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Pourquoi la lutte contre la pauvreté commence en réapprenant aux parents à parler à leurs enfants
©DR / De l'autre côté du lit

Le langage à la rescousse

Les enfants ayant grandi dans une famille faiblement éduquée auraient plus de difficultés à s'exprimer. Plus généralement, c'est toute la société qui utilise moins de mots pour communiquer. Un problème qui se résout dès le plus jeune âge et sans l'aide de l'école.

Pierre Duriot

Pierre Duriot

Pierre Duriot est enseignant du primaire. Il s’est intéressé à la posture des enfants face au métier d’élève, a travaillé à la fois sur la prévention de la difficulté scolaire à l’école maternelle et sur les questions d’éducation, directement avec les familles. Pierre Duriot est Porte parole national du parti gaulliste : Rassemblement du Peuple Français.

Il est l'auteur de Ne portez pas son cartable (L'Harmattan, 2012) et de Comment l’éducation change la société (L’harmattan, 2013). Il a publié en septembre Haro sur un prof, du côté obscur de l'éducation (Godefroy de Bouillon, 2015).

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Atlantico : Des chercheurs américains ont mené une importante étude de deux ans et demi sur plus de 40 familles et ont constaté que les enfants des familles les moins éduquées "recevaient" moins de mots que les autres. Dans quelle mesure ce différentiel peut-il avoir une influence sur le développement de l’enfant ?

Pierre Duriot: Ils ont confirmé, ce que l’on savait déjà, y compris même, que ce bain de mots commence durant la vie intra-utérine de l’enfant, avec la voix de sa mère et les voix et bruits proches qui participent aux premières connexions neuronales et qui vont présider à l’acquisition du langage. Mais surtout, la différence ne se fait pas que sur les mots, sinon il serait facile de poser l’enfant devant la télévision qui "cause tout le temps" ; or il a été montré aussi qu’un enfant posé seul devant la télévision aurait tendance à s’abêtir. Ce qui compte, c’est l’association des mots et de l’attitude de l’adulte qui va à la fois "faire" et  "dire", avec l’enfant. On trouve ce processus dans une banale recette de cuisine où l’enfant et le parent se livrent à la préparation en parlant et en agissant. Le jeu est également un très bon vecteur. Les mots ne valent que s’ils sont associés à des objets, des actions et des concepts. Même si un enfant n’a pas besoin d’être gavé de mots à longueur de journée, la qualité de cette association entre les mots et les concepts prime ; c’est donc la "qualité" du contexte dans lequel l’enfant engrange ces mots qui va être prépondérante.

Il faut passer du temps avec son enfant, mais aussi le laisser "reposer" pour qu’il  "traite" ses acquisitions. Le différentiel entre deux enfants plus ou moins imprégnés va se traduire effectivement par une capacité à parler, mais aussi à mettre des mots sur les choses, c'est-à-dire symboliser les apprentissages et établir des passerelles entre les différents concepts. C’est bien-sûr une capacité incontournable dans la réussite scolaire, d’autant plus que l’école française fait appel très tôt, trop tôt, à l’abstraction et à la symbolisation, d’où ces inégalités criantes souvent pointées du doigt dans les fameuses enquêtes PISA.

Une telle différence, et à un si jeune âge, peut-elle se répercuter sur les résultats scolaires de l’enfant, et donc, dans une certaine mesure, sur la réussite économique de ce dernier ?

Bien évidemment, elle se répercute surtout au moment de "l’accrochage" scolaire, c'est-à-dire de l’entrée dans les concepts et les pré-requis à la lecture et au calcul, plus particulièrement depuis la fin de la moyenne section jusqu’à la fin de la grande section, pour constituer ce qu’on appelle communément un enfant "prêt" à apprendre à lire. Cela se sent chez l’enfant qui devient alors curieux et engagé dans ses apprentissages. Et l’on sait que cette entrée dans la scolarité va conditionner plus ou moins tout le reste du cursus.

A contrario, ce que l’on nomme "décrochage" scolaire est souvent un enfant qui n’a jamais accroché et suivi son école élémentaire cahin-caha. Mais les Américains, encore, ont montré que la réussite purement scolaire ne présidait pas à elle seule à la réussite économique. La capacité de maîtrise et de gestion des émotions, la faculté de savoir attendre, et la gestion des frustrations sont des items qui passent au premier plan à mesure que l’on avance dans les hautes études et le milieu professionnel élevé. Pour résumer, il faut, en plus d’une bonne instruction, aussi une bonne éducation. C’est l’idée confirmée de la tête bien pleine et de la tête bien faite, connue depuis longtemps.

Est-il possible de lutter contre ce phénomène en apprenant aux parents à parler à leurs enfants ? Par quels moyens ?

Oui, mais cela vient très naturellement à beaucoup. Il faut, par contre, se défaire d’une tendance que nous pouvons avoir tous, en tant qu’adultes, et qui consiste à employer un langage "bébé " quand nous parlons à nos enfants en bas âge, quand ce n’est pas en singeant des défauts de langage pour faire rire. D’une manière générale, parents et enfants ont une aptitude à se parler, mais un certain nombre de composantes modernes ont altéré cette pratique : le temps réduit que l’on passe auprès de ses enfants pour cause de travail ; le temps passé devant les écrans divers qui diminue encore le temps imparti ; l’échange qui n’est souvent plus une modalité de gestion entre les adultes du couple...Tout ceci fait que l’on note une incapacité globale, sociétale, à traiter par un langage apaisé. En témoignent nos conflits sociaux durs, nos tweets assassins, nos divorces fréquents, nos disputes de couples… Tout cela connote une forme de perte du langage qui n’épargne évidemment pas les enfants.

Apprendre à parler aux parents, cela se fait énormément par des acteurs sociaux de terrain, dans le cadre de cuisine partagée, de séances de jeux de société, de sorties culturelles, de soirées contes… mais ne concerne qu’une fine tranche de la société. Ce sont des pistes en rapport avec ce que l’on appelle communément "recréer du lien social", encore sous-explorées et sous-exploitées. 

Dans quelle mesure un tel handicap social se révèle-t-il "incurable"? L’école peut-elle combler totalement cette inégalité ?

Rien n’est incurable et c’est heureux. Le cerveau humain est "plastique", se recréée, s’adapte ; on a vu des patients atteints d’AVC réapprendre à parler et à lire à un âge avancé. Tout cela n’est qu’une question de temps, de moyens et de politique : à savoir, si l’on accepte une part de nos concitoyens laissés sur le bord de la route avec un petit bagage de survie, ou si l’on choisit de permettre à tout le monde d’aller au bout de ses possibilités, et de se relever des mauvais tours de la vie. L’école seule ne peut rien faire d’autant mieux qu’il est devenu officiel qu’elle a plutôt tendance à creuser les inégalités qu’à les réduire. Nous avons, en la matière, au niveau scolaire et sociétal, pas mal de pain sur la planche.

Quels sont les autres problèmes sociolinguistiques qui peuvent peser sur le développement et la réussite d’un enfant ? 

Peut-être peut-on penser au communautarisme ? C’est effectivement un facteur, quand le bain linguistique de la maison n’est pas le même que celui de l’école. L’accomplissement d’une carrière de citoyen passe par l’acquisition de codes communs de communication et de comportement du pays dans lequel on vit; mais là encore, se faire à cette idée est une question éminemment politique. Le bain seul ne suffit pas, il faut également surmonter ce que l’on appelle "le conflit de trahison", c'est-à-dire s’autoriser à parler une autre langue que celle de ses parents. Toutes ces modalités liées à la communauté sont surmontables et la réussite brillante d’enfants de l’immigration est là pour en témoigner; mais il ne faut pas se focaliser sur des cas d’exception, il reste du travail.

Les facteurs économiques et sociaux sont également prépondérants dans la mesure où les couples de parents ont tendance à se former entre personnes de la même classe sociale et reproduire ainsi les inégalités de culture et de langage, en les amplifiant même souvent. Mais avec cette dernière considération, on touche à ce que l’on appelle un "projet d’avenir" évoqué par tous les candidats lors des campagnes électorales, et qui devient lettre morte passé les élections. Il faudrait en passer par des considérations de redistribution des richesses, de politique de l’emploi, de la ville, de l’aménagement du territoire, de l’enseignement, de la promotion sociale… Mais il nous concerne aussi nous tous, avec ce que chacun peut faire à son niveau individuel, dans la vie quotidienne, pour améliorer nos problèmes "sociolinguistiques".

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