandamm dans La mort aux trousses (1959), en passant par Stephen Fisher dans Correspondant 17 (1940). Le méchant est bien plus dangereux quand il inspire confiance.

François Truffaut cite parmi les méchants les plus réussis d’Alfred Hitchcock Claude Rains, Joseph Cotten et Robert Walker, soit ceux des films Les enchaînés (1948), L’ombre d’un doute (1943) et L’inconnu du Nord-Express (1951). Nous partageons son choix en ce qui concerne les deux derniers, mais Les enchaînés ne nous semblent pas correspondre à ce cas de figure. Certes le personnage joué par Claude Rains est réussi, ainsi que le film, mais il ne l’est pas grâce à ce personnage qui reste assez secondaire. L’intérêt de ce film repose avant tout sur l’histoire d’amour entre Cary Grant et Ingrid Bergman, soulignée par des scènes au suspense mémorable.

En revanche, la réussite du Crime était presque parfait (1954), film cependant moins apprécié que Les enchaînés, nous semble en grande partie liée au méchant joué par Ray Milland. Celui-ci occupe une place importante dans le film, voire la plus importante. A l’exception de la dernière séquence, nous n’avons que son point de vue, c’est finalement lui le héros. Ce mari jaloux et cupide est l’archétype du méchant distingué. Ce film est presque un exercice de style sur le méchant qui atteint ici des summums de cruauté. Après avoir payé un homme pour étrangler sa femme, que celle-ci parvient à tuer, le mari n’a alors de cesse de la faire accuser de ce meurtre qui n’est que légitime défense. 

La devise de Hitchcock ne signifie pas que le réalisateur aime à placer le méchant au centre de son film. Le crime était presque parfait est en fait une exception dans la filmographie de Hitchcock. Ce n’est pas le méchant qui l’intéresse vraiment, contrairement à ce que l’on pourrait penser, c’est ce qu’il va provoquer.

Prenons les deux films cités par Truffaut, L’ombre d’un doute et L’inconnu de Nord-Express. Bruno est la face maléfique de Guy, tout comme l’oncle Charlie pour sa nièce nommée également Charlie.

Dans L’ombre d’un doute Bruno, étant à la fois intelligent et déséquilibré, et donc capable du pire, est bien sûr un méchant dangereux et donc réussi. Son originalité est qu’il va finalement réaliser le souhait caché de Guy, se débarrasser de sa femme. Notons qu’après s’être violemment disputer avec elle, il dit à sa fiancée, comme pris d’une soudaine pulsion, qu’il aimerait lui tordre le cou, ce que Bruno fera. Bruno met à exécution ce que le surmoi de Guy lui interdit de faire. La confrontation entre ces deux hommes va faire évoluer Guy. Cet homme qui se laissait apparemment manipuler par sa femme va devoir à la fin affronter Bruno dans un dangereux corps à corps. C’est lors de son match de tennis que l’on constate qu’il va désormais de l’avant au sens propre comme au sens figuré. Le commentateur du match le décrit comme un joueur habituellement attentiste, ce qu’il n’est finalement plus grâce à Bruno.

La nièce de Charlie dans L’ombre d’un doute va elle aussi évoluer au fil du film. Son oncle, qu’elle admire tant va finalement la faire devenir adulte, elle sera la seule de la famille à connaître l’identité de criminel de son oncle, gardant ce lourd secret comme un chef de famille, dans le but de préserver sa mère. Au début du film, nous la voyons allongée sur son lit, désespérant de voir qu’il ne se passe rien dans sa vie. Son cher oncle Charlie va lui donner de quoi ne plus s’ennuyer. Pour Rohmer et Chabrol, dans leur fameux livre Hitchcock, elle « perd son innocence. »

Que ce soit dans des films ou dans des contes de fées, autre type d’œuvre où la réussite du méchant est cruciale et qui ont inspiré Hitchcock, c’est l’épreuve du Mal qui va donner au Bien toute sa valeur, toute sa légitimité. Ces épreuves sont autant de défis lancés par les méchants aux héros pour qu’ils puissent se transfigurer. Comme l’a écrit le psychiatre Willy Pasini « les fées n’auraient aucun charme sans les sorcières. »

Les sorcières d’Alfred Hitchcock n’ont pas le vilain visage que l’on se représente habituellement, elles prennent l’apparence de gentlemen au physique agréable. Avec ses différents personnages de méchants à la fois cruels et raffinés, Hitchcock montre ainsi toute la complexité de la personne humaine. On ne sait que trop, à la lecture des faits divers que le pire des criminels peut aussi être un homme aux apparences des plus respectables.

Bibliographie : Hitchcock / Truffaut, Paris, Gallimard, 2001, p. 159 ; Rohmer Eric et Chabrol Claude, Hitchcock, Paris, Editions Universitaires, 1957, p. 78 ; Pasini Willy, La méchanceté, Paris, Editions Payot et Rivages, 1993, p. 74.

Extrait du "Dictionnaire de la méchanceté", Collectif dirigé par Christophe Regina et Lucien Faggion, (Max Milo Editions), 2013. Pour acheter ce livre,cliquez ici.

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